Entretien de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, avec France 2 à l'émission "Les 4 Vérités" le 11 octobre 2005, sur la personnalité d'Angela Merkel, nouveau chancelier allemand, et la formation d'un gouvernement allemand de coalition ainsi que sur l'avenir du pilier franco-allemand au sein de l'Union européenne et la position respective des deux pays face à l'adhésion de la Turquie.

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Média : Emission Les Quatre Vérités - France 2 - Télévision

Texte intégral

Q - Angela Merkel, après trois semaines de bras de fer - vous vous souvenez que les élections en Allemagne avaient laissé au coude à coude ou presque, Angela Merkel et Gerhard Schröder -, emporte le rôle de première femme chancelier en Allemagne. C'est une révolution politique et aussi culturelle.
R - Oui. Je voudrais ce matin saluer l'arrivée au pouvoir de la première femme chancelier fédéral d'Allemagne. C'est une femme que je connais, puisque cela fait environ quinze ans que nous militons à peu près dans les mêmes partis. C'est une femme qui est très compétente, très forte, qui croit à l'Europe, qui croit au pilier franco-allemand, qui croit à la construction européenne intégrée. Donc, je voulais la saluer et la féliciter.
Q - C'est une date qui n'est pas totalement neutre dans l'histoire de l'Allemagne...
R - C'est vrai. Nous sommes quinze ans après quelque chose d'absolument inouï : la chute du Mur de Berlin. Souvenez-vous, 1989 ! Je me trouvais il y a quelques jours avec Catherine Colonna en République tchèque et en Slovaquie et voir cette jeunesse aujourd'hui, qui est devenue pratiquement plus européenne que nous, qui nous donne des leçons d'Europe, qui a envie de construire cette Europe, c'est-à-dire une force comparable aux Etats-Unis, comparable à l'Inde et à la Chine, c'est formidable et c'est formidable aussi de savoir qu'Angela Merkel, qui vient aussi de l'est de l'Europe, est aujourd'hui chancelier.
Q - Oui, quel parcours ! On n'imagine pas en France ce que cela représente, que l'Allemagne élise une femme venue de l'Est, protestante de surcroît, dans une coalition chrétienne-démocrate, c'est vraiment une révolution lourde. Et puis, on n'imagine pas non plus un tel attelage en France. C'est-à-dire que quand on parle de la "Grosse coalition", c'est comme s'il y avait un gouvernement formé de l'UMP et du PS, pour comparer un peu.
R - Cela est d'abord dû à une tradition - parce que ce n'est pas la première fois qu'il y a une grande coalition en Allemagne -, mais aussi au fait que le Parti socialiste allemand qui est plus à "droite", ai-je envie de dire, que chez nous. La question est de savoir quelles sont les grandes réformes que l'on peut faire dans une grande coalition. Il y a, devant Angela Merkel et son équipe, deux grands sujets : les finances publiques - et nous avons intérêt que notre grand voisin, avec lequel nous travaillons beaucoup, puisse assainir ses finances publiques, comme nous - et puis une harmonisation, enfin une sorte de réforme fiscale, de modernisation de la fiscalité. Et, demain, nous devrions travailler, à terme, sur une harmonisation fiscale, parce que si nous arrivons à avoir une même vision de la fiscalité, alors que je crois, qu'économiquement, nous pouvons être encore plus compétitifs.
Q - La personnalité d'Angela Merkel est très souriante, on se rappelle que le chancelier Kohl l'appelait "la gamine", en même temps, c'est une femme à poigne, parce que dans la presse, on compare beaucoup "Angie" à "Maggie". Pour vous qui la connaissez un peu, quel genre de femme est-ce ?
R - C'est quelqu'un qui va là où elle a décidé d'aller, c'est quelque chose que j'ai toujours remarqué chez elle. Là, il y a une division du pouvoir puisqu'elle est chancelier, mais avec huit ministres...
Q - ...Elle a jusqu'au 12 novembre pour former son gouvernement et il faut négocier âprement !
R - Mais il y aura huit ministres de la CDU-CSU et huit du SPD. Ce qui est important, me semble-t-il, pour elle aussi, c'est la marche institutionnelle de l'Allemagne, le fédéralisme allemand qu'il faut probablement moderniser et en tout cas, c'est ce qu'elle a proposé.
Q - Le couple franco-allemand s'en trouvera-t-il renforcé ? On se rappelle qu'il y a des liens de sympathie... Nicolas Sarkozy, par exemple, ne cachait pas qu'il était très partisan de la victoire d'Angela Merkel.
R - La construction européenne ne peut pas se passer du pilier franco-allemand. D'abord, la construction européenne est basée sur la paix, donc il est majeur que les Allemands et les Français travaillent ensemble. Deuxièmement, le pilier franco-allemand propose beaucoup de choses à l'Union européenne depuis quarante ans.
