Déclaration de M. Bernard Kouchner, secrétaire d'Etat à la santé et à l'action sociale, sur la prise en charge des personnes vieillissantes handicapées mentales et des personnes âgées souffrant de troubles mentaux et sur le décloisonnement du secteur sanitaire et social, Paris le 24 novembre 1998.

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Circonstance : Remise du rapport de Mme Janine Cayet sur "La prise en charge des personnes vieillissantes handicapées mentales et des personnes âgées souffrant de troubles mentaux", devant le Conseil économique et social, à Paris le 24 novembre 1998

Texte intégral

Monsieur le Président,
Madame le rapporteur,
Mesdames et Messieurs les Conseillers
Je veux d'abord vous remercier de votre invitation de ce jour. C'est bien volontiers que j'y réponds.
En premier lieu, parce que je connais et respecte la pertinence des travaux produits par le Conseil Economique et Social.
Vos réflexions, Mesdames et Messieurs, apportent en effet au Gouvernement un éclairage toujours utile, qui l'aide à anticiper les grands problèmes de notre société et favorise sa prise décision. Elles constituent une contribution souvent décisive pour susciter les évolutions nécessaires de notre législation ou pour intégrer des amendements opportuns aux projets de textes présentés.
A ce titre, le rapport que vous avez élaboré Madame, s'inscrit pleinement dans cette tradition de qualité et je veux le saluer.
En second lieu, mon plaisir d'être avec vous tient précisément à l'intérêt de ce rapport et du sujet qui vous réunit aujourd'hui :
"la prise en charge des personnes vieillissante handicapées mentales et des personnes âgées souffrant de troubles mentaux"
Mon intérêt personnel pour cette question recouvre en effet totalement le champ des compétences qui sont miennes au sein du Gouvernement, telles que le Premier Ministre, en accord avec le Président de la République, vient de les préciser.
Secrétaire d'Etat à la santé et à l'action sociale, je suis désormais en charge de la politique en faveur des personnes âgées et des personnes handicapées.
C'est une lourde responsabilité car elle touche, peu ou prou, à la vie de cinq millions de nos concitoyens. Et au nombre de ceux-ci, plus d'un million cinq cent mille personnes sont des enfants et adultes gravement handicapés.
Je mesure les attentes, les espoirs de tous ces gens et j'espère pouvoir y répondre au mieux.
Je souhaiterai ainsi évoquer quelque instants devant vous le problème particulier, réel et difficile du vieillissement des personnes handicapées.
Partant de ce problème, l'occasion me paraît toute indiquée de préciser brièvement les ambitions que j'assigne à une politique en faveur des personnes handicapées qui doit être à mon sens globale et cohérente mais sans pour autant ignorer les autres politiques publiques.
Mais pour aller au-delà des mots et des déclarations d'intention, l'efficacité de cette politique nécessite qu'elle dispose d'instruments de pilotages adaptés et que nous mobilisions toutes les ressources disponibles, qu'elles soient aujourd'hui sanitaires ou sociales.
A ce titre et quoi qu'en pensent certains - dont je comprends les émois, mais que j'espère pouvoir rassurer - un rapprochement entre le secteur sanitaire et le secteur social et médico social n'est pas un mariage contre-nature. Il représente bien au contraire un atout voire une nécessité, sous réserve toutefois qu'il ne soit pas subi, mais pensé et maitrisé. Sachez que je suis tout à fait conscient des spécificités de chacun des secteurs, qu'il n'est pas question de gommer, et désireux de supprimer les cloisonnements lorsqu'ils vont à l'encontre de l'objectif poursuivi : prendre en charge la personne dans sa globalité, quelque soient ces difficultés liées à la maladie, au handicap, à l'âge, qui peuvent être aggravées par une situation sociale précaire. C'est le sens qu'il convient de donner à mes nouvelles attributions au sein du Gouvernement.
I. le vieillissement des personnes handicapées, une question difficile qui appelle des réponses ouvertes
1. les données d'un problème difficile
Il y a dix ans déjà, le rapport d'un groupe de travail associant le CLEIRPPA - Centre de Liaison, d'Etude, d'Information et de Recherche sur les problèmes des Personnes Agées - et de la Fondation de France s'attaquait pour la première fois au sujet du vieillissement des personnes handicapées et en révélait toute la complexité.
Depuis lors, la réflexion s'est enrichie d'autres contributions.
Au nombre de celles-ci, je citerai le rapport de madame Généviève LAROQUE, élaboré en 1997 dans de cadre d'un groupe de travail du Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées (CNCPH). Et aujourd'hui il convient d'y ajouter le vôtre, Madame, dont l'intérêt n'est pas moindre, tant les décideurs publics ont besoin d'être pleinement éclairés sur ce sujet difficile .
