Interviews de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, dans "Libération" et à Europe 1 le 14, à LCI le 16 et dans "Le Point" le 18 février 2000, sur les questions européennes.

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Texte intégral

Q - La crise avec l'Autriche aura-t-elle un impact sur la Conférence intergouvernementale, Jörg Haider ayant menacé de bloquer le fonctionnement de l'Union ?
R - C'est d'avantage un problème politique majeur qu'une simple crise. L'arrivée au pouvoir d'un parti d'extrême droite xénophobe et ambigu sur le passé nazi a créé une situation sans précédent en Europe. D'où une réaction sans précédent. L'Union, en réagissant très fermement, a montré qu'elle n'est pas seulement un grand marché doté d'une monnaie unique, mais qu'elle est bien un projet politique, une communauté de valeurs et de civilisation. Cette fermeté doit s'inscrire dans la durée : il faut refuser toute banalisation de ce gouvernement en mettant en uvre sans faiblesse les sanctions déjà décidées. Cette fermeté paiera: les Autrichiens s'apercevront à terme que le prix de l'isolement est trop lourd à payer. Cela étant dit, je n'accorde aucun crédit aux menaces de Jörg Haider.
Mon sentiment est que le gouvernement autrichien n'a pas autant de marge de manuvre qu'il l'imagine. Il est sous surveillance et il aura intérêt à faire profil bas.
Q - Ce n'est donc pas l'Autriche qui bloquera la CIG ?
R - Il serait dangereux et maladroit de la part du gouvernement autrichien de tenter d'imposer un blocage politique. L'Autriche a ses intérêts, et il est tout à fait légitime qu'elle défende les positions qui sont traditionnellement les siennes dans de telles négociations. En revanche, un chantage politique ne resterait pas sans conséquences. Que le gouvernement autrichien ne s'imagine pas qu'il pourrait bloquer l'ensemble du processus et que nous y assisterions de façon passive.
Q - L'Europe, au cours des derniers jours, a-t-elle franchi un pas supplémentaire dans son intégration ?
R - On a parlé d'ingérence. C'est à mon sens inexact : on s'ingère dans les affaires intérieures d'un acteur qui nous est extérieur. Là, il s'agit d'une intervention légitime dans nos propres affaires intérieures. Ce qui est né là, c'est la conscience que l'Europe est un espace politique. Ceux qui appartiennent à ce club doivent en accepter toutes les règles. Les Quatorze ont fait respecter les valeurs européennes. Cela donne-t-il pour autant naissance à une Europe politique ? En dépit de cet acte fort, il faudra aller au-delà de cette première pierre pour bâtir une Europe politique.
Q - Grâce à l'affaire autrichienne, vous semblez avoir découvert les vertus de la construction communautaire...
R - Je ne me reconnais pas dans ce jugement. Je fais partie de ceux qui pensent qu'on ne peut pas bâtir l'Europe avec un modèle idéologique a priori. Je suis résolument favorable à la mécanique communautaire, tout en restant respectueux des nations. Mais il est vrai que je ne suis pas fédéraliste. Pour autant, je ne suis pas hostile à une Constitution européenne : je pense simplement que c'est une construction de longue haleine et non un ouvrage théorique et global.
Q - Partagez-vous l'appel de Jacques Delors à bâtir une "fédération d'Etats-nations" ?
R - J'y suis favorable depuis longtemps, à condition que ce soit pour tous les Européens, et non pour quelques-uns. Je pense même que le modèle européen que nous sommes en train de bâtir de façon pragmatique y mène : nous aurons à la fois des éléments fédéraux renforcés et indispensables comme l'euro, plus de coordination politique en matière de défense, de justice et de sécurité, sans bâtir pour autant un Etat fédéral doté de tous les attributs de la souveraineté : une armée, un budget important, un pouvoir politique supranational.
Q - L'agenda limité de la CIG n'est-il pas en contradiction avec cette ambition ?
R - Le point de départ de cette CIG, c'est l'échec de la négociation du Traité d'Amsterdam en juin 1997 : les Quinze ne sont pas parvenus à s'entendre sur trois questions. D'abord, l'extension du vote à la majorité qualifiée : pour moi, c'est la question la plus importante, car elle conditionne la démocratie européenne. Ensuite, la repondération des voix au Conseil des ministres afin de rééquilibrer le poids des différents pays. Enfin, la réorganisation de la Commission. Ce sont ces problèmes qu'il va falloir trancher avant de procéder à l'élargissement. Il ne s'agit pas d'élaborer en un temps limité une Constitution européenne ou de faire "la" grande réforme institutionnelle. Cela étant, le Conseil européen d'Helsinki de décembre dernier nous a laissé la possibilité d'élargir la CIG à d'autres questions, dont celle des coopérations renforcées qui doivent permettre à un petit groupe de pays d'aller de l'avant. La France est favorable à ce que l'agenda soit le plus large possible. Si nous parvenons à remplir ce contrat, nous aurons créé une Europe plus efficace, plus transparente, et qui, du coup, aura les moyens de se réconcilier avec les citoyens. Mais cette CIG ne sera pas la dernière : il est impossible de remettre tout le traité sur le métier en un an. Il y aura d'autres réformes institutionnelles dans l'avenir.
