Interview de M. Lionel Jospin, Premier ministre à France Info, le 24 novembre 1998, sur les questions économiques et sociales, notamment l'emploi précaire, la création d'emplois, la croissance économique, l'immigration clandestine et la réforme fiscale.

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Média : France Info

Texte intégral

P. Boyer : L. Jospin, bonjour. Rarement une intervention de votre part a été à ce point attendue. Les gazettes parlaient, ces jours-ci, "d'un coup de froid sur la méthode Jospin" ou de "la montée des périls". Avec J.-M. Blier, nous allons vous interroger, pendant une demi-heure, sur votre action et vos projets.
Mais d'abord le froid, au sens propre, est sur l'Europe ; il tue, en France, dans nos villes. C'est l'hiver que l'on constate le retour des gueux et des mendiants dans les pays riches. Comment admettre, Monsieur le Premier ministre, que l'on puisse mourir de froid dans la quatrième puissance mondiale ?
- "On ne peut l'admettre. Et c'est là le coup de froid qui doit nous préoccuper, bien sûr. Il faut agir dans l'urgence ; il faut lutter contre les exclusions ; et puis il faut peut-être avoir, aussi, une approche des problèmes économiques et sociaux, qui, elle-même, ne produise pas de la précarité. Dans l'urgence, on le sait, ce n'est plus un problème d'accueil aujourd'hui. Tous les commentateurs l'ont dit ; il y a 65 000 places, qui sont disponibles ; il y a 15 000 places d'urgence ; il y a des équipes mobiles du SAMU, qui vont vers les gens, parce qu'il faut essayer de les trouver. Il y avait des places libres, cette nuit, à Paris. Mais il y a parfois des hommes et des femmes, vous les avez montrés, qui, au fond, préfèrent rester dans l'isolement, dans la nuit et dans le froid, au risque de leur vie, plutôt que de joindre des lieux d'hébergement qui, pourtant, sont disponibles. Il faut mieux informer. Des moyens supplémentaires ont été mis sur le 115, qui est le numéro sur lequel on peut appeler. Nous mobilisons aussi les hôpitaux, de façon à ce que ceux-ci soient prêts à accueillir des gens en situation de détresse. Et puis, on a même ouvert une station de métro - Bonne Nouvelle, par exemple. Non pas que ça soit nécessaire puisque les lieux existent et ne sont pas remplis, mais parce qu'il y a des hommes et des femmes qui, iront là alors qu'ils n'iraient pas ailleurs."
P. Boyer : Mais il y a une société riche qui sécrète cette extrême pauvreté, car ce sont les pauvres qui meurent, à ses marges...
- "Mais parce que cette société, telle qu'elle a été conduite - les idées dominantes - au cours des dix ou quinze dernières années - celles du libéralisme -, ont été des années de chacun pour soi ; des années où on disait que l'efficacité économique ne pouvait se construire que sur l'affaissement de nos protections sociales. Et on se rend compte des conséquences. Nous, nous agissons, par la loi, contre les exclusions. Et dans cette loi contre les exclusions, la capacité de garder son logement, en situation de fragilité, quand on n'a plus de revenus, est au coeur, parce qu'on sait que c'est là que la détresse, la dérive, commence.
Mais il faut élargir la vision. Nous posons les problèmes de la précarité dans les entreprises ; nous disons que - et nous y reviendrons, peut-être, sur les problèmes économiques et sociaux -, certes il y a une reprise de l'emploi, nous en sommes heureux et fiers, mais qu'elle se fait souvent sous forme d'emplois précaires. Mais si la précarité est systématiquement dans les entreprises, il ne faut pas s'étonner qu'un jour, la précarité se vive dans la rue. Donc c'est toute une conception de la société, n'opposant pas l'économique et le social, sur laquelle il faut travailler. C'est la démarche du Gouvernement : répondre à l'urgence, lutter contre toutes les exclusions et avoir une vision du développement économique et social qui, justement permet la souplesse mais n'autorise pas la précarité."
P. Boyer : Nous allons enchaîner sur toutes les questions sociales et économiques. Et dans le deuxième quart d'heure, à partir de 18h15, nous parlerons politique et société, gauche plurielle et sans-papiers. Vous évoquiez l'emploi, et la précarité de l'emploi. On a beaucoup noté que dans la majorité, on vous incitait à tenir une promesse sur le contrôle administratif des licenciements, et que votre Gouvernement hésitait sur ce point.
