Texte intégral
(Traduit de l'anglais)
"Le rôle de la France et de l'Allemagne dans l'Europe d'aujourd'hui et de demain"
New York se targue d'être la capitale du monde, à raison : tant d'hommes et de femmes issus des quatre coins du monde sont venus ici pour y trouver la liberté et la prospérité ; les Nations unies, cette grande institution, y ont leur siège, près de l'East River, et nombre des moteurs de la mondialisation prennent leurs racines dans l'incroyable créativité de New York et en particulier à Wall Street. En un sens, New York a réalisé la prophétie de Lyndon Johnson en 1963 : "Nous espérons que le monde se fera aussi petit qu'un quartier avant de s'élargir en une fraternité". Alors que nous vivons de plus en plus près du reste du monde, ces paroles sont plus vraies que jamais.
En Europe également, le défi consistant à transformer un quartier en une fraternité est la préoccupation principale des hommes politiques depuis 50 ans, à raison également. Même si les Français et les Allemands ont des origines communes, puisque les Francs, fondateurs de la France, étaient une tribu germanique, notre histoire est loin d'être celle de deux nations fraternelles, à moins de penser à Caïn et Abel. Des siècles de guerre ont ravagé le continent. La France a pour sa part été en guerre contre l'Allemagne pas moins de 35 fois dans l'Histoire ; mais elle a aussi guerroyé contre tous les autres pays d'Europe, à l'exception du Danemark, de la Suisse et de la Pologne ! Cependant, après trois terribles conflits, l'Europe a déclaré "ça suffit". Devenons frères. Mais comment ?
La réconciliation franco-allemande est au centre de la construction de l'Europe. L'intégration européenne est elle-même au coeur de la coopération franco-allemande. Mais, alors que l'Europe s'agrandit et s'éloigne de ses origines tragiques, ce lien est-il toujours aussi solide ? Formons-nous toujours l'ossature du projet européen, ou ne sommes-nous que deux Etats membres parmi 25 ? C'est là l'une des questions essentielles qui touchent à l'avenir de l'Europe. A mon sens, notre couple franco-allemand demeure une contribution nécessaire à l'Europe, et je souhaiterais évoquer ce qu'elle pourrait être.
Tout d'abord, je soulignerai que nous demeurons un moteur nécessaire, même s'il n'est pas unique, pour faire avancer l'Europe, puisque notre ambition reste intacte. En second lieu, nous constituons à nous deux un laboratoire unique de formes nouvelles d'intégration par-delà les frontières nationales, laboratoire où pourraient apparaître les solutions aux grands problèmes européens d'aujourd'hui.
La France et l'Allemagne demeurent un moteur nécessaire, même s'il n'est pas unique, pour faire avancer l'Europe.
Historiquement, les grandes avancées de l'Europe sont nées d'un accord franco-allemand. L'appel en 1950 de Robert Schuman, alors ministre français des Affaires étrangères, à exercer un contrôle conjoint sur notre production de charbon et d'acier, qui constitue l'acte fondateur de l'intégration européenne, était avant tout adressé aux Allemands. Robert Schuman, ministre né en territoire français occupé par les Allemands, était bien placé pour connaître le prix de la paix avec l'Allemagne. Cet appel fut entendu, puisqu'il fallut au chancelier Adenauer moins d'une minute pour s'y rallier, en affirmant qu'il attendait ce moment depuis 25 ans. D'autres avancées ont été le fruit d'une étroite proximité entre nos dirigeants : le président Giscard d'Estaing et le chancelier Schmidt ont fait progresser la démocratie européenne en introduisant l'élection du Parlement européen de Strasbourg au suffrage direct. Le président Mitterrand et le chancelier Kohl sont convenus de la création de l'euro, non seulement pour assurer la bonne gestion européenne de l'événement majeur que fut la réunification allemande, mais aussi pour améliorer la cohérence du marché intérieur européen. Le président Chirac et le chancelier Schröder figurent quant à eux parmi les principaux artisans de la future Constitution européenne et de la politique de défense de l'Union européenne.
A cet égard, je souhaiterais montrer tout d'abord pourquoi nous pensons être particulièrement bien placés pour imaginer le prototype des décisions européennes essentielles et pourquoi l'Europe élargie nécessite des discussions plus larges qu'un dialogue entre nos deux pays.