Q - Quels devront être les points d'accord pour que la CIG soit qualifiée de réussie ?
R - Si le vote à la majorité qualifiée devient le principe général de décision, l'unanimité étant l'exception ; si la repondération tient vraiment compte de l'importance politique et démographique des différents Etats ; si la Commission n'est pas trop nombreuse, est mieux organisée et hiérarchisée ; si le recours aux coopérations renforcées est assoupli et facilité, alors la CIG sera un succès. C'est simple à dire mais difficile à faire...
Q - En cas d'échec ou d'accord a minima, l'élargissement devra-t-il être retardé ?
R - La CIG a deux objectifs : permettre un fonctionnement plus efficace de l'Union et autoriser l'élargissement aux douze pays d'Europe centrale et orientale qui ont ouvert des négociations avec elle. En ce sens, la réforme institutionnelle est bien une condition sine qua non à l'élargissement. Si nous ne parvenions pas à mener à bien cette réforme, il serait plus raisonnable d'attendre.
Q - La CIG n'est-elle pas d'ores et déjà condamnée à échouer, certains pays comme le Danemark ou la Suède ne voulant faire aucune concession
R - Tout le monde devra faire des concessions ! La Suède et le Danemark ont un intérêt vital à ce que les Etats baltes adhèrent à l'Union. Ceux qui prendraient la responsabilité de bloquer la réforme arrêteraient aussi l'élargissement, du moins pour un temps. La CIG est un exercice qui a une finalité précise : continuer l'aventure européenne et réussir cet élargissement auquel tous ont intérêt.
Q - A la fin de l'année, on connaîtra donc le chemin que prendra la construction européenne ?
R - Un succès de la CIG n'offrira pas la garantie que la suite sera automatiquement réussie : c'est une condition nécessaire mais pas suffisante. En revanche, s'il y a échec ou si le Traité de Nice est mauvais, tout l'édifice communautaire sera remis en cause : le projet européen tel qu'on l'a connu depuis quarante ans connaîtrait une crise profonde. Parce que cela ne doit pas arriver, je suis optimiste.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 février 2000)
Q - La Conférence intergouvernementale qui doit permettre de réformer le fonctionnement des institutions européennes avant l'élargissement de l'Union, s'ouvre aujourd'hui. Première question : allez-vous quitter la réunion, la séance, comme Martine Aubry l'a fait, vendredi à Lisbonne ?
R - Non. Martine Aubry, par ce geste, a manifesté que le gouvernement français refusait tout contact avec les ministres du Parti de la liberté de M. Haider. Ce geste manifestait aussi une très forte réprobation vis-à-vis du gouvernement de M. Schüssel, du gouvernement autrichien. Nous allons manifester à notre manière, mais en même temps l'Union européenne continue. Que les choses soient claires : il n'y aura pas de la part du gouvernement français de banalisation de ce gouvernement. Les sanctions ne seront pas levées. Au contraire, nous continuons à penser que ce gouvernement autrichien est sous haute surveillance et qu'il doit absolument bien faire attention à ce que sont les valeurs communes de l'Europe.
Q - Vous faites une différence entre les ministres d'extrême droite et les ministres conservateurs ? Vous allez trouver en face de vous, aujourd'hui, la ministre autrichienne des Affaires étrangères qui appartient aux conservateurs.
R - Il y a bien sûr une différence de nature, qui est que les uns sont d'extrême droite et les autres des conservateurs - qui étaient d'ailleurs dans une coalition avec les sociaux-démocrates, il y a encore quelques semaines. Néanmoins, je dois dire qu'à titre personnel, je considère que la responsabilité des conservateurs est extrêmement forte. Ce sont eux qui finalement ont introduit, comme dit M. Haider lui-même, le renard dans le poulailler européen ou dans la bergerie autrichienne. Je crois qu'ils ont adopté une attitude de "coopération". Je n'utiliserai pas un autre mot qui personnellement me choque. Donc, je ne fais pas de différence entre eux en tant que ministres européens. Je connais bien M. Schüssel, le nouveau chancelier, il était ministre des Affaires étrangères. Je connais bien la ministre des Affaires étrangères que je verrai tout à l'heure, Mme Ferrero-Waldner, elle était ministre des Affaires européennes. Il y a quelque chose de cassé. Pour moi, il n'y a pas de respect, il n'y a pas de confiance, il n'y a plus d'amitié vis-à-vis de gens qui ont fait ce choix qui, je crois, est néfaste pour leur pays et néfaste aussi pour l'Europe. Car, on a introduit, là, un élément qui vient corroder ce que nous faisons ensemble, c'est-à-dire un projet politique. L'Europe, ce n'est pas qu'un marché commun, c'est plus que cela. C'est une communauté de valeurs. Ils l'ont oublié.