- "D'abord notons, et c'est un point extrêmement positif de la nouvelle situation économique, que les licenciements collectifs ont diminué fortement depuis un an et demi. C'est la preuve qu'il y a croissance économique - on sait qu'elle sera de 3 %, en 1998 ; et ça se traduit, aussi, par le fait que le chômage recule - a reculé, fortement - + de 160 000 chômeurs depuis un an. Donc, on est sur une évolution positive. C'est normal, ou plutôt c'est assez logique, et en tout cas ça se produit comme cela, que, quand il y a une reprise économique, au début les entreprises tendent à embaucher sur des emplois à durée déterminée, voire sur des emplois précaires. Mais quand la croissance économique se consolide, quand vraiment on avance, qu'on sait que les perspectives sont relativement bonnes - et c'est le cas -, alors recourir systématiquement à l'intérim, au travail précaire - qui sont faits simplement pour faire face normalement à des situations : remplacements, maladie, flexibilité nécessaire -, cela n'est pas normal. Et c'est pourquoi M. Aubry a annoncé que, en ce qui concerne le problème des licenciements collectifs, des contrôles de ces plans de licenciement, en ce qui concerne le travail précaire, nous serions amenés à prendre des mesures et à faire des propositions. Nous verrons sous quelle forme. Nous le ferons, comme d'habitude, par le dialogue avec les partenaires sociaux, et puis, aussi, par le dialogue avec les partis de la majorité."
P. Boyer : Donc on peut envisager une taxe sur ces entreprises qui recourraient trop au travail précaire ?
- "Dès que nous aurons établi les propositions qui sont les nôtres, après cette concertation, nous annoncerons ces mesures. Cette idée, bonus- malus, elle fait partie d'un éventail de mesures possibles."
P. Boyer : Vous ne m'avez pas répondu sur le contrôle administratif de licenciement, que l'on vous réclame, conformément à vos promesses.
- "Non mais le contrôle administratif de licenciement est une façon d'autoriser le licenciement. C'est-à-dire que, ça passait devant les inspecteurs du travail, au niveau départemental ; si c'était un cas plus important, on venait jusqu'au ministre du Travail. Mais dans plus de 90 % des cas, l'autorisation était donnée. Donc nous ne savons pas si c'est sous cette forme qu'il faut agir - administrative - ou bien s'il ne faut pas, au contraire, agir sur le terrain du contrôle, par exemple, des plans sociaux des entreprises."
P. Boyer : Donc il n'est pas encore décidé qu'on va légiférer sur le sujet ?
- "Il est possible que nous soyons amenés à légiférer, mais pas forcément autour de la mesure que vous indiquez."
J.-M. Blier : Est-ce que ce n'est pas un peu contradictoire, parce que le Medef, qui est la nouvelle appellation du CNPF - le syndicat des patrons -, dit que ce n'est pas par commodité qu'ils embauchent de façon précaire, qu'ils cumulent les CDD, les temps partiels et la précarité. C'est tout simplement parce que la législation actuelle est trop pesante ; qu'il y a un manque de souplesse ; et qu'en plus, disent-ils, la réforme des 35 heures inquiète les chefs d'entreprise.
- "Distinguons deux sujets. On ne peut pas, à la fois, être sur le terrain de la précarité économique, comme nécessaire au bon fonctionnement des entreprises, et puis, ensuite, s'émouvoir et verser des larmes de crocodile - mais je ne parle pas du Medef, je parle des observateurs là, hein -, et ensuite, s'émouvoir quand on constate des situations de précarité par dizaines ou centaines de milliers. Parce que, au bout du compte, les hommes et les femmes qu'on retrouve dans la rue, à un moment ou à un autre, au-delà de leurs parcours individuels - et parfois il y a, aussi, des défaillances individuelles ou des crises familiales ou personnelles, on le sait -, mais au-delà de ces éléments, si on les retrouve, c'est qu'au bout du compte l'ensemble du salariat, lui-même, a été plus précaire. C'est que le chômage a été trop important. Donc, moi je parie pour une cohérence des attitudes et du discours. Je ne veux pas être un Gouvernement qui fait simplement dans l'assistance, dans l'urgence, dans le social. Mais je veux être un Gouvernement qui a une vision du développement économique et social qui lui-même introduit cette notion d'une certaine stabilité des vies des hommes et des femmes au travail. Donc c'est tout à fait essentiel de penser en ces termes."
