Interview de M. Christian Poncelet, président du Sénat, à TV5 le 9 novembre 2000, sur la reconnaissance du génocide arménien par le Sénat, le bicamérisme et sur la coopération entre les Sénats d'Europe.

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Média : Télévision - TV5

Texte intégral

PATRICK SIMONIN
Madame, Monsieur, merci de nous retrouver. Nous sommes ici dans le bureau du président du Sénat français. Tout près de nous, il y a les Jardins du Luxembourg, donc nous sommes ici dans ce qui constitue la deuxième Chambre de l'Assemblée parlementaire française et le président de ce Sénat français, Monsieur Christian PONCELET, est avec nous. Il nous accueille, merci infiniment, et il est très bien entouré, à ses côtés, la présidente du Sénat espagnol et le président du Sénat belge, on va savoir pourquoi dans quelques instants. D'abord, Monsieur le Président, je voudrais vous interroger sur un fait d'actualité. C'est vrai que là, on a beaucoup parlé du Sénat sur une question précise. Le Sénat a reconnu le génocide arménien et on a l'impression, là, que vous avez fait parler de vous là.
CHRISTIAN PONCELET
Je ne vois pas quelles sont les raisons qui ont conduit à parler sur ce génocide davantage que sur d'autres. Le Sénat, en la circonstance, a fait comme toujours son travail sérieusement. Cette proposition de loi a été déposée sur le bureau du Sénat il y a quelques temps. Nous avons souhaité connaître avec précision la position du gouvernement concernant la reconnaissance de ce génocide. Nous avons été étonnés que le gouvernement ne se réfère pas à l'article 41 de la Constitution pour s'opposer à l'inscription d'un tel texte à l'Assemblée nationale, s'agissant, bien sûr, de refaire l'histoire en quelque sorte, ce qui n'est pas dans la vocation d'un Parlement. Alors, dans l'absence de réponse, nous avons procédé aux consultations nécessaires des parties concernées et puis le débat a eu lieu. Le débat a eu lieu et nous avions entre les mains les éléments nous permettant de mettre un jugement de valeur...
PATRICK SIMONIN
Il y a une grande participation à ce débat...
CHRISTIAN PONCELET
Une très grande participation, ce qui montrait bien la volonté du sénat de faire en sorte, comme l'a exprimé mon prédécesseur, Jules FERRY, que la loi soit bien faite et que la loi soit votée en toute connaissance de cause, ce qui fut le cas et nous avons entendu hier un avis très fort pour la reconnaissance du génocide, un avis non moins fort pour s'opposer à la reconnaissance du génocide, il y avait là des arguments de valeur qui permettaient d'avoir un jugement très précis concernant cette affaire. Alors, après débat démocratique, le vote a eu lieu, nous sommes en démocratie et la reconnaissance du génocide a été votée.
PATRICK SIMONIN
Alors, si je disais cela, évidemment, c'est bien parce que, et vous le savez, Monsieur le Président, et vous ne le cachez pas, il y a eu contestation, on a dit du Sénat que c'était une anomalie démocratique, on a entendu cela dans les rangs de la gauche plurielle. Or, il y a beaucoup de textes qui sont présentés devant le Sénat...
CHRISTIAN PONCELET
Oui, vous savez, on tient souvent des propos inélégants à l'égard du sénat mais il me suffirait de donner un chiffre : environ 70 % des amendements qui sont votés par le Sénat sont repris par l'Assemblée nationale et le gouvernement. De nombreuses lois sont modifiées d'une manière très positive par le Sénat et acceptées par le gouvernement. Et le Sénat n'est pas là, contrairement à ce qui est susurré ici, pour dire oui dans certaines circonstances et dire non dans d'autres, n'est-ce pas, c'est-à-dire pour épouser la thèse du gouvernement même si celui-ci avait une sensibilité identique à sa majorité.
PATRICK SIMONIN
Mais il ne se mêle pas forcément des débats politiques, c'est vrai que vous êtes assez discret sur les questions purement politiciennes...
CHRISTIAN PONCELET
Sur les grands sujets politiques, nous avons un avis à émettre, nous le faisons mais nous le faisons toujours après réflexion. Je pourrais vous donner aussi un autre texte qui a fait que le Sénat a été interpellé parfois d'une manière vraiment désagréable, c'est le texte sur la parité. Eh bien je vais vous faire savoir que le texte qui a été voté par le Parlement réuni en Congrès à Versailles est rigoureusement le texte qui a été complété, amendé, modifié par le Sénat. On n'y a pas changé une seule virgule. C'est vous dire que nous avions fait un travail très sérieux pour prendre en considération ce qui était souhaité, c'est-à-dire la parité dans les associations françaises.
PATRICK SIMONIN
Alors, on va voir la parité puisqu'on a la présidente du Sénat espagnol qui est à vos côtés. Pourquoi également le président du Sénat belge ? Parce que vous avez fondé aujourd'hui l'association des Sénats d'Europe, les présidents de Sénats d'Europe. Ca veut dire quoi ? C'est-à-dire qu'il y a quinze représentants qui sont en ce moment à Paris et ils représentent quoi exactement ?
