Interview de M. Thierry Breton, ministre de l'Economie, des finances et de l'industrie, à "France Inter" le 29 septembre 2005, sur les prévisions de croissance économique à 2 voire 2, 5 %, sur le niveau de la dette publique et sur la situation de l'entreprise SNCM.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q- La croissance correspondra-t-elle aux estimations du ministère de l'Economie ? Y aura-t-il en 2006 une spectaculaire amélioration des comptes de la Sécurité sociale ? Le budget 2006 prend-t-il en compte la réalité économique du pays ? "Budget virtuel", critique l'UDF, "situation budgétaire catastrophique", selon F. Hollande. La dette publique qui continue à progresser plombe-t-elle le volontarisme politique du ministre de l'Economie ?
R- Voilà une belle présentation S. Paoli.
Q- D'abord une question importante : vous nous aviez parlé du "réel" c'était un petit peu avant l'été : "La France vit au dessus de ses moyens", "les impôts financent à peine l'intérêt de la dette" ; là en effet on était les deux pieds dans le réel. Sommes-nous passés dans le virtuel ?
R- J'ai même rajouté autre chose hier : j'ai rajouté "la France ne peut plus se permettre de vivre dans une bulle ; il faut voir la réalité en face". La réalité c'est qu'effectivement, comme je l'ai dit, que depuis 25 ans, il faut que nos auditeurs le sachent, on a vécu, effectivement, progressivement, au-dessus de nos moyens. 25 ans ! La machine s'est emballée. J'arrive depuis six mois, et on me dit : "Tiens ! T. Breton, un tour de magie, tout de suite !" Je ne suis pas un magicien, je suis un ministre de l'Economie et des Finances qui est pragmatique et réaliste. Je veux que les Français soient conscients de la situation. Cette situation c'est effectivement une dette qui s'est emballée...Tout le monde est responsable, que l'on soit de droite ou de gauche. C'est la réalité. J'ai dit cela haut et fort. Et savez-vous ce qui s'est passé ? C'est qu'alors que tout le monde - tous les observateurs - attendaient que le déficit structurel, celui qui était engagé par cette machine folle, soit à moins 3,6 % en 2006, nous l'avons stoppé, et nous prenons l'engagement, et je le reprends aujourd'hui, ce matin, devant les auditeurs, d'être à 2,9 %. Donc, oui, nous avons fait un effort considérable. Oui, pour la première fois on commence à stopper la machine.
Q- Comment fait un ministre de l'Economie, ancien chef d'entreprise ? Prenons le cas d'une entreprise. Une entreprise, quand cela ne va pas, quand ses comptes sont dans le rouge, que fait-on ? Il y a des compressions de personnels...
R- Non, non, non. Ça, c'est des mauvais chefs d'entreprise, non !
Q- Attendez ! On va prendre le cas de la SNCF - on va revenir sur la SNCM et les mauvais chefs d'entreprise, mais l'Etat y avait sa part aussi. Que fait-on dans ces cas-là ? Compressions de personnels ? Le déficit continue à augmenter.
R- Trois choses : premièrement, quand effectivement on est dans une situation où on a un endettement que l'on ne contrôle plus, on commence à contrôler les dépenses. D'abord, on fait un état des lieux. Cet état des lieux, je l'ai confié à M. Pébereau, il le rendra pour la France à la mi-novembre. Donc, état des lieux et, priorité, on réduit les dépenses. Deuxièmement...
Q- Moins de fonctionnaires ou pas, au passage ?
R- Les dépenses ce n'est pas que des fonctionnaires. Encore une fois, vouloir générer uniquement en affichant en bandoulière les effectifs, je ne l'ai jamais fait. Ce que je veux par contre, ce sont des visions et la réalité et un discours pragmatiques. On réduit les dépenses, c'est ce que l'on a fait. Deuxièmement, on fait en sorte que, précisément, l'on puisse vendre plus. Vendre plus pour la France, c'est avoir plus de croissance. C'est exactement ce que l'on fait et j'y reviendrai et je revendique, oui, je le redis aujourd'hui, la fourchette de 2 à 2,5, et je sais la démontrer. Et en plus, on la tiendra. Troisièmement...
Q- Vous êtes un peu seul ce matin...
R- Mais non !
Q- Mais si !