P. Boyer : De quelle autre arme pouvez-vous user pour favoriser la création d'emplois ? On parle, au niveau européen, de recourir à l'arme budgétaire, c'est-à-dire de faire peut-être un peu plus de déficit, ou à l'arme fiscale, c'est-à-dire de donner des revenus disponibles supérieurs aux contribuables ?
- "Vous le savez, nous parions d'abord sur la croissance et nous avons réussi par une politique économique, je crois à peu près intelligente et adaptée, notamment en transférant du pouvoir d'achat. Parce que le pouvoir d'achat des salaires, cette année, sera en augmentation de 3 %. C'est quand même une indication très forte que je veux donner et c'est aussi cela qui explique la reprise de la consommation. L'autre explication de la reprise de la consommation, c'est qu'à partir du moment où des hommes et des femmes sortent du chômage, naturellement, ils consomment. Donc, il y à ces éléments importants : reprise de l'investissement - j'espère que cela durera, puisqu'on sent des inquiétudes chez les chefs d'entreprise, mais en même temps on peut avoir l'impression que le plus grave de la crise financière internationale est maintenant jugulé. Donc, il faut peut-être revoir à nouveau les perspectives en s'appuyant notamment sur la consommation française qui est forte.
Donc, croissance. Mais la croissance ne suffira pas à faire diminuer le chômage, même si celui-ci a décrû. Et donc nous utilisons l'arme des 35 heures - et là je réponds à J.-M. Blier : cette dynamique des 35 heures, elle est en train de se mettre en place ; il y a 700 accords d'entreprise qui ont été signés, qui concernent 77 000 salariés ; il y a des négociations qui ont été engagées dans près de 100 branches professionnelles et 18 accords ont déjà été signés. Dans le textile, et peut-être demain dans l'artisanat du bâtiment, ces accords ont été signés par toutes les organisations syndicales. Cela, c'est une nouveauté en France et qui traduit d'ailleurs l'évolution de certaines de ces organisations. Et donc, je pense qu'on a une vraie dynamique économique, parce que le patron essaie de démontrer qu'il a besoin d'assouplir la façon de produire et de travailler ; et sociale, parce que l'employé, tout en préservant son pouvoir d'achat, peut obtenir moins d'heures de travail, et que par ailleurs on peut créer de l'emploi pour le reste de la société. On a une vraie dynamique de négociations sociales qui est engagée. Cela, je trouve que c'est positif."
J.-M. Blier : Est-ce qu'il n'y aurait pas une autre façon de redonner du pouvoir d'achat aux Français qui serait tout simplement de diminuer les impôts ? Toutes les classes moyennes exigent une baisse de l'impôt notamment sur le revenu, or, F. Hollande, encore récemment, disait : il est hors de question de baisser l'impôt sur le revenu. Si on fait une baisse de la fiscalité, ce sera sur la TVA. Est-ce que parce que la moitié des foyers fiscaux ne payent pas l'impôt sur le revenu, on ne peut pas faire de réforme fiscale ?
- "D'abord nous faisons des réformes fiscales - je le précise - puisque nous faisons une réforme de la taxe professionnelle qui va favoriser les entreprises et en particulier les petites entreprises. Nous avons amorcé une réforme de la fiscalité locale avec la taxe d'habitation et nous avons également amorcé une réflexion et même des premières mesures sur ce qu'on peut appeler la taxation écologique. Donc, ce Gouvernement fait de la réforme. C'est un tout petit peu difficile de nous demander de réduire les impôts - ce que nous faisons légèrement dans le projet de budget 1999 ; néanmoins, depuis que nous sommes là, les prélèvements obligatoires ont baissé, ils n'ont pas augmenté - et en même temps dans toute une série de circonstances de se tourner vers l'Etat en disant : ah oui, mais donnez les moyens, apportez les ressources nécessaires. Donc, il faut, là, trouver un équilibre. Notre objectif n'est certainement pas de maintenir le taux de prélèvements obligatoires que nous avons actuellement. Donc, cette réforme, cette démarche de réforme fiscale, nous la poursuivrons."