CHRISTIAN PONCELET
Ils représentent les Sénats de leurs pays et cette réunion est la conséquence du grand forum des Sénats du monde que j'ai organisé le 14 mars dernier où nous avons eu une participation extrêmement importante. Je me permettrais de vous signaler que jusque mars, avril dernier, il y avait dans le monde entier environ 45 à 50 Sénats. Aujourd'hui, aujourd'hui, il y en a plus de 60. C'est vous dire que l'institution bicamérale, c'est une institution d'avenir. Le bicamérisme, c'est une institution d'avenir.
PATRICK SIMONIN
Les assemblées uniques, c'est presque une exception...
CHRISTIAN PONCELET
Eh oui mais regardez, regardez d'abord en lisant l'histoire et regardez la situation telle qu'elle se présente aujourd'hui dans le monde, un Parlement qui n'a qu'une assemblée présente un danger. Pourquoi ? Parce que cette assemblée peut être accaparée par une formation et en complicité avec l'exécutif, on peut être conduit à avoir bien sûr un gouvernement autoritaire. Après l'autorité, ça sera l'autoritarisme, après l'autoritarisme, ce sera le totalitarisme et on glisse. Et par conséquent, le Sénat est précisément là pour veiller à ce qu'il n'y ait pas ces dérapages, pour veiller à ce que la démocratie, la liberté d'expression soit respectée.
PATRICK SIMONIN
Madame AGUIRRE, donc, vous êtes la présidente du Sénat espagnol, merci d'être avec nous. Il y a aussi ce débat, en Espagne, de votre utilité tout simplement ? De dire est-ce que c'est nécessaire un Sénat espagnol ?
ESPERANZA AGUIRRE GIL DE BIEDMA
Il y a beaucoup plus de Parlements, de démocraties bicamérales maintenant qu'il n'y avait auparavant. Pourquoi ? Parce que légiférer, c'est une fonction très compliquée. Comme l'a dit Monsieur le Président, de mettre une virgule ou ne pas la mettre ou changer un adjectif, ça a des conséquences très importantes. Et puis quant il y a deux Chambres, il y a l'opportunité pour les gens, pour l'opinion publique, de connaître plus en profondeur les arguments qui sont pour ou contre une position...
PATRICK SIMONIN
C'est un gage de démocratie en quelque sorte ?
ESPERANZA AGUIRRE GIL DE BIEDMA
Des pays qui ont accédé à la démocratie maintenant, beaucoup de pays de l'Est, avant communistes, maintenant démocrates, ont choisi le système bicaméral pas seulement dans l'Est. Si vous regardez l'Union européenne, il y a sur quinze, dix bicamérales. En Amérique, c'est la même chose. En général, on peut dire que le système bicaméral est maintenant un système plus généralisé que l'unicaméral. Mais il faut expliquer pourquoi c'est nécessaire.
PATRICK SIMONIN
Alors, Monsieur DE DECKER est avec nous, président du Sénat belge. En Belgique, débat également, on s'interroge sur l'existence de ce Sénat ?
ARMAN DE DECKER
C'est-à-dire qu'on s'interroge, je crois que comme le président PONCELET l'a dit et Madame AGUIRRE, partout où il y a le système bicaméral, certains se sont interrogés. Mais, on le constate, le système bicaméral se développe et là où la démocratie progresse, le bicaméralisme s'installe. Là où la démocratie régresse, on constate, par exemple au Pakistan récemment, la première chose qu'un gouvernement autoritaire a fait, c'est suspendre le Sénat et ça, c'est fondamental. Alors, il y a un autre aspect qui me paraît très important dans le rôle de ces deuxièmes Chambres qui sont souvent les premières puisqu'on dit la " haute assemblée ", c'est qu'elle servent souvent à représenter beaucoup mieux la population. C'est-à-dire qu'il y a...
PATRICK SIMONIN
Vous voulez dire que l'Assemblée nationale, par exemple, en France, représenterait mal alors qu'il s'agit des députés élus directement...
ARMAN DE DECKER
Oui mais seulement, que ce soit dans un pays centralisé comme la France ou dans un état fédéral comme le mien ou comme l'Allemagne ou comme l'Espagne, il y a d'un côté la souveraineté nationale exprimée par la Chambre des députés et d'autre part une autre Chambre qui représente mieux les collectivités locales régionales et qui ont une légitimité démocratique toute aussi grande, bien évidemment, que les autres. Alors, nous sommes élus directs, la plupart des sénateurs dans l'Europe d'aujourd'hui, la plupart, il y a bien sûr la Chambre des Lords, sont élus directs. Mais ce qu'il y a, je crois, de plus fondamental au-delà de cette représentation territoriale et donc diversifiée, c'est que nous sommes des Chambres de réflexion, que nous prenons une certaine distance par rapport à l'événement, que par fonction, nous nous échappons de la pression médiatique pour réfléchir davantage et on nous appelle souvent des chambres de réflexion d'ailleurs.
