Entretien de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, au quotidien "Le Matin" le 12 juillet 2005, notamment sur les relations et la coopération entre la France et le Maroc, l'Islam en France et le Sahara occidental.

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Circonstance : Voyage de Philippe Douste-Blazy au Maroc le 12 juillet 2005

Média : Le Matin - Presse étrangère

Texte intégral

Q - Nouveau ministre des Affaires étrangères, vous avez choisi le Maroc pour l'un de vos tout premiers déplacements à l'étranger. Pourquoi ce choix de notre pays ?
R - Nous avons avec le Maroc des liens d'amitié profonds et un partenariat exemplaire, caractérisé par des relations, denses et confiantes. Il était naturel que je vienne rapidement dans votre pays. J'en suis très heureux. Il s'agit pour moi tout d'abord d'un premier contact avec un partenaire privilégié de la France, mais aussi de poursuivre la concertation étroite et permanente qui existe entre nos pays sur nombre de questions d'intérêt commun.
Q - Allez-vous préparer la visite que le Premier ministre français, Dominique de Villepin, doit effectuer au Maroc en septembre ?
R - Le Premier ministre se rendra en effet à Rabat les 26 et 27 septembre.
J'évoquerai bien entendu avec nos interlocuteurs les prochaines échéances bilatérales de même que les questions de l'actualité régionale.
Q - Votre visite intervient au lendemain des opérations terroristes dont Londres a été la cible. Quelle leçon tirez-vous de cette tragédie?
R - La seule leçon à tirer de ces horribles attentats, c'est leur caractère inadmissible et la détermination de toutes les démocraties à ne pas céder devant la haine, à refuser de s'incliner devant l'inhumanité.
Il est inacceptable qu'une seule vie d'innocent puisse être prise en otage. Il est intolérable enfin que les terroristes prétendent agir au nom de la religion alors qu'il s'agit de politique.
Q - Dans un monde où maints attentats sont perpétrés, au nom d'un Islam "dévoyé", le Maroc, qui a été frappé le 16 mai 2003, est aussi en première ligne. Que pouvez-vous nous dire de la coopération franco-marocaine contre le terrorisme ?
R - Après le choc du 11 septembre, plus personne aujourd'hui n'est à l'abri de ce fléau mondial, contre lequel il faut unir tous les efforts. Après les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca, nous avons intensifié notre coopération dans ce domaine. Nous voulons que cette coopération antiterroriste soit exemplaire.
Q - Partagez-vous l'inquiétude de Washington, où certains responsables, constatant l'augmentation en Irak du nombre de "djihadistes" venus du Maghreb, en sont à prédire de prochaines flambées terroristes dans les pays du Maghreb?
R - Nous devons combattre le terrorisme de toutes nos forces. Aucun pays n'est à l'abri.
Cette lutte de tous les instants nécessite une très forte mobilisation et une solidarité sans faille. Tous ces attentats, particulièrement odieux, ne nous laissent aucun répit. En la matière, vous me permettrez de ne pas commenter davantage.
Q - Quand vous arriverez au Maroc, que comptez vous dire aux Marocains ?
R - Ce que je compte dire aux Marocains, c'est que j'aime profondément le Maroc et les Marocains. Le Maroc est un pays ami. J'ai énormément de respect pour ce peuple, pour son Roi et pour son gouvernement.
Q - Le Maroc a plus que jamais besoin du soutien français au moment où notre pays s'engage dans un immense chantier social, celui que notre Souverain a défini dans son discours sur le développement humain. Quelle est votre réaction face à cette stratégie royale ?
R - Le Roi Mohammed VI a, depuis son accession au trône, engagé son pays sur la voie de la libéralisation, de la modernisation économique et d'une politique sociale volontariste. L'"Initiative nationale pour le développement humain" consacre cet engagement, et, dans ce processus, la France est déterminée à apporter tout son soutien au Maroc. Nous allons d'ailleurs aborder dans le cadre de ma rencontre avec le Roi la création, sur sa proposition et celle du président de la République, d'un centre national de recherche sur les maladies infectieuses et le sida qui sera installé à Rabat.