P. Boyer : Vous maintenez vos objectifs de croissance assez élevés pour l'an prochain ; vous avez fait fi, un peu, dans vos prévisions, de la crise financière, qui a parcouru la planète à la fin de l'été. Notre partenaire allemand a revu ses prévisions nettement à la baisse : est-on sur un petit nuage rose en France ?
- "Non. Enfin, c'est vrai que le climat, malgré le coup de froid dont vous parlez, est quand même meilleur maintenant en France, à la fois chez les acteurs économiques mais aussi chez les Français, qu'il ne l'était avant juin 1997. Donc, de ce point de vue, nous sommes dans la bonne direction. Mais s'il n'y avait pas eu la crise asiatique, le résultat de la croissance en 1998 ne serait pas comme nous le pensons de 3,1 - nous le saurons d'ailleurs bientôt - mais aurait été sans doute près de 4. C'est-à-dire que notre croissance aurait été beaucoup plus forte. Donc, nous l'avons intégrée. Dans les perspectives pour 1999, nous avons révisé d'un dixième de point à la baisse, nous avons une perspective de 2,7. Rappelez vous en 1998, on nous avait dit, notamment l'opposition : vous vous trompez, cela sera beaucoup moins. On va faire ce résultat. En 1999, nous espérons bien faire ces 2,7 % de croissance. Mais affirmer une perspective, si elle est raisonnable, mais en même temps si elle est un peu volontariste, c'est aussi se donner plus de chances de l'atteindre. Moi, je ne veux pas jouer les oiseaux de mauvais augures, tout en restant réaliste."
P. Boyer : Monsieur le Premier ministre, nous vous interrogions (avant le Journal, Ndlr) sur cette attente économique et sociale dans le pays. Elle recouvre aussi une attente politique notamment à gauche où l'on se demande si par votre sens de l'équilibre, ou par prudence politique, par souci de rassembler peut-être et de cheminer loin, vous ne prenez pas le risque de décevoir justement, à gauche ?
- "D'abord, honnêtement, il vaut mieux un Premier ministre équilibré, si c'est possible. Ensuite, je voudrais faire une autre remarque : il faudrait peut-être que les observateurs acceptent l'idée qu'un gouvernement, au bout de dix-sept mois, puisse encore bénéficier d'un soutien ou d'un appui significatif dans l'opinion et puisse avoir vocation à travailler dans la durée pour gérer les problèmes du pays et en même temps, pour le faire évoluer. Il faut admettre qu'en principe, la démocratie, c'est fait pour cela : le peuple juge. Mais on n'est pas obligé de le pousser à avoir une vision négative si lui, spontanément, a l'impression que ce gouvernement essaie, avec les hommes et les femmes qui le composent, de répondre aux problèmes du pays. Alors, pas d'impatience, pas d'impatience. Nous agissons et je pense que nous agissons de façon positive et nous ne ralentissons en rien le rythme de nos réformes, mais nous les maîtrisons.
Nous avons une première grande priorité : c'est la croissance économique et le social - on vient d'en parler. Nous avons une deuxième grande priorité, c'est la justice sociale, la lutte contre la précarité. Nous avons une troisième grande priorité, c'est la réforme de la société française, sa modernisation, à la fois la réforme des structures et en même temps aussi l'évolution des mentalités, et on retrouve cela dans des projets aussi divers que la réforme de la justice, la volonté d'introduire le thème de la parité entre les femmes et les hommes dans la Constitution, pour ensuite pouvoir prendre des dispositions dans ce sens ; la volonté de lutter contre le cumul des mandats, même si cela se heurte à des oppositions de la part de l'opposition, ou bien encore le Pacs par exemple qui est destiné à tirer des conclusions - limitées, précises - vers certaines évolutions dans les moeurs. Donc, ce gouvernement, il continue, en tenant compte du rythme parlementaire, parce que les textes s'examinent - il y a freinage de l'opposition -, il continue à avancer sur ces objectifs. Simplement, c'est un gouvernement de long cours."