R- Ça, je savais qu'en entrant au Gouvernement et qu'en étant ministre des Finances, par définition on est seul contre tous, y contre ses collègues ministres qui sont - ce n'est pas une critique - beaucoup d'entre eux dépensiers. On est seul, mais c'est normal, c'est ma fonction. Troisièmement, s'il y a des actifs qui sont non stratégiques, il vaut mieux les vendre pour précisément utiliser cet argent, pour réinjecter dans la croissance. Voilà ce que l'on fait dans une entreprise. Alors, un Etat, ce n'est pas une entreprise. Ceci dit, les mécanismes sont les mêmes. Et c'est la raison pour laquelle, je le dis pour la première fois, on commence, et c'est vraiment après ce qui s'est passé, la dette de la France, qui est à 65,8 % en 2005 sera à 66 %, c'est-à-dire, 0,2 uniquement, alors qu'elle augmentait de 1 à 3 % par an depuis plusieurs années. Ca y est, on stoppe la machine. Je l'ai stoppée en six mois. Par contre, oui, je prends l'engagement que après ces six mois et après l'année qui va s'écouler, je travaille déjà sur le budget de l'année prochaine, et je souhaite, et je ferai tout, pour que la dette commence à diminuer l'année prochaine. On a présenté aussi un plan sur les années 2006-2009, parce que c'est aussi ce que me demande la LOLF, c'est-à-dire, la nouvelle Loi organique où il faut avoir la vision. C'est sûr que, si jamais nous faisons tout ce que nous avons dit - et bien entendu, le Gouvernement prend l'engagement de faire -, nous serons à ce moment là, dans les années 2007, 2008, 2009, dans une situation où l'on peut ramener le déficit de la France à 0. C'est évidemment mon objectif, mais il faudra quatre ans. Je dis la vérité aux Français, on ne peut pas le faire en six mois.
Q- Mais les Français qui nous entendent ce matin - je vais prendre un exemple, et pardon d'être un petit peu candide, mais je vais l'assumer jusqu'au bout : si moi, en sortant du studio, je vais voir mon banquier tout à l'heure, avec un compte débiteur, lourdement débiteur, et que je dis au banquier : mais ne vous inquiétez pas, cela va s'arranger, j'ai des trucs en vue, des piges qui vont tomber, etc. Il ne va jamais me suivre le banquier. Comment vous, encore une fois, peut-on instruire un budget sur, - et on comprend que vous le fassiez - des hypothèses ? La Sécu, la croissance ! Et personne ne vous suit sur les hypothèses de croissance ce matin.
R- D'abord ce n'est pas vrai. Je m'excuse, parce que là, vous comprenez, on ne peut pas dire des choses fausses. Aujourd'hui, on a pris une fourchette entre 2 et 2,5 de croissance. On est exactement - l'OFCE, par exemple, ce sont des gens sérieux, sont à 2,4 ; ING sont à 2,3 ; Bank of America, ils sont à 2,2 ; Natexi, CCF, CCIP, sont au dessus de 2. Donc, ce n'est pas vrai ! Je veux bien, mais je reviens du G7, je sais ce que l'on a dit sur la croissance mondiale et la croissance européenne et la croissance de la France. Je reviens de l'Ecofin, la réunion européenne, je sais ce que l'on a dit également. Je prends un exemple : la croissance, si j'étais votre banquier, je pense que je vous ferais confiance parce que vous avez une bonne tête, mais cela ne suffit pas la bonne tête, qu'est ce que je ferais ? J'essaierais de voir ce que vous êtes capable de faire, et ce que vous avez fait par le passé. Je vois que, dans le passé, la croissance des pays de la zone euro est généralement entre 0,4 et 0,6 de moins que la croissance de la France, c'est-à-dire, que la France fait mieux que les pays de la zone euro. Que s'est-il passé ? Effectivement, cette année on a vu que cela continuera, l'année dernière c'était le cas. Aujourd'hui, les estimations de la zone euro sont entre 1,8 et 1,9. Comme depuis des années on fait entre 0,4 et 0,6 de mieux que la zone euro, oui, je dis que c'est réaliste entre 2 et 2,5. Si maintenant vous me dites que c'est difficile, bien sûr que c'est difficile, mais je ne suis pas là pour faire des choses faciles.
Q- On peut le comprendre, mais encore une fois, la Sécurité sociale, là aussi...
R- Donc, oui, je vous ferais confiance. Donc, oui, si j'étais le banquier, je ferais confiance au ministre des Finances qui me dit : voilà ce que j'essaye de faire. C'est difficile, mais réaliste.
Q- Pourquoi pas une hypothèse. Deux - cela fait beaucoup, la Sécurité sociale - là aussi, vous projetez des choses. On n'a pas les résultats, on ne sait pas où l'on va !