Q - Justement, Mme Ferrero-Waldner, que vous connaissez, qui est européenne, rappelle son attachement aux valeurs de l'Union européenne. D'ailleurs, il y a eu une déclaration qui a été signée avant la formation de ce gouvernement par les responsables, dont M. Haider. Vous pensez que ceux en qui vous aviez confiance il y a quelques semaines ont changé d'avis ?
R - Je vous l'ai dit. Je n'ai pas confiance et je ne crois pas en la valeur de ces déclarations qui ont été faites dans un contexte post-électoral et juste à la veille de la formation d'un gouvernement. Elles me paraissent tout à fait de circonstance, surtout si j'observe ce que dit M. Haider, jour après jour, depuis la formation du gouvernement. Un exemple : il a regretté que le Président Klestil ait récusé un de ses ministres pour être ministre de la Défense en disant : "M. Kabas est un homme politique remarquable qui veut protéger la population viennoise contre une politique d'immigration erronée". C'était le jeudi 3 février. Savez-vous qui est M. Kabas ? C'est l'homme qui avait conçu les affiches de la campagne électorale, dont le slogan sur fond jaune avait été emprunté à Goebbels. Je pourrais aussi citer ce qu'il a dit hier sur la France qui ne partageait pas les valeurs communes ou qui protégeait plus mal ses minorités ethniques - il parlait des Bretons - que les Autrichiens. Donc, ce que je constate c'est qu'il y a quand même un double langage dans cette coalition avec M. Haider qui est le chef d'un des partis de la coalition et qui continue d'être un élément dangereux, provocateur et, à mon avis, tout à fait à dessein.
Q - Cela aurait été plus clair si M. Haider avait été à l'intérieur du gouvernement ?
R - Je crois que cela aurait été, d'une certaine façon, plus clair parce que M. Haider, au fond, est dans une situation confortable. Il récolte les fruits d'une gestion du point de vue intérieur. En même temps, il se réserve la possibilité de critiquer de l'extérieur avec une volonté qui sera de mettre fin à cette coalition - quand cela l'arrangera - pour essayer de prendre le pouvoir par lui-même. C'est ce que je redoute. En même temps, il faut que l'Europe continue, il faut travailler. Il y a un gouvernement autrichien, il est légitime. C'est pour cela que je ne vais pas quitter la salle, parce qu'il faut travailler. En même temps, que les choses soient claires : je n'ai pas d'amitié et pas non plus de confiance pour les ministres qui seront là. Que les choses soient dites.
Q - Combien de temps peuvent durer ces sanctions, cette espèce de quarantaine diplomatique ?
R - Nous verrons. D'abord, la présidence portugaise a fait ce matin une déclaration qui me paraît juste. Elle a dit qu'elle ne lèverait pas les sanctions de sa présidence. Pour ce qui nous concerne, nous aviserons en fonction du comportement de ce gouvernement, du comportement de M. Haider aussi. Mais pour moi ces sanctions sont destinées à durer. Elles sont destinées à durer parce que...
Q - Autant que le gouvernement... C'est cela que vous voulez dire ?
R - Je ne sais pas, mais d'une certaine façon c'est un peu mon sentiment. Je crois que nous devons faire comprendre aux Autrichiens, au peuple autrichien, qu'ils ont fait un choix qui leur est néfaste, qui les isole politiquement dans l'Europe. Et je pense que cela finira par payer. J'observe d'ailleurs que la cote de popularité de ce gouvernement a fortement chuté tout de suite, que les intentions de vote en faveur du parti de M. Haider se sont tassées et que celles en faveur du parti de M. Schüssel, le Parti conservateur, se sont effondrées. Ce qui prouve que les Autrichiens réfléchissent. Je crois que ce qui les fait réfléchir, c'est justement cette pression internationale. Les Autrichiens sont des Européens, ils ne souhaitent pas que l'Autriche sorte de la Communauté européenne, d'une façon ou d'une autre. Et je crois que cette attitude de fermeté est une attitude qui paiera à terme. Pas tout de suite, mais à terme.