J.-M. Blier : Mais êtes-vous certain, monsieur le Premier ministre, que c'est une question de rythme. Les Français, au fond, sont plutôt satisfaits de la manière dont vous gouvernez, mais on a le sentiment qu'ils sont un peu perplexes. Au-delà des moyens, est-ce qu'ils ne perdent pas de vue - ils n'ont pas perdu de vue - depuis dix-sept mois, le sens du propos, la direction, je dirais presque le dessein ?
- "Moi, je ne crois pas que ce soit un problème de rythme. Ce n'est pas moi qui généralement l'aborde sous cet angle. Je suis amené à répondre à cette question qui revient très souvent, un petit peu lancinante..."
J.-M. Blier : Si j'ai bien compris, même les députés travaillent trop ?
- "Non, mais je préfère un Parlement qui travaille beaucoup, parce qu'il y a un gouvernement et une majorité qui sont réformateurs, et qui veulent agir, qu'un Parlement oisif, qu'un Parlement qui traîne. Alors, il faut maîtriser naturellement ce travail, il faut éviter aussi les obstructions qui n'ont pas de sens, et qui, finalement, ne font pas du bien à la démocratie et au travail parlementaire. Mais il faut avancer à notre rythme. Le sens, il existe : la priorité fondamentale, c'est la lutte contre le chômage. Cela passe par un travail de modernisation de notre appareil économique, cela passe par une politique volontariste de croissance, accompagnée de mesures telles que les emplois-jeunes, telles que le temps de travail. Ca, c'est fondamental, c'est la préoccupation principale des Français.
Nous voulons ensuite que cette France plus forte soit juste. Nous pensons qu'elle ne peut être forte que si elle est juste, et donc, c'est toutes les mesures que nous prenons. Nous allons par exemple, au-delà de la loi contre les exclusions dont les décrets d'application, dont les mesures pratiques vont être mises en oeuvre, réaliser quelque chose qui n'a pas encore été fait dans ce pays, c'est la couverture maladie universelle et qui va concerner un certain nombre des gens dont on a parlé justement il y a quelques instants, à propos du froid. Donc, dans tous les domaines, notre démarche réformatrice se poursuit. Simplement, un bateau qui fait la traversée ne se comporte pas exactement comme un bateau qui appareille. Donc, il faut que vous acceptiez qu'il y ait le début : on pose des fondations, on indique les grandes orientations, et puis, après, qu'on gouverne, parce qu'on a été élus pour cela."
J.-M. Blier : On vous demande trop ? En fait, est-ce que vous avez le sentiment que cette impatience qui vous agace un peu, c'est qu'on attend trop de vous, qu'on vous prend pour le Père Noël ?
- "Non, non. Ne confondons pas les responsabilités. Moi je pense que les Français, lorsqu'ils ont des impatiences, des exigences, c'est par rapport à leur propre vie. Cela ne concerne pas toutes les catégories sociales, il y en a qui sont plus favorisées, et il y en a d'autres qui certainement attendent que leur vie change, et travaillent aussi d'ailleurs à ce que leur vie change. Non, je trouve que l'impatience, le plus souvent, est du côté des commentateurs. Les Français, à mon avis, - d'ailleurs ils le montrent - ils le montrent dans toute une série d'indications ; ils suivent cela de façon plutôt positive, avec attention, en voulant nous pousser, mais pas avec cette impatience, parce qu'ils comprennent bien la difficulté du réel. Si vous voulez, les trois élections législatives partielles qui viennent de se dérouler pour leur premier tour, dans trois circonscriptions très à droite, et donc difficiles pour le deuxième tour, on constate dans chaque cas une progression des candidats - socialistes plus souvent, ou de la gauche - par rapport à 1997. Il n'y a pas de sanction."
J.-M. Blier : Vous avez tous les moyens en main. Je veux dire que la présence par exemple de M. Chirac issu de la droite, à l'Elysée, ne ralentit pas votre action, ne vous empêche pas de gouverner, ne vous contraint pas ?