De notre point de vue, la France et l'Allemagne sont particulièrement bien placées pour imaginer les prototypes des projets européens.
Je me dois tout d'abord de commencer cette allocution en clarifiant la nature du moteur franco-allemand. Je souhaite en effet qu'il soit clair qu'il n'est absolument pas dans notre intention de constituer un "axe" qui prendrait les décisions pour les autres pays. L'importance et la valeur de la relation franco-allemande en Europe résident précisément dans l'absence d'accord "naturel" entre nous. Nos mentalités et nos systèmes politiques diffèrent : par exemple, nos systèmes économiques sont radicalement opposés, puisque le dialogue entre les partenaires sociaux tient une place centrale en Allemagne, tandis qu'en France, l'Etat a pour habitude de s'interposer entre les syndicats et les employeurs, entre lesquels le dialogue est généralement moins productif. On m'a ainsi récemment rapporté l'exemple de syndicats décidés à soutenir ensemble le concept de salaire minimum transfrontalier franco-allemand. Ils n'ont jamais pu aller au-delà de ces bonnes intentions, puisque les Allemands souhaitaient que ce salaire soit négocié entre les syndicats et les employeurs et les Français qu'il soit fixé par la loi. Par ailleurs, sur des questions spécifiques, il faut admettre que nos intérêts sont fréquemment divergents.
Pourtant, nous sommes d'accord sur une idée essentielle : il est dans l'intérêt général des Européens de construire l'Europe comme un projet politique et non comme un simple marché, afin qu'elle soit au service des citoyens, pour reprendre les termes du président Chirac dans son discours du nouvel an 2004. La réussite de l'élargissement témoigne de cette idée fondamentale et illustre le fonctionnement de notre couple franco-allemand. Nous sommes très rapidement tombés d'accord sur la nécessité d'accueillir les pays de l'ex-bloc soviétique. Toutefois, nous nous opposions sur le financement de ce grand projet : qui allait payer ? Combien ? Où allions-nous trouver l'argent ? Quels programmes européens existants devaient être réorientés vers nos nouveaux partenaires ? Sur ces questions, nous nous sommes farouchement opposés. Puis, nous sommes parvenus à un accord en octobre 2002 ; l'Europe entière l'a reçu avec soulagement, puisqu'il pouvait satisfaire chacun de ses membres. Deux mois plus tard, le sommet historique de Copenhague a finalisé les négociations sur l'élargissement. Concernant la manière de traiter la candidature de la Turquie, même si nos avis sont proches mais pas exactement similaires, la clause de rendez-vous de décembre prochain était également, à l'origine, une idée franco-allemande. Là encore, la France et l'Allemagne sont parvenues à convaincre leurs partenaires de reporter à la fin de l'année la prochaine décision à prendre concernant l'éventuelle adhésion de la Turquie à l'Union européenne.
Nous sommes également parvenus à travailler de concert pour apporter une contribution positive au projet de Constitution européenne et faire le succès de la "Convention", l'organe démocratique en charge du projet, baptisé ainsi en hommage à la Convention de Philadelphie. Dans ce travail, notre relation s'est également révélée fortement productive, car nous avons des traditions constitutionnelles très différentes. En Allemagne, la démocratie est fondée sur le fédéralisme et la réussite de cette expérience fait de l'Allemagne un fervent partisan de l'organisation de l'Europe autour de l'idée de fédéralisme. Le régime français repose au contraire depuis longtemps sur un système plus centralisé ; nous avons veillé, Constitution après Constitution, à faire en sorte que notre Etat puisse fonctionner efficacement. Ces visions peuvent entrer en conflit ; mais elles peuvent aussi fait naître une alchimie unique et fructueuse pour l'Europe. Pour le projet de Constitution européenne, c'est cette seconde logique qui a prévalu. Le souci français de l'efficacité a conduit à la création d'une présidence plus stable du Conseil européen, qui réunit les chefs d'Etat ou de gouvernement chaque semestre, et à la création d'une fonction de ministre européen des Affaires étrangères, qui contribuera à affirmer notre identité européenne. De son côté, la préférence allemande pour une fédération démocratique se traduit par deux dispositions : premièrement, le président de la Commission sera élu par le Parlement européen ; deuxièmement, le pouvoir du Parlement en tant que co-législateur sera largement accru. En outre, nos deux pays pourraient se rejoindre sur un renforcement important des compétences de l'Union européenne : un procureur européen pour combattre plus efficacement la criminalité organisée, le terrorisme et le trafic de drogue, un accroissement de la coopération entre les polices des frontières et une amélioration de la coordination économique au sein de la zone euro, pour ne citer que les exemples les plus importants. La France et l'Allemagne ne sont pas les seules à avoir appuyé ces innovations. Mais notre capacité de suggestion a pleinement fonctionné, puisqu'un dialogue de confiance prévalait au sein de la Convention. Le résultat s'est donc révélé très satisfaisant.