Q - Pensez-vous que la solidarité des Quatorze va tenir ? La France, la Belgique sont très en pointe, et les autres, disent que, finalement, les déclarations sont assez encourageantes, pas si mauvaises que cela. Cela va-t-il durer ?
R - Je l'espère, je le crois. Je pense que les sanctions que nous avons prises sont des sanctions équilibrées. C'est vrai que certains auraient souhaité plus. Nous, la France, aurions pu souhaiter plus, sans doute. Mais en même temps, la présidence portugaise qui agit avec sagesse, a constaté qu'il y avait des sanctions techniques concernant une sorte de gel des relations bilatérales, qui étaient le point commun à tous. Ce point commun, oui, sera tenu ! Pour le reste, faudra-t-il aller plus loin ? Nous le verrons, et nous le verrons y compris quand nous aurons la présidence française de l'Union européenne.
Q - Faut-il modifier, ou non, ce qui peut apparaître comme des mesures insuffisantes ? C'est vrai qu'il y a les articles 6 et 7 du Traité d'Amsterdam, avec la réaffirmation des principes démocratiques. Mais les sanctions ne sont envisagées qu'en cas, au fond, d'infractions persistantes. Faut-il aller plus loin ?
R - C'est un arsenal qui dit bien ce qu'il veut dire et qui est équilibré. Et il faut l'utiliser dans toutes ses dimensions. Cela signifie que l'on peut isoler aujourd'hui, sur le plan bilatéral, l'Autriche. Cela signifie que si l'Autriche violait de façon grave et persistante le fonctionnement de l'Union européenne, ses valeurs, on pourrait à ce moment-là la suspendre de ses droits de vote. Nous verrons. L'Autriche, aujourd'hui, est sous surveillance. C'est clair. C'est un pays membre de l'Union européenne. Ce n'est pas un pays que nous voulons exclure de l'Europe. C'est un pays avec lequel nous pouvons et nous devons travailler, mais à condition qu'il soit conscient que c'est lui qui est sous surveillance, et pas nous. Ce n'est pas nous qui sommes soumis au veto de M. Haider et du gouvernement autrichien. C'est l'Autriche qui doit respecter les valeurs de l'Europe.
Q - Mais à ce moment-là, il y a ingérence, car les Autrichiens ont choisi.
R - Il n'y pas d'ingérence. On ne s'ingère que dans les affaires d'autrui. Et là, nous sommes intervenus de façon tout à fait légitime et vigoureuse dans nos propres affaires intérieures, parce que ce sont des affaires intérieures à l'Europe. Nous n'avons, encore une fois, pas exclu l'Autriche de l'Europe. Nous lui avons fait rappeler ce qu'étaient les règles de l'Europe.
Q - Vous êtes en train de dire qu'au fond, il y a un certain nombre de partis politiques qui sont interdits en Europe ?
R - Pas du tout. Ils ne sont pas interdits en Europe. Ils ont la liberté d'expression. Mais quand ils arrivent au gouvernement dans des conditions qui contreviennent aux valeurs qui sont les nôtres, qui sont des valeurs politiques, des valeurs culturelles, des valeurs de civilisation, des valeurs attachées aux Droits de l'Homme, ils se mettent, d'eux-mêmes, en marge du club, tout en restant dans l'Europe. Et je le répète encore une fois : l'Autriche n'est pas exclue, mais l'Autriche, ou plutôt son gouvernement, doit faire attention à ce qu'elle fait.
Q - Et peut-on à terme exclure un pays ? Car ce serait la logique au fond ?
R - Ne soyons pas sur ces affaires jusqu'au-boutistes ou extrémistes. Il ne s'agit surtout pas d'exclure un pays, il ne s'agit pas de combattre un peuple, de le sanctionner pour ses choix. Il s'agit de montrer à des gouvernements, qui sont l'expression politique légitime de ces peuples, que l'on ne peut pas aller trop loin. Et c'est exactement ce que nous faisons. Il n'est pas question d'exclure l'Autriche de l'Europe. Mais on peut aller, à un moment donné, jusqu'à suspendre son gouvernement de droit de vote, si, encore une fois, il allait plus loin, et je dois le dire, beaucoup plus loin que là où il va pour l'instant. Voilà ce que nous souhaitons, ce que sont les valeurs fondamentales, ce que nous pouvons faire si elles n'étaient pas respectées. C'est une frontière qui est bien marquée et c'est un processus de surveillance qui commence.
Q - L'Autriche en l'an 2000, ce n'est pas l'Allemagne de 1933 ?
R - Heureusement, nous ne sommes pas du tout dans le même contexte. Nous n'avons pas à craindre une contamination nazie mais nous allons en même temps être vigilant et surtout rappeler ce que nous sommes. Parce que l'enjeu, c'est une Europe élargie demain. Et nous devons dire aux pays candidats : "Attention, vous ne rentrez pas dans n'importe quelle communauté, mais dans une communauté de valeurs, une communauté de civilisation.