- "Non, d'ailleurs je n'invoque jamais ce genre de problème. Pour l'essentiel, dans les problèmes de la vie politique nationale, le Gouvernement peut agir, le Président peut s'exprimer, naturellement ; et par ailleurs, vous avez constaté, depuis dix-sept mois, avec quelle volonté d'unité nécessaire, et à la dignité de la France et à l'efficacité de sa diplomatie que conduit par ailleurs H. Védrine, avec quel souci de l'unité des positions de la France nous agissons."
P. Boyer : Vous évoquez une France forte et généreuse. Les sans-papiers cristallisent cette impatience, à gauche, ces derniers temps. Tout le monde vous réclame un geste fort, et vous semblez vous raidir devant cette perspective ?
- "Mais le geste fort a été fait. Personne ne fait référence au fait que nous avons régularisé 80 000 hommes et femmes qui sinon ne le seraient pas, avec la législation, avec les intentions actuelles. C'est un geste extrêmement fort. Dans ce domaine, nous avons fait exactement ce que nous avons dit que nous ferions : une régularisation sur critères, des critères qui étaient venus souvent des médiateurs dans des conflits antérieurs, le conflit de Saint-Bernard, vous vous souvenez, ou venus d'un certain nombre d'associations, et ce sont ces critères qui nous ont inspirés autour de deux idées fondamentales : le droit à vivre en famille - parce que cela accompagne les droits de la personne humaine - et la démonstration faite par un certain nombre d'hommes et femmes qu'ils s'étaient - ou qu'ils allaient - bien s'intégrer dans la société française. Autour de ces deux idées essentielles et sur des critères, nous avons régularisé. Tout le monde disait : non, il ne faut pas admettre tout le monde, il faut régulariser sur critères. Et maintenant qu'on a régularisé sur critères 80 000 personnes, on nous dit : ah oui, mais pour les autres, vous oubliez les critères et vous régularisez. Non."
P. Boyer : Mais il y en a 60 000. Qu'allez-vous faire, puisque vous n'allez pas les expulser par charter. Qu'est-ce qui va se passer ?
- "D'abord, nous allons faire en sorte que ces personnes, effectivement, qui ont vocation à quitter le territoire national le quittent progressivement. Je voudrais revenir à une idée simple : si on veut faire l'intégration, il faut maîtriser les flux migratoires ; si les flux migratoires ne sont pas maîtrisés, on ne pourra pas faire l'intégration. Et dans une manifestation récente qui s'est produite à Paris j'ai entendu un certain nombre de porte-parole dire : il faut régulariser tous les sans-papiers qui en ont fait la demande - donc les 60 000 qui restent - et puis quand on aura régularisé les sans-papiers qui en auront fait la demande, il faudra régulariser les sans-papiers qui éventuellement ne sont pas venus s'inscrire dans les préfectures et ensuite il faudra régulariser les autres, tous ceux qui arriveront.
C'est une politique que nous ne pourrions pas maîtriser, ni socialement pour l'intégration, ni politiquement du point de vue des rapports des forces dans notre pays, pour que ce pays reste animé essentiellement par des forces républicaines, ni psychologiquement du point de vue des réactions de la population. Alors, écoutez, d'abord il y a un certain nombre de gens, hommes et femmes - moi, je ne les stigmatise pas - qui ne sont pas coupables de ne pas avoir de titres de séjour mais néanmoins, en même temps, une nation, un Etat est libre de déterminer dans le respect du droit des gens, ceux qui viennent ou ne viennent pas sur son territoire. Eh bien, un certain nombre disant qu'ils ne peuvent pas, ils n'ont pas été régularisés, partiront naturellement et le feront spontanément ; d'autres seront aidés pour le faire et c'est notamment tout ce dispositif que nous avons discuté, commencé à négocier avec quelques pays étrangers - Maroc, Mali, Sénégal par exemple - pour aider un certain nombre de ces hommes et de ces femmes à revenir dans leur propre pays. Et puis les autres, nous n'irons pas les chercher. Ils ont fait un acte de confiance, on ne va aller les chercher chez eux. Cela, c'est exclu. Mais naturellement, si tel ou tel se trouve à un moment contrôlé, ils auront vocation à être reconduit à la frontière dans des conditions honorables."
