Tribune de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, dans "Le Figaro" du 15 mars 2004, sur l'enjeu des élections régionales de 2004 notamment la décentralisation, intitulée "L'enjeu des régionales ? La région !".

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Quelle idée plus passéiste que d'appeler au vote de "sanction" nationale pour des élections régionales! Je note que le vote sanction est pratique pour ceux qui sont trop divisés - autrefois on disait "pluriels" -, pour faire des propositions; le vote négatif exige moins de créativité que le vote positif! La banderole est un trait d'union à la fois furtif et factice.
Je regrette aussi que la thématique de "sanction" ne fasse pas la différence entre l'appel aux républicains et l'appel aux extrêmes - c'est une lourde responsabilité dont les socialistes n'ont pas l'air de se préoccuper, oubliant, ainsi le 21 avril. Je pense que les élections locales, cantonales et régionales, sont très importantes pour une République de plus en plus décentralisée - les enjeux sont majeurs, mais ce ne sont pas des enjeux à l'américaine, de mi-quinquennat, comme certains voudraient nous le faire croire. L'avenir de notre recherche ne se joue pas aux cantonales, cela doit être une ambition nationale.
Notre République est souvent congestionnée par le haut - c'est cette "conviction-observation" qui m'a conduit à inscrire dans notre Constitution les principes de décentralisation et de subsidiarité. La région, qui joue déjà un rôle important en finançant les lycées, comme le département les collèges, est un échelon de cohérence pour résoudre des difficultés que notre centralisation bureaucratique a bien du mal à surmonter. Il ne s'agit pas ici d'affaiblir l'État, au contraire, cela exige de lui une plus grande efficacité, il s'agit au contraire de renforcer les valeurs républicaines en les faisant vivre concrètement sur le terrain.
Aujourd'hui, nous savons bien qu'il n'y a pas d'égalité entre tous les territoires de France : en leur donnant davantage de liberté et en assurant une meilleure péréquation entre les régions riches et les régions pauvres, l'État assure sa mission républicaine et prolonge son action par des acteurs locaux directement au contact des citoyens.
Cet enjeu institutionnel est essentiel pour le pays le plus centralisé d'Europe. C'est aussi un enjeu de développement spécifique région par région. Même si le socialisme régional est le plus souvent un socialisme fiscal, l'impôt régional dans les régions socialistes est près de 11% supérieur à celui voté dans les autres régions, le critère partisan ne me paraît pas à lui seul pertinent. Chaque région a ses propres enjeux. Quelle est la meilleure équipe en Bretagne pour réussir le TGV Ouest ou en Alsace le TGV Est ? Quelle est la meilleure équipe pour assurer la sécurité dans les transports d'Ile-de-France ? Quelle est la meilleure équipe pour réussir Iter à Cadarache ? Quelle est la meilleure équipe pour construire le canal Seine Nord ? Etc. A ces questions s'en ajoutent beaucoup d'autres toutes autant spécifiques. L'équipe précédente a-t-elle bien travaillé ? Tel candidat saura-t-il dépasser l'esprit partisan pour travailler avec tout le monde ? Telle candidate a-t-elle montré son ego ou son goût pour les autres... Les questions sont multiples, les réponses sont spécifiques, régionales. La nouvelle loi électorale pour les régions permet de se rassembler autour d'une équipe pour lui donner les moyens de son action en évitant les divisions, les dispersions ou l'abstention.
L'affrontement politique est une donnée de la démocratie. Le Parlement est le lieu premier du débat, nécessairement rude, occasionnellement consensuel. Mais la République n'est pas une organisation "gigogne" où l'on doit décalquer partout en France ce qui se passe à Paris. J'ai souvent rencontré dans ma région des électeurs qui votaient différemment au national et au régional. La première mission d'un ou d'une présidente de région, c'est de rassembler des forces politiques, sociales, économiques, culturelles, associatives pour bâtir, pour construire, pour agir ensemble. Le vote régional est un vote d'ouverture pour échapper à "la pensée unique" forgée dans quelques arrondissements parisiens. Cela permet de faire confiance à des personnalités nouvelles dont l'ambition est sincèrement régionale, c'est un facteur d'équilibre entre expérience et renouvellement. Une région doit éviter l'affrontement avec les autres collectivités territoriales puisqu'il est à la portée de tous d'empêcher les autres d'agir, mais qu'au contraire la mission est d'aider les autres à réussir leurs projets. "L'opposition frontale" n'est pas régionale.