Q - Comme dit M. Haider, on ferait mieux de se préoccuper de la Turquie.
R - On se préoccupe de la Turquie. Mais, inversement, si on acceptait n'importe quoi en Autriche, alors on pourrait dire demain matin à la Turquie, dans sa situation actuelle : "Entrez dans l'Union européenne" ; et ce n'est pas ce que nous voulons. Nous voulons que, dans l'Union européenne, il n'y ait que des pays parfaitement démocratiques et qui partagent les mêmes valeurs.
Q - Avec ces prises de position communes en faveur des valeurs de l'Europe, on dit que c'est la première manifestation réelle de l'Europe politique. C'est grâce à Haider. Il a fait beaucoup plus peut-être que plein de réunions et plein de souhaits manifestés ?
R - Je n'irai pas jusque-là. Mais peut-être, face à une certaine dérive du modèle européen qui était trop marqué par l'attachement au marché, on a rappelé que l'Europe, ce n'était pas que cela, ce n'était pas qu'une communauté d'intérêts, c'était beaucoup plus : encore une fois, une communauté de valeurs, de civilisation ; au fond, un ensemble politique. C'était un rappel utile. Mais pour bâtir une véritable Europe politique, il faudra maintenant aller plus loin et notamment réformer ces institutions.
Q - Et les négociations commencent aujourd'hui. La France préside l'Union au deuxième semestre de l'an 2000. Vous avez une chance selon vous de réussir cette modification ?
R - Nous avons une chance, ce ne sera pas facile. Mais c'est en même temps indispensable. Parce qu'on voit que l'Europe, telle qu'elle est aujourd'hui, ne fonctionne pas parfaitement. Ne serait-ce que parce qu'elle peut être bloquée par un pays qui peut mettre son veto et parce que l'Europe demain sera plus vaste. Elle comportera non pas quinze Etats-membres mais une trentaine. Et donc, il faut des processus de décision beaucoup plus démocratiques en Europe. Nous pouvons le faire, nous devons le faire. Et c'est un enjeu majeur parce que, si nous ne le faisons pas, l'élargissement ne pourra pas réussir. Et donc, nous avons une responsabilité forte dans l'année qui vient. Nous somme capables de l'exercer.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 février 2000)
Extraits de l'interview à LCI le 16 février :

Bonjour Pierre Moscovici. Vous avez participé à l'ouverture de la Conférence intergouvernementale chargée de préparer la réforme des institutions européennes, conférence qui doit se terminer à la fin de la présidence française, c'est-à-dire à la fin de cette année. Alors, l'arrivée de l'extrême-droite dans le gouvernement autrichien change-t-elle beaucoup les choses ? L'Autriche est-elle susceptible de bloquer le processus ?
R - Je crois qu'elle n'y a vraiment pas intérêt, car il ne faut pas inverser les rôles. Ce n'est pas l'Europe qui est mise sous surveillance par l'Autriche, mais l'Autriche qui est mise sous surveillance par l'Europe. Ils ont fait le choix d'un gouvernement qui comprend un parti d'extrême-droite, xénophobe, qui est ambigu sur le passé nazi et donc, à partir de ce moment, les rapports ne sont pas les mêmes. Tout ce qui était convivial, amical, je dirais même le respect, la confiance, ne sont plus là, ni pour les ministres du parti de M. Haider, ni d'ailleurs pour les ministres conservateurs qui, d'une certaine façon, ont fait le marche-pied à l'extrême-droite. C'est sûr que les relations sont plus froides, c'est sûr qu'il y a une forme de rapport de forces mais je ne pense pas que, dans ce rapport de forces, les Autrichiens soient en situation favorable. Encore une fois, si eux se mettent à bloquer l'Europe pour des raisons politiques, alors cela ne manquerait pas d'avoir des conséquences sur les rapports entre les Quatorze et l'Autriche.
Q - Quand vous dites, c'est plus froid, cela veut dire que l'on bat froid au ministre des Affaires étrangères qui est conservateur et lorsque c'est un ministre FPO on sort de la séance, c'est ça ?
R - Je crois que ce n'est pas la différence. La distinction c'est qu'il y avait une réunion informelle, où l'on parle de façon décontractée en principe et très conviviale. Là Martine Aubry a marqué le coup et je dois dire que, pour ma part, je l'approuve totalement même si à mon avis, cela a été fait une fois et ce n'est pas la peine de le refaire à chaque fois. Pour le reste, il y avait un conseil formel à Bruxelles - pardonnez-moi d'être technique - c'est-à-dire que là, c'est vraiment le fond de la machine européenne : Mme Ferrero-Waldner était là et ce n'est pas parce qu'elle est conservatrice que nous sommes restés là, mais, je ne l'ai pas saluée et je ne l'aurai pas saluée. C'était mon homologue comme ministre des Affaires européennes et je désapprouve totalement la conduite qui est la sienne et le fait qu'elle participe à un gouvernement avec un parti d'extrême droite. C'est froid, complètement froid.
