Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, dans "La Tribune" du 23 mai 2005, sur sa conception de l'Europe notamment sa position favorable à une Europe fédérale et la défense du "modèle européen libéral solidaire".

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Texte intégral

QUESTION : Le résultat du référendum s'annonce très serré. Le traité est-il renégociable si le non l'emporte ?
François BAYROU : Il est illusoire et mensonger de laisser penser qu'une renégociation est possible. Il n'y a pas de plan de rechange possible. La Constitution pour être adoptée exige l'unanimité, le oui des 25 signataires. Dix d'entre eux ont déjà donné leur assentiment, au terme d'un débat parlementaire ou populaire. Dix autres s'apprêtent à le faire. Vous croyez qu'un non de la France les engagerait à tout recommencer ? La conséquence est donc que le projet de Constitution serait bel et bien abandonné pour des années.
QUESTION : Mais l'Irlande a bien revoté, après avoir voté non au traité de Nice...
François BAYROU : Bien sûr. Mais l'Irlande a dû revoter sur le même texte. On a représenté au vote le même texte du traité de Nice, avec simplement une déclaration d'accompagnement. Je ne serais pas heureux de voir mon pays placé devant le même choix, s'isoler ou se dédire. Il est clair que la France va répondre oui ou non au projet d'une Constitution pour l'Europe. Celle-là, et pas une autre.
QUESTION : Mais, si le non l'emportait, n'y aurait-il pas une autre procédure qu'un nouveau vote ? Par exemple le recours au Parlement ?
François BAYROU : Pour moi, c'est inimaginable. On ne peut pas ruser avec le référendum. Ce que le peuple a fait, seul le peuple peut le changer.
QUESTION : Vous êtes favorable à une Europe fédérale. Trouvez-vous que la Constitution met l'Europe sur cette voie ?
François BAYROU : Quand on a un président élu, un président de la Commission élu, une Commission qui reçoit un vote de confiance, un Parlement élu au suffrage universel, une monnaie unique, une banque centrale et une Cour de justice, qu'est-ce qui manque pour être dans un système fédéral ? La seule chose qui manque, c'est la dimension du budget. Le budget fédéral est limité à 1 %, alors qu'aux Etats-Unis il tourne autour de 17 %. Mais cette construction est une fédération au sens propre du terme. Elle respecte l'identité et la force des Etats-nations. Elle leur donne un avenir au lieu de les éradiquer.
QUESTION : Il manque pourtant l'harmonisation sociale, l'harmonisation fiscale, le manque d'une vraie coordination des politiques économiques, la défense commune...
François BAYROU : En créant une vraie union, le traité va dans le sens de cette harmonisation. Mais seule l'expression de la volonté des peuples européens pourra y conduire sûrement.
QUESTION : Est-ce suffisant ?
François BAYROU : Personne n'a jamais pensé que l'on puisse faire de l'Europe un Etat unitaire et central. L'Europe fédérale, c'est tout le contraire. C'est la protection des différences, la protection du pouvoir de chaque Etat sur sa société, de ses coutumes, de sa culture, et simplement l'obligation de travailler ensemble sur les grands sujets. Fédérer, je le répète, ce n'est pas écraser.
QUESTION : Estimez-vous que les Français qui penchent pour le non expriment davantage un rejet de la politique gouvernementale qu'un rejet de la Constitution ?
François BAYROU : Il y a les deux. Dans les raisons qui expliquent la situation actuelle, il y a un malaise français profond, qui est un malaise démocratique, un malaise social, un malaise économique, un malaise moral. Il y a ensuite un problème européen. Depuis des décennies, on a, en France, reporté sur l'Europe la responsabilité de toutes les contraintes de la modernité. Bruxelles a été le bouc émissaire, et même jamais bouc ne fut plus émissaire ! On lui a mis sur le dos toutes les insuffisances françaises. Il n'est pas étonnant qu'on le regarde d'un mauvais oeil.