Bénéficiant, comme le reste de la population, de l'allongement de la durée de la vie et des progrès de la médecine, les personnes handicapées sont en effet plus nombreuses à vieillir et c'est tant mieux.
C'est un phénomène encore relativement nouveau et heureux, mais qui n'est sans poser des problèmes particuliers. Ceux-ci risquent de s'avérer rapidement redoutables si on ne les anticipe pas suffisamment tôt, notamment dans le cas des personnes handicapes mentales, dont le vieillissement paraît de plus précoce et pose des problèmes plus aigus.
Vous dénombrez 60 000 personnes handicapées mentales âgée de plus de 40 ans. Ce chiffre rejoint les estimations du Centre Régional pour l'Enfance et l'Adolescence Inadaptée (C.R.E.A.I.) d'Ile-de-France qui évalue à environ 50 000 le nombre des personnes handicapées vieillissantes dont l'accueil et la prise en charge pourraient être problématiques dans les dix ans.
L'ampleur du problème tend ainsi à être mieux cernée. Reste à en définir les termes.
Je vois pour ma part, trois grandes séries de questions que vous identifiez d'ailleurs parfaitement dans votre rapport.
D'abord - et je commencerai par là parce que dans les faits, c'est bien ainsi que les choses se passent -, le problème de l'entourage immédiat, des parents, de la famille de la personne handicapée vieillissante.
Ce sont eux en effet qui généralement les premiers prennent conscience du vieillissement de celui qui fait "leur enfant handicapé", à travers leur propre vieillissement.
D'abord, les handicaps tendent à s'alourdir avec l'âge, à se surajouter, imposant au quotidien une charge qui peut devenir à la longue insupportable pour ces parents eux-même âgés. C'est pourquoi la collectivité publique dit apporter son soutien aux "aidants". C'est un point sur lequel il nous reste, comme vous le soulignez, d'énormes progrès à accomplir et pour lesquels vos recommandations devront faire l'objet d'une attention particulière.
Ensuite ces parents ne peuvent imaginer sans angoisse, la vie après leur disparition de celui qui, en dépit de son âge reste leur "enfant". Que deviendra-t-il après ? Qui prendra soin de lui ? qui garantira sa dignité ? Ils revendiquent légitimement pour lui, la confirmation des garanties conférées par le statut de "handicapé", pour que cet avenir ne devienne soudainement incertain.
La seconde série de questions touche précisément au statut juridique et financier de la personne handicapée vieillissante : conserve-t-elle à vie son statut de handicapée ou glisse-t-elle ipso facto, du fait du dépassement du seuil fatidique de 60 ans, dans la catégorie des "personnes âgées" ?
La question c'est pas neutre bien sûr, car derrière elle se profile tout l'enjeu de l'application aux personnes handicapées des règles de droit commun de l'aide sociale, globalement moins favorables que le régime particulier dont elle bénéficient avant l'âge de 60 ans, au regard de l'obligation alimentaire, du recours sur succession, des ressources laissées à disposition...
Je sais que ce point est controversé. Vous proposez le maintien du statut de handicapé pour prémunir contre des ruptures de situation qui peuvent être dramatiques et difficilement compréhensibles pour les intéressés.
Inversement certains font observer que le maintien de ce statut au-delà de 60 ans peut constituer une rupture d'égalité de situation juridique contraire aux principes fondamentaux de notre Constitution. Le Gouvernement a besoin d'éclairages complémentaires sur ce point. C'est pourquoi il attend d'un groupe de réflexion auprès du Conseil d'Etat composé de magistrats de l'ordre judiciaire et d'universitaires qu'il lui propose un avis en la matière.
Enfin, la troisième série de questions concerne bien évidemment le type de prise en charge nécessité par les personnes handicapées vieillissantes : à problème nouveau faut-il des solutions nouvelles ? Ces solutions nouvelles passent-elles obligatoirement par la création d'établissements spécifiques ? Et comment éviter les ruptures de prises en charge et anticiper les passages d'un lieu de vie à un autre ?
Déjà , de façon empirique, les expériences se multiplient sur le terrain pour offrir des solutions appropriées : accueil de personnes handicapées vieillissantes dans des maisons de retraite, avec ici quelques résultats pertinents et là, d'autres qui le sont bien moins ; développement de formules mixtes associant des sections de Foyers Occupationnels à des Centres d'Aide par le Travail ; invention de nouvelles formules dans le cadre "souple" des Foyers à Double Tarification...
2. privilégier des réponses ouvertes et complémentaires
Je n'ai pas la prétention d'avoir réponse à toutes ces questions. Je me contenterai seulement d'indiquer les quelques perspectives qui me semblent devoir être privilégiées. Globalement, et je m'en réjouis, elles rejoignent celles que vous proposez vous mêmes.