Des équipes de haut niveau tant marocaines que françaises vont collaborer dans le cadre d'un pôle d'excellence et de référence chargé de coordonner des activités de recherche, l'accès aux soins innovants et la mise en place d'une veille épidémiologique.
Q - Le Maroc, comme la France, s'est résolument engagé dans une politique de décentralisation. Vous êtes président du "Grand Toulouse" et donc, probablement très sensible à cette évolution. Envisagez-vous de développer une coopération décentralisée ? Quelles formes celle-ci pourrait-elle revêtir?
R - Le Maroc constitue un pays avec lequel notre coopération est particulièrement active dans ce domaine. Nous apportons notre appui à la politique de déconcentration et de décentralisation menée par le Royaume. Nous avons accueilli en avril dernier une délégation des collectivités locales d'une grande qualité, qui s'est entretenue avec de nombreux responsables et élus. Les liens tissés au fil des ans entre collectivités locales des deux pays et entre associations non gouvernementales sont très étroits, et je m'en réjouis, car ils élargissent notre partenariat.
Je souhaite également développer une coopération décentralisée entre Toulouse et une grande ville marocaine en associant étroitement les acteurs de la société civile. Toulouse abrite une grande communauté marocaine qui participe activement au développement et au rayonnement de cette ville. Je souhaite vivement encourager les ressortissants marocains vivant en France à s'impliquer dans la coopération entre nos deux pays car ils sont le trait d'union naturel entre la France et le Maroc.
Q - La coopération culturelle, scientifique et technique constitue un volet très important et très utile des relations franco-marocaines. Néanmoins, le transfert du plus gros des crédits sur l'Agence française de développement (AFD), soulève quelque inquiétude de la part des autorités marocaines. Quel sera l'impact de cette réorientation sur les relations bilatérales ?
R - L'Agence française de développement est l'un des acteurs majeurs de la coopération française. La ministre déléguée à la Coopération et au Développement et moi-même coordonnons l'action extérieure de la France dans ce domaine.
La réforme de notre aide au développement vise davantage d'efficacité et de visibilité, et les services culturels gardent pour ce qui les concernent de nombreux projets. Il convient d'ajouter que le Maroc est le premier bénéficiaire des concours de l'AFD avec 1475 millions d'euros, dont 375,6 millions d'euros en aide-projet. Il faut également rappeler qu'en 2003 a été décidé le doublement des engagements de l'AFD pour le Maroc, portés à 300 millions d'euros sur trois ans. Ils visent à financer les infrastructures de base et la politique de proximité ; l'appui à l'ingénierie financière en vue de la mobilisation de l'épargne nationale liquide et la mise en place de partenariats public/privé, ainsi que des partenariats multilatéraux, pour la réalisation de projets ambitieux et structurants. Je peux donc vous assurer que nos relations bilatérales avec le Maroc ne souffriront pas d'une telle réorientation.
Q - Les investisseurs français semblent aujourd'hui moins intéressés par le Maroc, surtout si on les compare aux Espagnols. Que peut faire le gouvernement français pour inverser cette tendance ?
R - Il est tout d'abord naturel et sain pour un pays d'avoir plusieurs partenaires. Que d'autres pays se montrent désireux d'investir au Maroc, cela ne peut que nous réjouir. Il ne faut toutefois pas tirer argument d'un dynamisme espagnol, aujourd'hui peut-être plus visible, pour imaginer un désengagement français, ce qui n'est pas le cas. Notre présence au Maroc est constante. La France demeure de loin le premier fournisseur du Maroc, le premier investisseur étranger avec 54 % des flux d'investissements directs et la première source d'aide publique au développement puisque nous en apportons le tiers. Enfin, les grands contrats continuent de mobiliser fortement nos entreprises.