Q - Froid, mais cela fonctionne.
R - Il faut que cela fonctionne. Les traités ne donnent pas la possibilité d'exclure un pays. D'ailleurs nous ne souhaitons pas exclure un pays, un peuple, l'Autriche, parce que c'est un peuple européen. En même temps, nous voulons montrer à ce gouvernement qu'il est isolé, parce qu'il est particulier et il est particulier parce qu'il ne respecte pas les valeurs européennes. Vous savez, j'observe que M. Haider
- certes il est gouverneur de Carinthie mais enfin - a signé l'accord de ce gouvernement, au nom de son parti. Tous les jours, il fait des déclarations provocatrices, les dernières en date consistant à comparer Winston Churchill et Adolf Hitler. Bon, c'est sa technique, c'est provocation un jour, démenti le lendemain, calomnier, provoquer. Provoquer, il en reste toujours quelque chose.
Q - M. Schüssel a dit qu'il donnait de bons conseils.
R - Ecoutez, M. Schüssel dit qu'il donne de bons conseils. J'observe du point de vue des conservateurs une sorte de double langage. Quand ils sont à Bruxelles ou hors de leurs frontières, ils sont à la fois très démocrates, très opposés à leurs partenaires de la coalition, très européens et puis en même temps, en Autriche ils sont tout à fait complaisants avec ce parti d'extrême-droite et tout à fait attentifs à ce que dit M. Haider. Ce double langage-là, je ne l'approuve vraiment pas.
Q - Tout cela paraît quand même un peu dérisoire, quand on voit ce qui se passe en Tchétchénie et l'attitude pas très ferme, dirais-je, que nous avons à l'égard de la Russie.
R - Mais il y a une différence absolument fondamentale : c'est que les affaires de l'Europe sont des affaires intérieures. On a parlé d'ingérence, nous ne nous sommes pas ingérés dans les affaires autrichiennes ; nous nous sommes mêlés de nos propres affaires parce que l'Europe ce n'est pas un marché commun, ce n'est pas une simple communauté d'intérêts. L'Europe c'est beaucoup plus que cela, c'est un espace de valeurs, c'est un espace de civilisations, c'est une communauté politique et donc, quand nous prenons position sur l'Autriche, nous ne prenons pas position sur le choix que fait ce pays de son gouvernement, nous disons, le choix de ce gouvernement a un impact sur la vie intérieure de l'Autriche.
S'agissant de la Tchétchénie, nous avons des positions fermes, vis-à-vis d'un partenaire qui nous est extérieur, la Russie, et en même temps nous n'arrêtons pas de répéter à la fois que nous condamnons le terrorisme. Donc, nous disons que nous respectons l'intégrité de la Russie. En même temps, nous disons qu'il faut trouver une solution politique et que ce à quoi on assiste, honnêtement, est tout à fait condamnable. Nous le disons avec fermeté. Hubert Védrine l'a rappelé il y a quelques jours à M. Poutine dans un entretien qui a été tout à fait franc et direct et en même temps, ce sont des affaires extérieures.
Q - Est-ce que l'Europe peut rester une communauté à 27 ?
R - Vous parlez de l'élargissement de l'Europe à 12 pays
Q - Oui, puisque vous dites que l'on n'est pas un marché commun. En fait, on a l'impression que cela va devenir un marché commun.
R - Mais, si nous accueillons les pays que l'on appelait les pays de l'Est auparavant, c'est justement parce que nous sommes une communauté de valeurs. Si nous nous disions une communauté économique, nous dirions : non, ce sont des pays qui n'ont pas le même niveau de développement que nous. Si nous leur disons oui, c'est justement parce que nous pensons qu'il faut réconcilier les deux parties de l'Europe qui ont été séparées par la guerre froide, séparées par la différence entre l'Europe de l'Ouest et l'Europe communiste. Aujourd'hui, cela n'a plus lieu d'être et comme nous sommes une communauté de valeurs, alors oui, nous devons accepter l'élargissement, tout en sachant, paradoxalement, qu'économiquement, ils risquent de nous fragiliser et que ce qui risque aussi d'être affecté, ce sont les politiques communes, la politique agricole, la politique structurelle. C'est vrai que c'est une tâche un peu difficile. C'est pourquoi il faut résolument aller vers cet élargissement. C'est un impératif politique, c'est un impératif historique. En même temps, il faut le maîtriser et s'assurer qu'il ne détruit pas justement la substance politique de l'Europe.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 février 2000)
Extraits de l'entretien-débat entre MM. Pierre Moscovici et François Bayrou au "Point" le 18 février :

Q - Avec le recul, comment jugez-vous l'" affaire autrichienne " ? A-t-elle marqué, comme on l'a dit, la naissance d'une Europe politique ?