Pourtant, dans une Union élargie donc plus diversifiée, il n'est pas certain que ce pouvoir d'impulsion sera suffisant.
Il y a un mois et demi, je me trouvais à Berlin, à la Fondation Bertelsmann, pour discuter de l'avenir de l'Europe avec différents chefs de gouvernement des autres pays ; il s'agissait d'un de ces débats libres que nous tenons de temps à autre. J'ai comparé l'Europe à un train auquel 10 nouveaux wagons étaient ajoutés. Notre ancienne locomotive pourra-t-elle toujours faire avancer le train ?
Concrètement, le moteur franco-allemand est essentiellement un ensemble de réunions de haut niveau, baptisées rencontres de Blaesheim, nom emprunté à un charmant village alsacien sur le Rhin où eut lieu la première réunion. Ce système a été instauré en janvier 2001, après les piètres résultats du sommet de Nice, attribués à une coopération insuffisante entre la France et l'Allemagne. Lors de ces réunions, généralement au cours d'un dîner, le président français, le chancelier allemand et les deux ministres des Affaires étrangères discutent de la préparation des décisions européennes sur le point d'être prises. Ces réunions ont lieu toutes les six semaines environ. C'est ainsi, concrètement, que le moteur franco-allemand est alimenté en carburant.
Aujourd'hui, certains affirment que la capacité de ce moteur à proposer de nouveaux projets est diminuée. Ainsi, en ce qui concerne la Constitution, pour rester sur ce sujet, comme je viens de le dire, le projet présenté aux Etats membres a été largement inspiré par la créativité franco-allemande. Pourtant, en matière de partage des pouvoirs, le soutien franco-allemand en faveur d'un nouveau système de vote n'a pas suffi à surmonter les objections de l'Espagne et de la Pologne. Pourquoi ? Parce que l'Europe est confrontée à une crise de confiance. Avec l'élargissement, et après les discussions acharnées sur l'Irak ou sur la Constitution, nous devons restaurer la confiance entre les Etats membres. J'espère que, lorsque les nouveaux Etats membres se seront accoutumés à la routine quotidienne de l'UE faite de concessions réciproques, le processus sera plus facile. Mais dans ce nouvel équilibre de l'Europe élargie, le couple franco-allemand doit conserver un rôle prééminent.
De mon point de vue, notre moteur demeure une force d'impulsion nécessaire mais doit pour ce faire s'ouvrir aux autres partenaires européens. C'est là tout l'enjeu de la rencontre entre le président Chirac, le chancelier Schröder et le Premier ministre Blair le 18 février à Berlin. Pourquoi cette rencontre? Parce que notre préoccupation la plus urgente consiste à faire avancer et à renforcer l'Europe. Comme vous le savez, depuis le 11 septembre, le monde change. Si l'Europe ne trouve pas les moyens de faire face aux menaces mondiales d'aujourd'hui - terrorisme, criminalité organisée, prolifération des armes de destruction massive, mais aussi difficultés économiques, écologiques et sociales - elle se diluera dans l'inutilité. Dans ce contexte, notre nouvelle ambition concerne la politique étrangère et la défense, et nous avons besoin pour cela de la Grande-Bretagne. Il est inconcevable de construire l'Europe dans ces domaines sans la Grande-Bretagne et ses compétences et capacités militaires, et sans les rapports de confiance privilégiés entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Pour discuter de ces sujets, nos trois pays semblent constituer un forum approprié. Une précédente rencontre à Berlin avait d'ailleurs fourni à ces trois mêmes pays l'occasion de proposer des moyens appropriés pour mettre en place une défense européenne : une agence européenne de l'armement, nos premières véritables opérations militaires dans les Balkans et en République démocratique du Congo, et de nouvelles propositions pour enrichir le chapitre sur la défense de notre future Constitution.