Q - L'opinion marocaine s'émeut du discours musclé de Nicolas Sarkozy, qu'il s'agisse de la volonté du ministre de l'Intérieur d'augmenter de 50 % les expulsions d'immigrants illégaux, ou de "nettoyer" les banlieues les plus "sensibles". Ce genre de propos ne risque-t-il pas de légitimer des réflexes xénophobes ?
R - C'est la fonction d'un ministre de l'Intérieur, que de veiller à l'ordre public et à la paix civile. Les termes employés par Nicolas Sarkozy ne visaient pas une communauté mais le phénomène de la délinquance dans certains quartiers. L'immigration illégale est un phénomène sérieux et grave contre lequel il faut lutter pour mieux intégrer les migrants légaux. Et aussi pour mieux lutter contre la xénophobie.
Q - L'Islam en France est aussi un sujet d'intérêt commun entre Rabat et Paris, compte tenu de l'importante communauté marocaine résidant en France. Les récentes élections du Conseil consultatif du Culte musulman ont vu l'islam modéré, essentiellement composé de Marocains, prendre le pas sur les "durs". Que peut-on faire pour "transformer l'essai"?
R - L'Islam a toute sa place parmi les grandes religions qui coexistent paisiblement dans notre pays, et il est tout à fait positif que les Musulmans de France s'organisent au sein de la République, dans le cadre du Conseil français du Culte musulman. Cette organisation a pour but de régler les problèmes concrets qui se posent à la communauté, notamment ceux de la formation des imams ou les questions relatives au label Halal.
L'Etat ne se prononce pas sur les évolutions internes à la communauté musulmane de France conformément au principe de laïcité. Il a simplement mis les outils à sa disposition pour permettre à l'Islam de France de trouver toute sa place.
Q - Le climat européen ne semble pas très favorable aujourd'hui à l'approfondissement des relations entre l'Union européenne et ses partenaires méditerranéens, le Maroc notamment. Après le "non " de la France - et celui des Pays-Bas - au référendum sur la Constitution européenne, le Maroc ne doit-il pas craindre un repli des Européens sur leurs problèmes intérieurs ?
R - Ce serait une erreur de parler de "repli" des Européens. En réalité, on n'a jamais autant débattu de l'Europe que lors de la campagne autour du référendum en France, quelle qu'en ait été l'issue. Le résultat du référendum en France n'a d'ailleurs nullement remis en question la construction européenne. Cette campagne a simplement été l'occasion d'un débat qui continue, au sein même de l'Europe, notamment sur le rythme de cette construction et ses différentes dimensions.
En tout cas ce que je peux vous dire, c'est ce qui s'est passé en Europe n'entame en rien notre engagement en faveur du partenariat euroméditerranéen, pas plus que notre volonté d'associer le plus étroitement possible le Maroc à ce partenariat.
Q - Dix ans après sa création, le processus de Barcelone, malgré la persistance du conflit israélo-palestinien, ne doit-il pas prendre un nouveau souffle ?
R - La perspective du dixième anniversaire du partenariat euroméditerranéen, qui sera célébré à l'automne, au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement, doit nous inciter à marquer davantage encore notre attachement à la coopération dans l'espace euro-méditerranéen qui est un vecteur remarquable de progrès et de changement. Avec nos partenaires européens, mais aussi ceux du Sud de la Méditerranée, nous travaillons à insuffler cette nouvelle dynamique dont vous parlez. L'Europe et ses membres ont un projet et une vision au service des peuples et des individus.
Ils ne veulent pas imposer un modèle mais construire un partenariat véritable non seulement entre des Etats et des gouvernements mais entre des peuples et des sociétés. Tout cela, en se fondant sur l'humanisme méditerranéen dont nous sommes les héritiers communs.
Ceci suppose un contenu ambitieux et généreux, des méthodes véritablement partenariales et transparentes, et la responsabilisation de tous les acteurs.
Q - A propos du Sahara, Jacques Chirac a déclaré, après avoir reçu le Premier ministre Jettou : "Il faut une solution politique sous les auspices de l'ONU". Pratiquement, que signifie cette formule ?