R - C'est d'abord une mauvaise nouvelle pour la démocratie puisqu'on voit revenir dans un gouvernement européen un parti d'extrême droite, xénophobe, qui n'a pas réglé ses comptes avec un passé nazi. Mais je crois que la réaction ferme et unanime des Européens - dire qu'on ne peut accepter l'inacceptable, ni s'y accoutumer, et qu'il faut donc isoler politiquement l'Autriche tant qu'elle fait ce choix - a été salutaire. De ce point de vue, oui, c'est un acte de naissance d'une Europe politique. Reste à tenir dans la durée.
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C'est pourquoi on a tort de parler d'ingérence. Les affaires européennes ne doivent plus être considérées comme des affaires étrangères : nous sommes français et européens, ils sont autrichiens et européens.
Q - Une CIG (Conférence intergouvernementale) a été lancée lundi dernier à Bruxelles pour réformer les institutions et permettre la mise en uvre des décisions prises en décembre dernier à Helsinki. Le quasi-doublement des membres de l'Union et un feu vert donné à la candidature turque. Or elle est très critiquée.
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R - J'aimerais que M. Bayrou fasse davantage confiance à la présidence que nous exercerons (à partir de juillet) : elle sera assumée par la France, qui parlera, là-dessus, d'une seule voix - celle du président de la République et du gouvernement. Par ailleurs, nous n'avons pas arrêté, à Helsinki, ce que sera le contenu de la CIG. D'abord, les trois points laissés de côté à Amsterdam - c'est-à-dire le nombre des commissaires, la pondération des voix au Conseil des ministres, l'extension du vote à là majorité qualifiée - sont des réformes de grande importance, indispensables pour permettre à l'Union de fonctionner.
Mais la France a aussi une autre ambition. Nous sommes tout prêts à étudier d'autres modifications liées à ces trois points. Par exemple : la responsabilité individuelle des commissaires, le redimensionnement de la Cour de justice et de la Cour des comptes, etc.
Au-delà, d'autres sujets pourraient aussi être traités, comme les coopérations renforcées.
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C'est un système qui permet à quelques Etats de développer entre eux des coopérations souples. La France est favorable à son extension. J'espère donc que nous arriverons à une réforme consistante.
François Bayrou, lui, parle de faire une Constitution... Si cela consiste à codifier les traités existants, à en réaliser une version claire, consolidée, présentable, faisons-le. Mais je ne suis pas favorable à ce que l'on aille tout de suite au-delà. Il se trouve d'autre part que, outre la CIG, nous devons, cette année, adopter une Charte des droits fondamentaux de l'Union : le cas autrichien montre en effet qu'elle doit avoir une portée plus grande que prévu. Et même qu'il faut, peut-être, prévoir un dispositif supplémentaire de sanctions pour ceux qui ne la respecteraient pas.
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Faire la Constitution européenne sur le modèle fédéral en l'an 2000, je le répète, en effet, je n'y crois pas.
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Pour qu'il y ait vraiment un système fédéral, il faut quand même qu'il y ait un centre, c'est-à-dire un Etat fédéral avec des transferts de compétences...
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Q - N'était-il donc pas hâtif, voire imprudent, de décider à Helsinki le quasi-doublement des Etats de l'Union et d'agréer la candidature turque ? N'aurait-il pas mieux valu prendre le temps d'une réforme plus approfondie ?
R - Je suis, moi aussi, convaincu qu'il faut travailler à rendre l'Europe populaire. Mais nous ne devons pas être des marchands d'illusions : l'Europe est une réalité compliquée. Et c'est notre responsabilité à nous, les politiques, d'expliquer. Je ne suis pas certain qu'un texte de Constitution y suffise.
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L'élargissement de l'Europe, tel qu'il se profile - c'est presque une réunification, nous allons construire une autre Europe -, cet élargissement n'est pas comme les autres. Non seulement parce qu'on va passer de quinze à vingt-sept ou à trente pays, mais parce qu'il s'agit d'assimiler des systèmes hétérogènes en termes de niveau de vie, de culture, de religion. Eh bien, cette grande Europe est pour nous, depuis la chute du mur de Berlin, un devoir historique !