Oui, ces sommets ont été décriés, mais en ce domaine, nous serons autant critiqués si nous agissons que si nous n'agissons pas. On nous reproche d'être trop exclusifs si nous restons à deux, et trop autoritaires si nous invitons d'autres Etats à nous rejoindre. Comment résoudre cette équation délicate ? Je vois deux solutions :
Tout d'abord, notre couple franco-allemand devrait également travailler avec d'autres Etats : le triangle de Weimar avec la Pologne est un autre exemple de coopération. C'est en effet sous cette configuration que nous nous sommes réunis avec mes collègues allemand et polonais juste après le Conseil européen de décembre dernier, afin de montrer que nos liens n'étaient pas rompus par des discussions inabouties.
En second lieu, les propositions franco-allemandes, pour avoir une chance de voir le jour, doivent être traduites en actes des institutions. Dans cette optique, il est important de continuer à travailler dans un climat de confiance mutuelle avec la Commission européenne de Bruxelles, car c'est elle qui est investie du pouvoir de transformer les suggestions nationales en projets de loi européens.
Ce n'est qu'en restant fidèle à ces deux principes que nous pourrons préserver le potentiel unique de nos deux pays pour promouvoir des idées nouvelles dont l'Europe a jusqu'à présent eu besoin pour avancer. Mais il existe une meilleure force d'impulsion, celle de l'exemple.
A elles deux, la France et l'Allemagne constituent un laboratoire unique pour aborder les défis que doit relever l'Europe : l'invention d'un nouveau type de citoyenneté et la compétitivité de son économie.
L'Europe est le produit d'une volonté, celle de se comprendre mutuellement et de fournir un effort commun. Cette volonté de construire l'Europe, fondée sur la réconciliation franco-allemande, une sorte de miracle, puis sur la coopération, s'est muée en une volonté de pousser nos peuples à mieux se comprendre. Jusqu'à présent, l'Europe était un projet pour les peuples, imaginé par des visionnaires, nos propres pères fondateurs. Aujourd'hui, elle doit devenir un projet mené par et avec les peuples. Or, qui mieux que la France et l'Allemagne, qui ont développé une forme unique de contacts entre leurs peuples pour créer une réconciliation durable, pourrait montrer la voie dans la tâche difficile consistant à créer une citoyenneté européenne, c'est-à-dire additionnelle et respectueuse des identités nationales ? Je montrerai que ce nouvel aspect de la politique européenne, la rencontre entre sociétés civiles, qui s'est fortement développé entre nous, constitue maintenant l'un des objectifs les plus importants de l'Europe, et pourquoi il devrait accélérer la recherche d'un modèle économique et social nouveau et compétitif pour l'Europe, projet dont dépend également l'avènement de cette nouvelle citoyenneté.
Ces quarante dernières années, la France et l'Allemagne ont déployé des efforts considérables pour créer des contacts entre leurs citoyens - des efforts qui se révèlent aujourd'hui utiles pour l'Europe.
Il est une chose de décider, au niveau diplomatique, de créer une alliance. Il en est une autre d'amener les peuples de différents pays à se découvrir mutuellement, à dépasser les stéréotypes nationaux et à vraiment mieux se connaître. Cette seconde tâche est beaucoup plus difficile. Pour l'illustrer, je rappellerai la remarque de Voltaire, citant une dame de la cour de Versailles : "C'est bien dommage que l'aventure de la tour de Babel ait produit la confusion des langues ; sans cela, tout le monde aurait toujours parlé français". Un exemple d'arrogance française ? Pas uniquement, mais plutôt la preuve que chacun a tendance à penser que le reste du monde agit comme lui-même.
Depuis le Traité de l'Elysée signé en 1963, qui a scellé la réconciliation entre les deux ennemis héréditaires, 40 ans ont passé. Depuis 40 ans, nous essayons de mener à bien cette lourde tâche : amener les gens, les Français et les Allemands, à se rencontrer vraiment. C'est pourquoi nous avons créé l'Office franco-allemand pour la jeunesse, qui a organisé à ce jour des échanges entre 7 millions de jeunes, une chaîne de télévision binationale - Arte - et une université franco-allemande, constituée d'un réseau d'universités offrant des cursus intégrés et délivrant des diplômes franco-allemands.