CHRISTIAN PONCELET
Mais, je voudrais préciser, en ce qui concerne l'intérêt de l'association des Sénats de l'Europe, c'est que chaque Sénat a sa particularité. Nous, en France, nous avons l'obligation de représenter comme l'a dit mon collègue DE DECKER et Madame la Présidente AGUIRRE, de représenter les populations et de légiférer, comme cela a été précisé, mais nous avons aussi l'obligation de veiller à la défense des territoires car dans la Constitution française, il est indiqué que la haute assemblée est l'assemblée des communes et villes de France, donc obligation pour nous d'être attentifs aux préoccupations des collectivités territoriales et à leurs élus. S'il n'y a pas l'expression des territoires au sein du Parlement, nous risquons d'avoir à terme, des territoires qui soient en déserteur et par conséquent à côté d'une fracture sociale dont on parle beaucoup actuellement, la fracture territoriale. Le Sénat est là pour veiller à ce que ceci ne se produise pas.
PATRICK SIMONIN
L'association dont vous parlez, européenne, je me retourne à nouveau vers Madame AGUIRRE, est-ce que ça veut dire que c'est un prémice de ce que pourrait être une espèce d'assemblée ou de seconde assemblée au niveau européen ?
ESPERANZA AGUIRRE GIL DE BIEDMA
Je pense qu'il s'agit d'unir les deux Chambres des pays qui maintenant font partie de l'Union européenne et aussi avec les autres pays qui sont pour le moment des candidats. C'est une formule pour permettre que nous collaborions et que nous dialoguions mieux en tant qu'institution avec les Parlements des autres pays.
PATRICK SIMONIN
Monsieur DE DECKER, c'est une autre manière de construire l'Europe dont on parle beaucoup ?
ARMAN DE DECKER
Je crois que c'est tout à fait essentiel. C'est vrai que c'est une association qui regroupe les Parlements des pays de l'Union et les pays candidats. Donc nous allons d'une part comparer nos propres institutions et nos propres expériences. D'autre part, nous allons soutenir les efforts des Sénats des pays d'Europe de l'Est qui sont aujourd'hui candidats à l'adhésion à l'Union européenne, nous allons les aider à introduire dans les législations nationales les directives européennes tout l'acquis communautaire qui est un travail considérable qui sera très difficile pour eux et puis comme vous le disiez, nous allons tout doucement aussi réfléchir à la manière de contrôler l'Union européenne, mieux et notamment dans les matières qui sont traitées de manière intergouvernementale. Vous savez, pour le moment, la politique étrangère de sécurité commune, elle est intergouvernementale, elle est donc décidée par les gouvernements nationaux et non pas jusqu'à présent par une entité fédérale ou communautaire européenne. Or, le Parlement européen n'est pas compétent pour le contrôle sur ces matières intergouvernementales-là. Il l'est pour tout ce qui touche au premier pilier et qui sont les matières communautaires européennes qui sont gérées d'une manière supra nationale par l'Union. Et là, tout doucement, nous allons devoir réfléchir, le sujet est très délicat mais nous allons devoir réfléchir à faire probablement un jour, progressivement, calmement, avec la réflexion qui caractérise les Sénats, nous allons réfléchir à la meilleure manière de contrôler cet aspect-là de la politique européenne qui mènera sans doute à l'échelon européen à un bicaméralisme européen.
PATRICK SIMONIN
Monsieur PONCELET, l'Europe, le Sénat a aussi un rôle international ?
CHRISTIAN PONCELET
Ce qu'ont voulu dire ma collègue d'Espagne et mon collègue de Belgique est extrêmement important. Nous avançons, bien sûr, avec précaution, avec réflexion, nous avançons vers la mise en place à côté du Parlement européen d'une seconde assemblée, d'un Sénat européen.
PATRICK SIMONIN
Vous le souhaitez pour quand ce Sénat-là ?
CHRISTIAN PONCELET
Pour quand ? Nous n'avons pas fixé de délai parce que ça mérite de la réflexion. Il y a d'abord à faire en sorte que nous puissions harmoniser les pays composants l'Europe. Au moment où nous constatons que l'Asie s'organise, que l'Amérique, le continent américain s'organise, Amérique du Nord, Amérique Centrale, Amérique du Sud, ou que dans le monde, il y des entités qui se créent, il faut que très rapidement, l'Europe, elle aussi, s'organise, se structure, harmonise ses institutions, harmonise ses régimes fiscaux, ses régimes sociaux. C'est un travail de très longue haleine, on a mis 50 ans pour arriver au stade où nous en sommes maintenant et personne à l'époque n'aurait pris le pari que nous pourrions arriver au niveau où nous sommes maintenant. Alors, comme vient de nous le dire le président du Sénat belge, nous allons vers un exécutif européen, un Parlement européen avec une assemblée élue directement par le pays et une assemblée qui va représenter et les populations et les territoires européens, c'est-à-dire une seconde assemblée, un Sénat européen.
PATRICK SIMONIN
Merci, merci infiniment, Messieurs les Présidents et Madame la Présidente d'être intervenus dans cette émission depuis le bureau où vous, Monsieur PONCELET, vous avez la gentillesse de nous accueillir aujourd'hui pour la fondation de cette association des Sénats d'Europe. FIN*
(Source http://www.senat.fr, le 27 novembre 2000)