Pour les personnes handicapées comme pour les personnes valides, le vieillissement ne constitue pas un phénomène homogène qui se développerait de façon identique et avec les mêmes conséquences chez tous les individus. Il importe donc d'offrir des solutions qui soient adaptées à chaque cas.
Ce constat commande quelques principe d'actions. Pour ma part j'en distinguerai quatre :
En premier lieu : respecter le libre choix des personnes. Il est en effet indispensable de prendre en compte leur parole et leurs désirs, car elles sont les mieux à même de dire ou d'exprimer où elles souhaitent vieillir et mourir.
En second lieu : offrir la palette de solutions la plus diversifiée. Il n'existe pas en effet de solution idéale et univoque au problème.
Pour l'un ce sera une formule de maintien à domicile avec le soutien de services spécialisés - services infirmiers et auxiliaires de vie - ; pour l'autre ce sera une entrée en institution ou un changement d'établissement qui aura été préparé à l'avance.
En troisième lieu, il faut impérativement éviter les ruptures traumatisantes de situation. Toutes les formules de transition devront être mise en oeuvre pour préserver la cohérence d'un projet de vie que le passage d'un établissement à un autre ne devrait pas venir bouleverser.
Enfin, en quatrième lieu, il convient de développer la compétence des professionnels et de favoriser la collaboration des professionnels des équipes médico sociales et des équipes gérontologiques. Ces dernières ont généralement une très bonne compétence dans l'accompagnement en fin de vie ; les premières sont très fortes sur le projet individuel. Elles doivent pouvoir échanger leur savoir faire.
A ce titre, on le voit, la démarche proposée s'intègre dans une politique plus globale en faveur des personnes handicapées dont je souhaite brièvement rappeler l'ambition et les objectifs. Mais sa mise en oeuvre commande aussi un décloisonnement plus que jamais nécessaire des secteurs sanitaire et social et médico social.
II. La nécessaire affirmation d'une politique globale et cohérente en faveur des personnes handicapées.
1. réaffirmer les principes
Je serai, dans le cadre de mes nouvelles fonctions, le garant de l'ambition collective en faveur des personnes handicapées qu'a exprimée Martine AUBRY au mois d'avril dernier, devant le Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées.
La politique que le Gouvernement mène en faveur des personnes handicapées est une politique globale et cohérente, attentive à tous les aspects de la vie des personnes (éducation, emploi, vie sociale...). Elle vise à favoriser prioritairement et chaque fois que possible leur intégration dans tous les dispositifs de droit commun en milieu de vie ordinaire.
Cet objectif est conforme à celui proclamé par la loi du 30 juin 1975 d'orientation en faveur des personnes handicapées. A ce titre l'ambition fixée et les dispositions établies par le Législateur - sur la base d'un consensus qui ne s'est pas démenti, comme en attestent les sondages d'opinion les plus récents - gardent plus de vingt ans après toute leur pertinence.
Il est vrai cependant que le contexte démographique, économique et social a profondément changé entretemps. Les attentes des personnes handicapées se sont modifiées et leur revendication pour une vie plus autonome s'est affirmée.
Si la discrimination positive instituée par la loi d'orientation a été facteur d'incontestables progrès, elle a pu contribuer dans une certaine mesure à dédouaner la société civile de sa propre implication en lui donnant à penser que la solution aux problèmes rencontrés par les personnes handicapées relevait d'abord des dispositifs spécialisés. Cette opinion se trouvait confortée par l'adoption le même jour, de l'autre loi jumelle du 30 juin 1975 relative aux institutions sociales et médico sociales.
Aujourd'hui la priorité est moins de réformer ou de toiletter la loi d'orientation, que d'en faire passer les principes dans les faits. Cette ambition suppose une volonté politique et des instruments adaptés
Cette volonté est bien celle du Gouvernement.
Si une politique spécifique reste légitime vis à vis des personnes handicapées, cette politique ne doit pas être a contrario déconnectée des autres politiques publiques. Au contraire, la vocation d'une telle politique est d'intégrer les préoccupations des personnes handicapées dans le champ des différentes politiques de droit commun (éducation, emploi...) et de les mettre en cohérence autour d'un objectif central, celui d'intégration.
2.confirmer les objectifs
C'est pourquoi trois objectifs seront privilégiés :
- la socialisation et l'intégration des jeunes handicapées,
- l'accompagnement des personnes handicapées dans leur vie quotidienne, en milieu ordinaire et dans les institutions spécialisées
- la formation et l'accompagnement des travailleurs handicapés enfin. Sur ce dernier point, Nicole PERY présentera après demain, devant le Conseil Supérieur pour le Reclassement Professionnel et Social des Travailleurs Handicapés, et au nom de Martine AUBRY, les orientations retenues par le Gouvernement pour relancer la politique de l'emploi en faveur des personnes handicapées.