Nous déployons ces efforts depuis 40 ans, et pourtant, nous avons découvert que les nouvelles générations étaient moins conscientes de l'importance que présente l'entente entre nos deux pays pour que la paix règne en Europe. C'est pour mieux faire connaître ce point que nous avons décidé de mettre spécialement l'accent sur le 40ème anniversaire du Traité de l'Elysée et de créer des institutions entièrement nouvelles destinées à accélérer le processus de rapprochement entre nos sociétés : des réunions conjointes de cabinet deux fois par an, des réunions conjointes fréquentes de nos comités parlementaires, davantage de contacts entre les autorités locales - un peu plus tard dans l'année, nous avons tenu à Poitiers un sommet des Länder et des régions couronné de succès - et la nomination de Secrétaires généraux pour la coopération franco-allemande - mon collègue Hans Martin Bury et moi-même. Je peux témoigner de la réelle nécessité de cette dernière fonction : je rencontre ou j'appelle mon homologue allemand au moins aussi fréquemment, sinon plus, que la plupart de mes collègues du gouvernement français.
Notre objectif n'était pas seulement de célébrer l'amitié franco-allemande, mais aussi d'inviter l'Europe à s'engager davantage dans ce type de contacts entre peuples afin de donner corps au concept de citoyenneté européenne. Cette citoyenneté existe désormais d'un point de vue légal. Par exemple, elle offre une liberté de circulation complète dans l'Union européenne, et confère également des droits politiques importants, le plus tangible étant le droit de vote et d'éligibilité dans toute l'Europe aux élections du Parlement européen et locales.
L'existence de la citoyenneté européenne dans les textes n'est toutefois pas suffisante. Pour instaurer une démocratie réelle au niveau de l'Union européenne, il est indispensable de promouvoir le sentiment européen d'appartenance à une entité politique commune. A cet égard, nous devons vraiment faire plus, et notre expérience franco-allemande peut indéniablement nous inspirer utilement. Le terme de Constitution lui-même place d'ailleurs le concept de citoyenneté au coeur du projet européen. Compte tenu de la réussite de l'expérience franco-allemande de rapprochement entre nos sociétés civiles, nous ne pouvons que nous réjouir que notre future Constitution donne au citoyen de nouveaux moyens pour exprimer ses vues. Elle stipule en particulier que si une personne recueille un million de signatures en Europe, elle peut obliger la Commission à proposer un projet de loi européen. Je note d'ailleurs que nous introduisons ainsi pour la première fois un élément de démocratie directe dans les décisions européennes.
Mais l'enjeu majeur pour convaincre nos citoyens de l'importance de l'UE est celui de la compétitivité de nos économies.
Partout en Europe, les citoyens sont attachés à un système de protection sociale plutôt généreux. Ils sont également de plus en plus conscients que le financement du système de protection sociale repose nécessairement sur une économie dynamique et compétitive. Si l'Europe peut aider ses Etats à relever ce défi, en aidant à la mise en uvre des réformes et en persuadant les populations des avantages qu'elles en tireront, elle gagnera la confiance de nos concitoyens. Là encore, la France et l'Allemagne, les plus concernées par la quête d'une économie compétitive couplée à un système de protection sociale généreux, ne peuvent que tracer le chemin. Progressivement poussées par l'Europe, la France et l'Allemagne ont engagé le processus de réformes structurelles visant à accroître la réactivité et la compétitivité de leur économie. Ces dernières années, nous avons réformé notre système de retraite, ouvert des secteurs auparavant fermés - tels que l'énergie et les transports -, introduit davantage de souplesse dans le marché du travail, et nous abordons maintenant le coût du secteur de la santé. Nous devons poursuivre dans cette voie, conformément à la dernière réunion de cabinet conjointe franco-allemande de septembre qui était consacrée à cette question.