R - La position constante de la France est qu'elle est favorable à la recherche d'une solution politique mutuellement acceptable par les parties, dans le cadre des Nations unies.
Dans ce contexte, nous soutenons pleinement les efforts du Secrétaire général des Nations unies pour parvenir à une solution politique juste et durable, comme l'a rappelé la résolution 1598 adoptée cette année à l'unanimité par le Conseil de sécurité.
Nous sommes par ailleurs convaincus, comme l'Espagne et d'autres partenaires, qu'un dialogue politique direct entre Rabat et Alger sur cette question est de nature à favoriser le règlement du conflit.
Q - Sa Majesté le Roi a renoncé à participer au sommet de l'UMA en Libye. Après avoir semblé accepter la proposition du Souverain marocain de mettre de côté le dossier du Sahara afin d'avancer sur les autres, le président Bouteflika a changé de ligne et durci sa position. La France fait-elle la même analyse que les Marocains sur la responsabilité algérienne dans cette affaire ?
R - L'essentiel aujourd'hui est d'essayer d'aller de l'avant, dans un esprit positif, qui est, j'en suis sûr, celui des autorités marocaines. Nous encourageons les deux pays à reprendre un dialogue nécessaire et possible.
Q - Président du Comité Al Qods, Sa Majesté a récemment reçu Mahmoud Abbas, comme il avait reçu Yasser Arafat en son temps de multiples fois, ainsi que les dirigeants israéliens jusqu'à l'élection de Benyamin Netanyahou. Quelles leçons tirez-vous de l'échec du sommet Sharon-Abbas ? Comme bien des gouvernements arabes, la France ne s'inquiète-t-elle pas à l'idée que Sharon ne veut évacuer Gaza que pour mieux s'enraciner en Cisjordanie ?
R - La rencontre entre Ariel Sharon et Mahmoud Abbas du 21 juin n'a peut-être pas répondu à toutes les attentes qu'elle avait créées. Mais qui aurait pu imaginer, ne serait-ce qu'un an plus tôt, que le président de l'Autorité palestinienne et le Premier ministre d'Israël se rencontreraient à deux reprises en moins de cinq mois ?
Je crois qu'il faut avant tout saluer la reprise du dialogue et veiller à ce qu'elle enclenche une dynamique positive.
La confiance ne pourra être rétablie autrement. Comme l'ensemble de la communauté internationale, je souhaite que le retrait israélien de Gaza contribue à cette dynamique positive. Là aussi, saluons la décision d'Israël d'évacuer un territoire occupé depuis 1967 et mobilisons-nous pour que d'autres retraits de Cisjordanie et de Jérusalem-Est suivent, conformément aux résolutions pertinentes des Nations unies.
Q - Au moment où Mme Rice n'hésite pas à inciter vivement à plus de démocratie l'Egypte, l'un des plus solides partenaires de Washington dans le monde arabe, quelle analyse faites-vous du projet américain de "Grand Moyen-Orient" ? Même avec les meilleures intentions du monde, les Etats-Unis ne font-ils pas montre d'une singulière maladresse à vouloir imposer la démocratie de l'extérieur ?
R - Le monde arabe est en mouvement : il a connu dans la période récente de nombreuses échéances électorales, pour certaines sans précédent (Irak, élections municipales en Arabie saoudite). La nécessité des réformes est aujourd'hui pleinement reconnue. Nombre de gouvernements ont pris des mesures courageuses qu'il faut saluer. La France entend appuyer tous ces efforts en veillant à tenir compte des particularités de chaque Etat, de sa culture et de son histoire.
L'esprit qui doit animer cette démarche, c'est celui du dialogue et du respect de l'autre. Il n'y aura pas de vraie réforme si elle est imposée.
Il n'y aura de vraie réforme que si elle est nourrie par les choix des pays arabes eux-mêmes.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 juillet 2005)