Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, dans "Le Figaro" du 27 mai 2005, sur ses arguments en faveur du "oui" et les conséquences d'une victoire du "non" au référendum sur la Constitution européenne.

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Texte intégral

QUESTION : Le oui peut-il encore l'emporter ?
François BAYROU : Je refuse tout défaitisme. Les élections, désormais, se jouent les derniers jours, les dernières heures. Des déplacements massifs de voix sont habituels, y compris chez les électeurs qui croient avoir fait leur choix. On l'a bien vu lors de l'élection présidentielle de 2002. Deux questions, fondamentales, résument et transcendent l'enjeu du 29 mai : dans un monde si dur et si dangereux, l'Europe unie est-elle nécessaire à l'équilibre de la planète et à la défense de notre modèle de société ? Et, si l'Europe est unie, faut-il qu'elle devienne une démocratie, pilotée par les citoyens ? Si les Français entendent la gravité de ces deux questions, ils répondront oui.
QUESTION : Comment expliquez-vous que ce message ait tant de mal à passer ?
François BAYROU : Le débat, depuis le début, est profondément troublé par l'état du pays, par la rancoeur à l'égard de ses responsables. Notre démocratie est malade depuis longtemps - désaveu de Juppé, puis de Jospin, puis de Raffarin, c'est toujours le même scénario - et la tentation du non est un énième symptôme de cette maladie. En outre, la société française a développé depuis des décennies ce que l'on pourrait appeler une idéologie de la détestation de la liberté. Notre monde intellectuel a été l'un des plus marxistes du monde. Nous en avons gardé en héritage l'idée que la liberté, ce n'est bon que pour les requins. Or l'économie sociale de marché, telle que la définit la Constitution européenne, c'est une économie de liberté à vocation sociale, qui porte une société solidaire.
QUESTION : Une majorité de la gauche semble pourtant convaincue que la Constitution est d'inspiration "ultralibérale"...
François BAYROU : La gauche française a refusé la réflexion que toute la gauche du monde a conduite. C'est l'un des éléments fondamentaux du mal français, accentué par le travail impressionnant qu'Attac a fait sur le terrain, depuis les salles de profs jusqu'à Internet... Ainsi s'est structurée une gauche radicale qui est aujourd'hui majoritaire dans son camp.
QUESTION : Selon vous, Laurent Fabius est-il sincère quand il dénonce une Constitution "ultralibérale" ?
François BAYROU : La vérité de Laurent Fabius, c'est Fabius au pouvoir. Celui qui a soutenu l'euro, qui a célébré l'entrée de la Chine à l'OMC en 2001, en faisant un vibrant éloge du libre-échangisme, qui a écrit que les impôts pouvaient faire perdre la gauche ! En se reniant lui-même, il a pris une immense responsabilité. Quand il l'a fait, était-il sincère ? Sûrement pas. C'est simplement le levier qu'il a choisi pour être le candidat de la gauche à la présidentielle. L'est-il aujourd'hui ? Il ne faut jamais sous-estimer la capacité des hommes politiques à se convaincre eux-mêmes.
QUESTION : Pourquoi pensez-vous que Nicolas Sarkozy affaiblit le oui quand il présente la Constitution comme un accélérateur de réformes pour la France ?
François BAYROU : Les Français veulent deux choses : ils veulent l'Europe et la préservation de leur modèle social. Leur dire ou laisser entendre que la fonction de l'Europe serait de démolir leur modèle social, c'est évidemment les inquiéter ! Or cet argument n'est pas fondé : le modèle social français fait partie de l'identité de notre pays. La Constitution européenne le renforce puisqu'elle fait de ses valeurs de véritables droits. Mais ce modèle, aujourd'hui déstabilisé, doit être refondé.
QUESTION : Le discours "social" de Jacques Chirac vous paraît-il plus rassurant ?
François BAYROU : Le président a bien senti le danger. Mais je ne suis pas pour la diabolisation du libéralisme. Ce qu'il faut dire, c'est que la Constitution crée un bateau assez fort pour traverser les tempêtes, mais que les peuples pourront manoeuvrer dans la direction de leur choix.
QUESTION : Que répondez-vous aux souverainistes ?
François BAYROU : Le fédéralisme, ce n'est pas la construction d'un Etat uniforme, c'est la protection des diversités. L'Europe, ce n'est pas de la souveraineté perdue, c'est de la souveraineté reconquise et partagée. Nous avions perdu notre souveraineté monétaire, le franc était à la remorque du deutschemark. L'euro, notre monnaie, est aujourd'hui une des plus respectées de la planète. De même, j'entends dire sans cesse que la Constitution n'évoluera jamais, parce qu'il n'y aura jamais l'unanimité requise pour la réviser. C'est totalement faux : il fallait aussi l'unanimité pour réviser le traité de Nice, et on est train de le faire, en l'ayant refondu complètement ! Nous avons sous les yeux la preuve que cette unanimité est accessible et donc que la Constitution est parfaitement révisable.
QUESTION : Craignez-vous, comme Jean-Pierre Raffarin, qu'une victoire du non provoque une crise économique ?
François BAYROU : L'intimidation, ce n'est pas bon. Il faut que les Français fassent des choix d'adhésion, je ne crois pas à la menace. Aujourd'hui, la Bourse monte ! Un certain nombre de puissances financières, sur la planète, redoutent l'idée d'une Europe politique, c'est-à-dire capable d'imposer des normes en matière de social, de fiscalité, d'environnement. Ils se réjouissent du non.
QUESTION : Quelle serait la première conséquence du non ?
François BAYROU : Au niveau européen, soit les ratifications continuent dans les autres pays, et la France se retrouve isolée, soit elles tombent en panne, et la Constitution est par terre. En France, quel que soit le résultat du référendum, il serait inimaginable que ne soient pas posées ouvertement le 30 au matin toutes les questions qui sont évacuées depuis le 21 avril 2002. Les changements sont donc inéluctables, y compris, et même surtout, si le oui l'emporte. Ils devront être profonds. La plus grande difficulté sera de trouver le nécessaire soutien populaire.
QUESTION : Quel rôle l'UDF pourrait-elle jouer dans ce changement ?
François BAYROU : Trois critères détermineront notre attitude. Le premier, c'est la crédibilité du chef du gouvernement. Le deuxième, la définition d'un cap. Depuis 2002, on a fait tout et son contraire. Enfin, il est absolument indispensable de retrouver le soutien des Français. Quant à ma responsabilité, c'est de faire en sorte que l'attitude de l'UDF reste cohérente avec l'analyse qu'elle fait de la gravité de la situation. La confiance des Français est à ce prix.
QUESTION : Si Dominique de Villepin succédait à Jean-Pierre Raffarin, quelle serait votre position ?
François BAYROU : On croit toujours qu'il s'agit d'une question de personne. Ce n'est vrai qu'en partie. Avant 1958, de Gaulle répétait sans cesse à ses troupes affolées par les mirages de la succession des gouvernements que personne, quelles que soient ses qualités individuelles, ne pouvait réussir dans les institutions de la IVe. Pour moi, c'est jusqu'à ce degré de crise que la Ve République a fini par dériver. Saura-t-on le comprendre ?
QUESTION : Craignez-vous que, d'ici là, certains de vos amis se laissent tenter par un ministère ?
François BAYROU : Croyez-moi, si l'on place les ministères au niveau de la tentation, des avantages personnels, on continuera de rencontrer de lourds déboires.
Propos recueillis par Judith Waintraub et Alexis Brézet
(Source http://www.udf-europe.net, le 27 mai 2005)