Ce qui est vrai dans le fond est vrai aussi dans la forme. Une campagne régionale n'est pas une campagne présidentielle. Les grands meetings doivent être rares, au début et en fin de campagne, pour le reste l'essentiel est de bâtir un projet régional qui a du sens pour chacun des bassins d'emplois de la région. Il faut donc multiplier les rencontres personnelles, sur le terrain, pour écouter et expliquer. Souvenons-nous de l'élection d'Avignon pour les dernières municipales : le terrain est plus fort que le tapage. L'enjeu des régionales, c'est aussi de faire de la politique autrement et d'échapper aux traditionnelles pétitions et manipulations de l'intelligent Monsieur Lang. Dernière manipulation en date : faire de Poitou-Charentes un test national, alors que justement, en raison de mes responsabilités nationales, je ne peux y être candidat. Dois-je rappeler que, candidat, j'ai battu le Parti socialiste aux trois dernières élections régionales.
Le gouvernement qui nous a précédés n'a pas répondu à l'espérance sociale qu'il avait agitée devant l'opinion. Le social socialiste, ça ne marche pas. Pourquoi ? Parce que sa démarche est fondée sur l'étatisation des rapports sociaux ? Des statuts nationaux plus excluants qu'intégrants tels que le CDD emplois jeunes, des prestations décidées au niveau national, transférées au niveau des collectivités locales sans financement, exemple de l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) à la charge des départements ou des mesures de réduction du temps de travail, non négociées par les partenaires sociaux, et s'appliquant de manière uniforme sans que les conséquences aient été mesurées.
Cette logique sociale systématique méconnaît la proximité et alors déçoit la personne. Dans une République décentralisée, la norme de justice sociale doit rester fixée au niveau national, mais sa gestion doit s'effectuer au plus près du citoyen grâce aux partenaires sociaux et aussi grâce au lien social que développent les collectivités locales dans les bassins d'emplois - l'avenir du social est dans l'accompagnement de la personne tout au long de la vie.
Or, tout au long de la vie, les salariés pour la majorité d'entre eux devront faire face à des changements. Ainsi, pour que le mouvement professionnel ne soit pas une rupture sociale, il faut un accompagnement social lié davantage à la personne qu'au statut. Tout cela exige que l'on reconnaisse le parcours professionnel et que, à chaque étape de ce parcours, étape heureuse ou malheureuse, la personne bénéficie d'une aide pour franchir l'étape suivante. Dans cette logique, la proximité est vitale, parce qu'elle humanise les procédures. C'est pour cela que nous avons besoin de la région pour construire les outils de la promotion sociale par la formation. C'est pour cela que nous avons besoin des départements pour gérer au plus près les mesures en faveur des personnes dépendantes ou pour réussir, au cas par cas, l'insertion des personnes au RMI grâce à de nombreuses initiatives dont le RMA.
La décentralisation, parce qu'elle identifie chaque cas, permettra une gestion sociale plus forte et plus efficace. Progressivement, la région deviendra le premier acteur public de l'emploi, grâce notamment à la formation professionnelle, mais aussi avec la création d'entreprises, l'aide aux PME, le soutien à l'innovation et au transfert des technologies ou la dynamique de projets, ici une école de la mer dans un aquarium géant, là un institut de la mémoire de l'édition contemporaine dans une abbaye ou bien ailleurs "une route des lasers"... Initiatives, signes de la créativité régionale au service de l'emploi et du développement.
Les départements et les régions sont les visages multiples de la France du XXIe siècle. Les territoires de France sont aussi des espaces de culture, qui parfois possèdent leur langue, qui toujours se projettent dans l'avenir. Ainsi sont-ils des lieux de repères pour les citoyens secoués par la mondialisation. C'est en complétant la nation qu'ils assument leur destin, certainement pas en se prenant pour elle.
En France, la région n'est pas une nation ; c'est un échelon de notre République. Pour toutes ces raisons, la République décentralisée ne peut pas confondre le vote nation et le vote région.

(Source http://www.u-m-p.org, le 15 mars 2004)