QUESTION : Quand on fait campagne pour le oui, il faut donc aussi répondre à ce malaise social ?
François BAYROU : Il faut démontrer que, face au malaise français, l'Europe sera un atout et non un handicap.
QUESTION : La peur des Français ne s'explique-t-elle pas pour une large part par l'élargissement de l'Europe à 25 pays, sur lequel ils n'ont pas été consultés ?
François BAYROU : Je ne suis pas de ceux qui se servent de l'élargissement comme d'une pomme de discorde. Ce sont des pays européens que nous avons abandonnés pendant quarante ans. Leur croissance sera notre croissance. Nous l'avons vu avec l'Espagne et le Portugal : les pays qui se développent prennent comme fournisseurs des pays plus développés. Je vous rappelle que la France est constamment en excédent commercial avec l'Espagne. Selon les derniers chiffres que j'ai en ma possession, la France a acheté à l'Espagne 24 milliards d'euros de marchandises et de services et a vendu à ce pays pour 32,5 milliards d'euros. L'élargissement va nous apporter un ballon d'oxygène dont notre croissance a bien besoin.
QUESTION : Pensez-vous que, quel que soit le résultat du référendum, la politique du gouvernement devra être infléchie pour tenir compte du message des électeurs ?
François BAYROU : C'est inéluctable et nécessaire. Il appartient au chef de l'Etat de dire dans quel sens. Pour l'heure, je ne vois pas de signes des changements attendus.
QUESTION : Peut-on être Européen et faire campagne pour le non ?
François BAYROU : Connaissez-vous, sur les vingt-quatre autres pays européens, un seul responsable politique pro-européen qui vote non ? Si la France vote non, qui ouvrira le champagne ? Tous les anti-Européens, de l'extrême droite flamande aux conservateurs britanniques.
QUESTION : Alors que le camp du non appelle à voter contre l'Europe libérale soumise à la dictature des marchés, comment convaincre qu'avec la Constitution, l'Europe sera plus sociale ?
François BAYROU : Cette obsession antilibérale de la France est une impasse. Jamais dans le monde une société de liberté n'a été générée par une économie contrainte. Arrêtons le délire obsessionnel dans lequel se plongent beaucoup d'esprits contre une économie libre. Il y a trois modèles principaux dominants dans le monde aujourd'hui. Le modèle américain ultralibéral individualiste. Le modèle chinois ultralibéral communiste totalitaire. Le modèle européen libéral solidaire. On ne peut défendre la solidarité que si l'on a une capacité économique, une compétitivité, une réactivité, une créativité qui sont intégralement liées à la liberté d'agir. Cette mode d'hystérie contre l'Europe libérale est fascinante et désespérante.
QUESTION : Nombre de Français veulent pourtant s'opposer aux dérives de l'Europe libérale en votant non
François BAYROU : Dans un monde d'économie et de liberté, le seul moyen d'obtenir la régulation qu'une société exige pour vivre ensemble sans abandonner les plus faibles sur le bord de la route, c'est d'avoir un pouvoir politique capable d'imposer les règles et d'abord les règles de la liberté : lutter contre les monopoles, lutter contre les abus de position dominante, lutter contre la collusion entre les différents pouvoirs, pouvoir politique, pouvoir médiatique et pouvoir économique. La séparation des pouvoirs aujourd'hui devrait être beaucoup plus large qu'au temps de Montesquieu. Si l'on veut cette régulation en Europe, il faut une union politique. John Monks, le secrétaire général de la Confédération des syndicats européens, a eu raison de dire que le capitalisme international n'a pas besoin de Constitution européenne. Il préfère la jungle. Ceux qui en ont besoin, ce sont les travailleurs, les syndicats et les forces qui veulent réguler la société sur d'autres valeurs que les seuls critères du marché.
Propos recueillis par Marc Deger et Delphine Girard
(Source http://www.udf-europe.net, le 24 mai 2005)