Et puis, bien évidemment, il ne faut pas donner l'impression que ce pilier franco-allemand est exhaustif, on peut s'associer à d'autres. Il ne faut pas donner l'impression à d'autres pays que, nous deux, décidons et que les autres suivent. Donc l'idée, demain, de la construction européenne, c'est s'élargir progressivement à nos portes vers des pays qui doivent plutôt regarder vers nous pour la démocratie, les Droits de l'Homme, les libertés fondamentales. C'est un grand espace, l'Europe espace, j'ai envie de dire "espace de paix" ; c'est une vision géostratégique de l'Europe. Et puis, de l'autre côté, je crois qu'il faudra aller un peu plus loin avec certains pays, ceux que j'appelle "l'avant-garde".
Q - Sont-ce les pays de l"'euroland" ?
R - Dans la zone euro, on peut déjà commencer, puisqu'on partage la même monnaie : on pourrait aussi avoir, plus on ira dans la direction d'un gouvernement économique, une capacité majeure de décisions au plan économique, au plan budgétaire, fiscal, et la même vision des choses. Parce que, si vous voulez vous comparer aux Etats-Unis, à l'Inde ou à la Chine, sur la recherche par exemple, sur les biotechnologies, sur les nanotechnologies, c'est-à-dire le pétrole de demain, la richesse de demain, du XXIème siècle, il faut que nous soyons capables de prendre des décisions ensemble. Ce n'est pas nous, Français, ou eux, Allemands, seuls, qui pouvons y arriver. Donc il faut trouver un groupe pionnier, un groupe de pays qui, s'ils le veulent, peuvent aller plus loin ensemble et si d'autres veulent les retrouver, qu'ils le fassent.
Q - Ce groupe pionnier, c'est une façon de garder des liens resserrés, alors qu'on a dit "non" à la Constitution européenne, et alors qu'il y a des entrants, c'est qu'il faut un peu revoir l'Europe comme un espace à géométrie variable ?
R - Ce n'est pas parce que les Français ont dit "non" au référendum qu'ils ne veulent pas d'Europe. Il faut que nous dessinions un projet européen. Simplement, il faut leur dire où va cette Europe, ce qu'elle veut et ce qu'elle est.
Q - Mais en même temps, il y a des divergences entre la France et l'Allemagne sur la Turquie. L'opinion publique française n'est pas très allante, alors que les Allemands qui ont déjà beaucoup d'immigrés turcs chez eux verraient d'un bon il cet élargissement. Cela peut-il être un sujet de divergence ?
R - Angela Merkel était, pendant la campagne électorale, assez frileuse. En réalité, pourquoi ne pas nous élargir à des pays... La Turquie, il vaut mieux qu'elle regarde vers l'Union européenne avec la démocratie, avec les libertés...
Q - Mais elle peut être associée sans être dans l'Europe...
R - Voilà. C'est ce qui va être décidé dans les dix ans qui arrivent. Probablement, soit elle adhérera soit elle sera uniquement partenaire privilégié. Si elle n'adhère pas, on le saura dans les dix prochaines années. Et puis, sachez que le président de la République a décidé que les Français se prononceront par référendum.
Q - Puisqu'on parle de la Turquie, c'est presque un coq à l'âne. En tout cas, un saut de la politique à la grippe. C'est un secteur que vous connaissez aussi. On a vu que la grippe aviaire arrivait en Turquie et que les oiseaux turcs étaient interdits en Europe ; situation inquiétante aussi en Roumanie. La Commission européenne doit décider quelque chose en la matière, elle est en train de le faire en interdisant l'importation de ces oiseaux.
R - C'est une épizootie. On voit bien que le virus H5N1 est en train de se disperser et arrive à nos portes. Nous devons prendre un certain nombre de mesures, en particulier vis-à-vis des pays dont les volailles sont touchées aujourd'hui par la grippe aviaire. Premièrement, il faut rassurer : il n'y a pas aujourd'hui de contagion d'homme à homme, donc ce virus n'a pas muté. Il faut regarder cela de très près. Je pense qu'il faut qu'il y ait une réunion des ministres de la Santé, des ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne dans un délai assez court, de façon à pouvoir harmoniser notre réaction et surtout, pour avoir la même vision de ce qui doit être fait pour les volailles, leur importation mais aussi l'organisation des pays qui doivent harmoniser leurs actions. Qu'il n'y ait pas un pays de l'Union européenne qui fasse ceci et un autre de l'Union européenne qui fasse autre chose.
Q - Il faut rappeler, pour ceux qui produisent des volailles ou ceux qui veulent en consommer, qu'il n'y a pas de problème, que l'on peut manger du poulet de Loué, du Gers, des Landes sans aucun risque.
R - Actuellement dans notre pays, il n'y a absolument aucun risque. La seule chose, c'est qu'il ne faut pas que ce virus mute. Mais on n'en est pas là.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 octobre 2005)