R- Le déficit budgétaire de la France, ce sont trois éléments : le déficit de l'Etat, on vient d'en parler ; le déficit de la Sécurité sociale, il est préoccupant ; et le déficit des collectivités locales, j'en dirai un mot tout à l'heure. La Sécurité sociale, le bien de tous les Français, là aussi, il faut dire la vérité, là aussi on ne peut plus continuer comme cela ! On accumule depuis des années un déficit structurel qui ne fait que croître. Et c'est normal qu'il croisse, savez-vous pourquoi ? Parce qu'il y a une très bonne nouvelle pour nos concitoyens, c'est qu'aujourd'hui, la durée de vie s'allonge tous les ans, de trois mois par an. C'est formidable. Et c'est vrai que ceci a un coût pour la collectivité, et c'est vrai qu'il faut l'assumer. Il faut que chacun en prenne sa part de responsabilité. Je pose une seule question ce matin : est-ce normal que les Français soient le peuple qui consomme le plus grand nombre de boîtes de médicaments au monde ? Trois milliards de boîtes de médicaments consommés par les Français ! Est-il normal ? Est-ce qu'on ne peut pas faire un petit effort pour pouvoir précisément poursuivre et continuer à financer la Sécurité sociale pour tous ?
Q- Ce n'est pas un petit effort mais un très gros qu'il faut faire.
R- Il faut que chacun soit en responsabilité, c'est l'affaire de tous. L'Etat, ce n'est pas des poches sans fond, l'Etat c'est notre bien. L'argent qui est prélevé, il est fait pour être redistribué, il n'y a pas de miracle. Donc, moi ce que je dis sur la Sécurité sociale, il y a une loi, elle commence à porter ses effets. Avec X. Bertrand, on a pris un engagement tous les deux : c'est de tout faire pour le réduire - c'est un objectif ambitieux -, en 2008 être à l'équilibre. Voilà l'objectif que nous nous sommes fixé X. Bertrand et moi. Alors, on va essayer de le faire. Il faudra de la pédagogie aussi, parce qu'on ne pourra pas le faire tout seuls. Il faut que les Français le comprennent, c'est leur intérêt à tous.
Q- On entend, encore une fois, et votre détermination et votre volontarisme. Et puis il y a aussi ce que l'on appelle la réalité politique. 2007, avec une échéance que tout le monde connaît, qui est la présidentielle, et tout le monde sait que l'on ne prend jamais de risques avant une présidentielle. Donc, les grandes réformes, les grands changements, les grandes promesses, c'est pour quand ?
R- Je vais vous dire - vous êtes certainement un meilleur expert politique que moi, peut-être effectivement avez-vous raison de dire que, à quelques mois des élections, on ne prend pas de risques...
Q- Jamais ?
R- Oui. C'est la raison pour laquelle il se trouve que ce Gouvernement, qui a commencé à annoncer la couleur dès aujourd'hui, c'est-à-dire 20 mois avant, est en responsabilité. Parce que, précisément, pour ne pas tromper les électeurs, il se met au travail tout de suite, y compris pour 2007. Savez-vous quelle est la feuille de route, savez-vous de quoi on a parlé hier au Conseil des ministres, en plus de la présentation [de la loi de finances] ? J'ai présenté, à la demande du président de la République et du Premier ministre, la façon dont j'allais m'y prendre pour continuer à faire en sorte, en 2007 et en 2008 et en 2009, à faire baisser les déficits de la France, à faire baisser la dette. Et donc, dès aujourd'hui, je connais ma feuille de route. Je vais aller voir mes collègues ministres. Dès cet après-midi, on va commencer à discuter, bien sûr de l'exécution 2006, mais aussi de ce que j'attends d'eux en 2007, parce que la France ne eut pas attendre. Et donc, oui, c'est vrai, on le dit maintenant, parce que nous sommes en responsabilité et parce que l'on préfère annoncer la couleur tout de suite plutôt que, effectivement, de laisser la découvrir quelques mois avant les présidentielles, où là effectivement, cela peut être suspect. C'est vrai que je me mets dans une situation encore plus difficile, parce que mes collègues ministres vont peut-être trouver que, décidément, T. Breton est un peu rigoureux, y compris pour 2007 alors que 2006 n'a pas commencé. Mais c'est ma feuille de route, je m'y tiendrai.
Q- Dernière chose, question de contribuable : l'Etat va-t-il remettre de l'argent dans la SNCM ? Va-t-il recapitaliser avant de vendre ? Ce dossier a-t-il été mal géré ? On le voyait venir de loin ? Privatisation, puis plus privatisation, et puis un autre repreneur peut-être ce matin, on reparle de la Connex ? On est vraiment dans le brouillard...