Mais l'intégration des personnes handicapées en milieu de vie ordinaire ne se gagne pas "contre" l'institution. Les institutions spécialisées sont et resteront nécessaires voire indispensables pour les personnes les plus lourdement handicapées - les plans pluriannuels décidés par le Gouvernement sont à ce titre pleinement justifiés -. Il s'agit bien davantage de penser et d'organiser la complémentarité entre le milieu de vie ordinaire et l'institution en favorisant les relais, les passages de l'un à l'autre, en mutualisant les ressources et les services. Nous retrouvons là ce que je disais il y a un instant sur la nécessité de ménager des transitions d'une formule de prise en charge à l'autre dans le cas des handicapés vieillissants.
Tel est précisément l'un des objectifs majeurs de la réforme nécessaire et engagée concernant l'autre loi, la loi du 30 juin 1975 relative aux institutions sociales et médico sociales : doter les usagers, leurs associations, les professionnels et les pouvoirs publics d'instruments rénovés offrant des réponses adaptées aux besoins des personnes. Le décloisonnement du secteur sanitaire et social constitue un enjeu fort de cette réforme.
III. le décloisonnement des secteurs sanitaire et social
1. rénover les missions de institutions sociales
L'affirmation et la promotion du droit des usagers, l'élargissement des missions de l'action sociale et médico sociale, l'assouplissement et la diversification des modes d'interventions des établissements et services, la rénovation des procédures de planification, la coordination des interventions constituent autant de dispositions qui doivent contribuer à décloisonner les institutions entre elles, mais aussi les institutions et le milieu de vie ordinaire.
2. consolider les relations entre le secteur sanitaire et le secteur social et médico social
Le décloisonnement des secteur sanitaire et social et médico-social constituent un enjeu fort de cette réforme. Deux raisons incitent à agir en ce sens.
D'une part, ces deux secteurs qui n'étaient qu'un seul (l'hôpital-hospice) en d'autres temps, ont mené leur vie chacun de leur côté depuis quelques décennies. Cette période aura permis des progrès décisifs de la qualité des services offerts aux personnes, et dans le respect de leur dignité. Maintenant que leurs personnalités sont affirmées, il est sans doute temps que ces deux secteurs reprennent contact et regardent ce qu'ils peuvent s'apporter l'un à l'autre. Nous savons bien d'ailleurs que dans plusieurs types de situations, ils ne peuvent rien l'un sans l'autre.
D'autre part, en terme de moyens la situation de chacun d'eux est inverse l'une de l'autre. D'un côté il peut y avoir un excès de l'offre, et de l'autre, un déficit. Cette situation résulte tant des nouvelles techniques de soins d'une part que des évolutions démographiques et, avec notamment l'augmentation de la population handicapée et du nombre de personnes âgées. Il serait irresponsable de l'ignorer.
Personne dans le secteur médico social ne conteste d'ailleurs ce principe de vases communicants puisqu'il joue - et ce mouvement est appelé à se poursuivre - en faveur du médico social. Mais si l'on accepte volontiers les crédits, on ne veut trop souvent ni des hommes, ni des murs, ni des organisations.
On a raison de ne pas vouloir d'un transfert avec armes et bagages. Il faut une réelle transformation, souvent des murs et toujours des métiers et des organisations. A cette condition, une partie du patrimoine immobilier hospitalier peut être utilement employés par le médico social. Plusieurs opérations réussies sont là pour en témoigner.
En tout état de cause, ces transformations doivent être préparées en amont et accompagnées en aval, puis évaluées. En renforçant l'identité du médico social par la reconnaissance de ses méthodes d'intervention spécifiques, par exemple la pluridisciplinarité ou la qualification des personnels, la réforme de la loi de 1975 apportera des garanties contre la confusion des genres.
De toutes façons, les démarches des structures hospitalières et médico sociales se recoupent de plus en plus : importance des projets d'établissements, du droit des usagers, attention portée aux réseaux, aux territoires...
Nous ne considérons ni les uns ni les autres le médico social comme un appendice de l'hospitalier. A contrario, il ne faudrait pas que des craintes excessives donnent l'impression que nous doutons de l'identité du secteur médico social. Chacune des opérations dans le cadre de ce mouvement devra s'effectuer dans la clarté. Cette revendication est légitime. Nous devrons nous en donner les moyens et le Secrétaire d'Etat à la santé et à l'action sociale en sera le garant.
Tels sont, Mesdames et Messieurs, les quelques propos dont je souhaitais vous faire part à l'occasion de la présentation de ce rapport dont je tiens une fois encore à saluer la qualité et l'utilité.


(source http://www.social.gouv.fr, le 25 septembre 2001)