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Restons un instant sur le lien élargissement-réforme des institutions. Le très grand chantier constitutionnel que vous appelez de vos vux prendrait trois, quatre ou cinq ans. On peut faire ce choix. Mais ce serait retarder l'élargissement d'autant. Et ce serait, alors, être défaillant à l'égard des pays candidats. C'est pourquoi nous avons préféré une réforme ambitieuse mais pragmatique dans le cadre de la CIG. Bref, nous avons fait le choix d'avoir le maximum d'ambition dans un laps de temps relativement court. Si nous n'y réussissons pas en l'an 2000, la France passera le témoin à d'autres. Il est probable, alors, que l'exercice se déroulera dans d'autres conditions et qu'il faudra choisir une autre démarche.
Q - Revenons à la Turquie. Il y a deux façons d'inscrire l'Europe dans des frontières : soit avec des outils géographiques et historiques ; soit en décrivant sa finalité dans un texte à caractère constitutionnel.
Moi je ne parle pas de Constitution, mais de projet : quelle politique, quelle civilisation bâtir ? Quel " vouloir vivre ensemble " ? C'est à partir de là qu'on peut dessiner les politiques concrètes qui sont les nôtres. Quant à la Turquie, non, François Bayrou, nous n'avons pas accepté l'adhésion de la Turquie sans consulter les peuples.
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Nous avons décidé de mettre la Turquie sur la voie de l'adhésion. Mais je veux souligner, pour qu'il n'y ait pas de confusion, que ce que nous avons décidé, c'est bien que la Turquie soit un candidat reconnu à l'Union et non qu'elle entre en négociation avec elle. Avant de pouvoir négocier, les Turcs devront satisfaire à des critères politiques : démocratie, Droits de l'Homme, etc. Ensuite, à Helsinki, nous avons concrétisé une décision vieille de trente ans : c'est en 1963 qu'a été reconnue la vocation européenne de la Turquie. Enfin, nous avons pris cette décision parce que le contexte régional a changé et, paradoxalement, à la demande d'Athènes. Jusque-là, les Grecs bloquaient. Désormais, ils considèrent que le rapprochement euro-turc est une condition du rapprochement gréco-turc, et donc un facteur de stabilité pour la région : c'est une dimension géopolitique extrêmement importante.
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Q - Peut-être faut-il rappeler que, si la Turquie entre dans l'Union européenne, elle en sera, dans une vingtaine d'années, le pays le plus peuplé...
R - Compte tenu du déclin démographique de l'Allemagne, c'est exact. Et elle aura 100 millions d'habitants en 2050.
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Je partage l'idée que l'Europe est une communauté de civilisation. La Turquie est-elle européenne ? Longtemps, je vous le rappelle, on a parlé de la Turquie comme de " l'homme malade de l'Europe ", pas de l'Asie ! C'est une république laïque - la seule dans cette région. Elle a une composante géographique européenne...
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C'est une démocratie - qui doit d'ailleurs se perfectionner fortement, notamment en tranchant les liens que les militaires entretiennent avec le pouvoir. Enfin, c'est un pays de vaste culture. Et le pari que je fais, c'est que nous aurons dans cinquante ans, à nos côtés et parmi nous, 100 millions de femmes et d'hommes qui partageront nos valeurs. Je sais que c'est un pari qui est loin d'être gagné - mais c'est cela que signifie la décision d'Helsinki.
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Je sais - on le voit dans les sondages - que c'est une candidature qui est très loin de faire l'unanimité. Et il est vrai qu'on aurait pu adopter un autre type de relation entre la Turquie et l'Union. Mais il aurait fallu le faire il y a trente ans. Encore une fois, nous ne faisons que concrétiser une décision prise, en filigrane, en 1963.
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Je ne dis pas que la décision d'aujourd'hui est la même que celle de 1963, mais qu'on a alors ouvert une voie qui devait forcément déboucher un jour sur cette seule interrogation : accepte-t-on ou non la Turquie ? La question centrale que vous soulevez, en réalité, c'est celle des modes de vie différents. Alors, disons-le pour que les choses soient claires : la Turquie est un pays majoritairement musulman. Faut-il y voir une radicale hétérogénéité du modèle européen ? Pour moi, l'Europe n'est pas et ne doit pas être un club chrétien : elle doit trouver sa force dans son caractère multiculturel, voire multiconfessionnel.
Si cette radicale différence ne se réduisait pas, la Turquie ne pourrait évidemment pas adhérer à l'Union. Quant aux réticences de l'opinion publique, revenons à la réalité : il est évident que, comme toute autre adhésion à l'Union, celle de la Turquie ne pourra pas être acquise sans que l'opinion soit consultée. Au minimum par l'intermédiaire du Parlement. Peut-être par référendum.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 février 2000)