R- Non. D'abord, un tout petit peut de clarification pour nos auditeurs. C'est un dossier difficile, je le dis parce que c'est un dossier qui est un peu symbolique du fait que cette entreprise était jusqu'à présent, pendant très longtemps, en situation de monopole sur ses liaisons. C'était une entreprise d'Etat, et que l'Etat du reste abondait massivement, année après année, cette entreprise qui était structurellement déficitaire. Et puis, la concurrence est arrivée. Il y a une autre compagnie qui est venue, qui est devenue très rapidement profitable, elle, et qui a pris des parts de marché. On est en concurrence, et donc il faut respecter la règle de la concurrence. Malgré cela, l'Etat a continué, année après année, à abonder les caisses de cette entreprise tous les ans. La Commission européenne, qui veille précisément à la concurrence, il y a d'un côté, des gens qui gagnent de l'argent en travaillant comme tout le monde du reste, et puis d'autres, où l'Etat finance année après année. Donc, elle a dit : il faut arrêter cela. Mais comme précisément cette entreprise avait des difficultés et que l'Etat était très attaché à son développement, nous avons remis l'année dernière 69 millions d'euros. On nous a dit : "C'est pour solde de tout compte, vous ne pouvez plus, maintenant c'est fini". On a dit "d'accord". L'entreprise s'est engagée. Pas de chance, à nouveau cette année, elle est à nouveau déficitaire et quasiment en dépôt de bilan. Alors que le plan prévoyait autre chose. Donc, qu'est-ce que je dis dans ce cas-là ? Qu'il faut faire les choses de façon claire et propre. Nous avons donc indiqué à tout le monde que la seule solution c'était précisément pour que l'Etat puisse refaire une dernière fois une injection massive, parce que c'est vrai que maintenant c'est de plus de 100 millions dont on parle...
Q- Bruxelles ne bougera pas là-dessus ?
R- Non, parce que l'on a précisément vu avec Bruxelles que c'était la seule condition pour le faire, la seule condition, il n'y en a pas d'autre. Si on en trouve une autre, qu'on me le dise. La seule condition pour que l'Etat puisse, une dernière fois, mettre massivement la main à la poche, c'est-à-dire, apurer plus de 100 millions d'euros de dettes, c'était précisément que cette entreprise soit mise complètement dans le secteur concurrentiel. On l'a annoncé depuis des mois. Et donc, on l'a fait. On a demandé s'il y avait des investisseurs intéressés. 70 d'entre eux, les plus grands d'entre eux ont regardé ce dossier, ils ont regardé tous les détails. Malheureusement, peut-être parce que la situation est vraiment très difficile, il n'y en a que deux qui ont fait des offres. Deux, je ne dis pas trois. Deux ! La Connex et Veolia n'ont pas fait d'offre. Il n'y a eu que deux offres. Et donc, quand on a regardé ces deux offres, on a regardé celle qui était la meilleure pour l'entreprise, pour les salariés, celle qui permet de supprimer le moins de postes, et celle qui a le meilleur projet industriel, et maintenant on va aller de l'avant. On est obligés, faute de quoi on ne pourra pas recapitaliser cette entreprise.
Q- Mais l'estimation n'est-elle pas très en dessous de la valeur de la SNCM ?
R- Mais non ! Si c'était le cas, il y aurait eu 70 réponses positives, il faut être réaliste. Pourquoi n'y en a-t-il eu que deux ? Parce que précisément la situation est terrible. Donc, nous on fait tout pour l'aider. Mais il faut que tout le monde se mette autour de la table. Et n'oublions pas que c'est une entreprise, qu'il y a des clients. Quelle image on donne aux clients ! Il faut penser à l'avenir. Donc, nous on fait tout pour aider, il faut que chacun y mette un peu du sien. Et c'est vrai qu'à partir de ce moment-là, si on peut, on va tout de suite demander à Bruxelles de rester un peu dans le capital, et moi je dis bravo !
Q- Jusqu'où ?
R- On verra bien. Si on peut rester un peu dans le capital, tant mieux pour la compagnie. Sauf, encore une fois, les règles sont strictes, elles sont faites pour être respectées, pour tout le monde. Alors, sachez que l'Etat fera tout ce qu'il peut pour aider une autre fois encore cette entreprise, mais il faut que chacun y mette du sien.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 29 septembre 2005)