Mon propos n'est pas de revendiquer un rôle de chef de file. Il se trouve toutefois que nos économies sont les deux plus importantes du continent et qu'elles sont toutes deux confrontées à des problèmes fondamentaux. Les difficultés économiques de la France et de l'Allemagne ne peuvent laisser l'Europe indifférente, ne serait-ce que parce qu'elles représentent les deux tiers de l'économie de la zone euro. Il ne s'agit pas d'un appel mais du simple énoncé d'un fait. Aider ces deux pays à retrouver le chemin de la croissance ne peut donc être qu'une tâche européenne. Le problème de compétitivité de la France et de l'Allemagne touche aux fondamentaux de nos sociétés ; c'est pourquoi il sera difficile de mettre en uvre une politique économique européenne. En Allemagne, on atteint les limites du modèle de capitalisme rhénan : après avoir permis le miracle allemand pendant 50 ans, il semble aujourd'hui s'essouffler, d'où le programme 2010 du chancelier Schröder. En France, c'est un système dirigiste, centralisé et mené par des ingénieurs qui est en perte de vitesse après des décennies de réussite, d'où l'Agenda 2006 du Premier ministre Raffarin.
Pour toutes ces raisons, ce sont toujours la France et l'Allemagne qui formulent des propositions sur l'économie ; les autres ne sont pas toujours enthousiasmés par ces propositions mais il est encore très important de les mettre en oeuvre. La plupart des discussions du semestre dernier concernant le Pacte de stabilité et de croissance s'inscrivent parfaitement dans ce cadre. Il est toutefois une autre question préoccupante, celle de la désindustrialisation, un problème majeur de l'Europe, et en particulier de la France et de l'Allemagne, ce qui explique pourquoi ces deux pays sont à la pointe de la réflexion sur les moyens de pousser l'Europe à devenir le numéro un dans des secteurs essentiels de l'économie : les technologies de l'information, les biotechnologies, les nanotechnologies, en suivant les exemples de réussites dans l'aéronautique avec Airbus, ou dans l'aérospatiale. Grâce à l'insistance franco-allemande, une forte priorité sera accordée au problème de la désindustrialisation lors du Conseil européen du mois prochain. Ce Conseil aura pour but de revitaliser la Stratégie de Lisbonne, qui, il faut l'admettre, n'est actuellement pas très productive. Cette stratégie vise à rendre l'économie européenne la plus compétitive au monde d'ici à 2010 ; or, nous sommes encore loin de cet objectif ambitieux. La présidence irlandaise de l'Union européenne, qui a entendu notre appel, souhaite donner des orientations pratiques et concrètes au Conseil européen du mois prochain. Nous nous félicitons de cette volonté ; les principales propositions de la rencontre de Berlin visaient d'ailleurs précisément à aider la présidence à mener à bien cette tâche : adopter un brevet européen, simplifier le programme de recherche européen, évaluer avec précision l'impact de nouvelles réglementations sur les entreprises, et peut-être adopter une approche plus souple en matière de concurrence pour les secteurs stratégiques.
Le défi qui se pose à l'Europe reste immense. Qu'il s'agisse de créer une forme inédite de citoyenneté ou de trouver une nouvelle voie pour la réforme du modèle économique et social, la France et l'Allemagne, avec d'autres pays et au sein de l'Europe, doivent travailler ensemble pour mener à bien et consolider les tâches engagées il y a 50 ans. Je reste optimiste, mais je suis consciente des difficultés, car il reste tant à faire !
Telles sont les tâches qui attendent la France et l'Allemagne en Europe. Je ne suis pas sourde aux inquiétudes de ceux qui se demandent contre qui sera dirigée la force nouvelle née du renouveau de l'entente franco-allemande. Je souhaiterais donc citer une conclusion fort convaincante de Reginald Dale, chercheur au Woodrow Wilson Center, publiée récemment dans un quotidien américain : "Les Américains doivent comprendre que le point de départ de l'Europe est ce qui est favorable à l'Europe - qui d'ailleurs est souvent favorable à l'Amérique aussi - et non ce qui est défavorable aux Etats-Unis". En ce qui concerne les enjeux majeurs d'aujourd'hui, tels que le terrorisme, la compétitivité et la gestion adéquate de la mondialisation, nous pensons comme vous, et nous travaillons avec vous. Nous devons donc retrouver la voie d'une relation transatlantique confiante, car seule la peur et l'incompréhension nous barrent la route. Comme l'a déclaré le président J.F. Kennedy : "Nous n'avons rien à craindre sinon la crainte elle-même". J'adresse donc le message suivant aux Européens, aux Français, aux Allemands et aux Américains : soyons courageux, comme nous l'avons été tout au long de notre histoire, et restons solidaires. Il ne faudra pas moins pour affronter les dangers du monde.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 mars 2004)