P. Boyer : Donc nombreux sont ceux qui vont s'installer une fois de plus dans le non droit.
- "Non, nombreux seront ceux qui penseront qu'ils vont partir spontanément ou qui utiliseront des dispositifs d'aide pour rentrer et moins nombreux en tout cas seront ceux qui viendront. Parce qu'il faut y penser aussi à cela. Vous avez vu ce qui s'est passé à Modane. Vous avez vu la pression des flux migratoires. Alors je ne reprendrais pas des termes négatifs, je les prendrais positivement : à la place où je suis, je suis obligé d'être responsable sur l'ensemble de ces questions. Intégration, maîtrise des flux.
J.-M. Blier : D. Cohn-Bendit a porté le plus loin et le plus haut la revendication avec son verbe bien à lui. Est-ce que cela vous agace cette irruption sur la scène politique française de ce nouveau talent ?
- "Non, mais il nous revient 30 ans après et il veut avoir son mot pour tout. Pour le reste il a l'air individuellement plutôt sympathique : il a ce qu'on appelle du "bagou" et il est parti très tôt en campagne. Alors, on verra le résultat une fois passé le débat électoral."
P. Boyer : Est-ce que les équilibre au sein du Gouvernement peuvent être légèrement modifiés à l'issue d'élections européennes qui peuvent modifier les rapports de force au sein de la gauche plurielle ?
- "Je ne sais pas si elles les modifieront, mais de toute façon ce qui est en cause c'est le nombre plus au moins grand que telle ou telle formation politique enverra au Parlement européen. Quant à la modification des équilibres du Gouvernement - au sens des équilibres politiques : je ne parle pas de tel ou tel aménagement qu'il faudrait apporter - cela sera réglé naturellement aux prochaines élections législatives. A condition, naturellement, qu'elles soient gagnées et on verra bien qui aura à les régler. Mais ma réponse est très claire là-dessus."
J.-M. Blier : Le maintien de R. Dumas à la présidence du Conseil Constitutionnel est-il une bonne chose pour la dignité de la vie publique du pays ?
- "Le Premier ministre et le Gouvernement n'ont aucune part dans la nomination du Conseil Constitutionnel et du Président du conseil Constitutionnel, ni d'ailleurs dans son organisation. A l'inverse - et je vous demande d'y prêter attention - le Gouvernement lorsqu'il fait des projets de loi et qu'il les soumet naturellement à l'Assemblée, peut voir ceux-ci objets de recours devant le Conseil Constitutionnel qui est donc dans une situation de juge de la constitutionnalité par rapport au Gouvernement.
Vous comprendrez donc que je n'ai pas à m'exprimer. En tant que Premier ministre je n'ai pas et je ne peux pas m'exprimer sur ce sujet. Ce que je pense, c'est que c'est au Président du Conseil Constitutionnel et aux membres du Conseil Constitutionnel qui, eux, savent ce qui est en cause ou ce qui pourrait ou non affecter le fonctionnement du Conseil Constitutionnel à s'exprimer et à le dire si ils veulent le dire."
J.-M. Blier : Et en temps qu'homme politique, porteur d'une certaine rigueur et d'une certaine morale ?
- "Je considère que faire preuve de rigueur ce n'est pas donner des leçons de morale aux autres, c'est s'efforcer de s'inspirer d'un certain nombre de règles républicaines et d'un certain nombre de principes. En faire sa gouverne et ne pas faire des leçons. Je ne l'ai d'ailleurs jamais fait et je n'ai jamais mis en cause les personnes de la majorité ou de l'opposition."
P. Boyer : Et quand on parle de l'histoire proche, lorsque M. Rocard s'exprime sur F. Mitterrand, il pousse trop loin le droit d'inventaire ?
- "Moi, je ne me suis retrouvé ni dans l'expression de cet ami, ni dans les répliques que plusieurs en tout cas lui ont apporté. Lorsque je me suis exprimé à propos de l'action politique de F. Mitterrand, je l'ai fait de son vivant, je l'ai même fait quand il était au pouvoir avec quelques conséquences, et je l'ai fait toujours sur le plan politique. Moi, mon problème c'est au contraire un déplacement de la perspective. Je n'ai pas envie de ce qui nous tire en arrière dans le passé, j'ai envie - et c'est une partie de ma mission avec la majorité, avec ceux qui m'accompagnent de nous projeter dans l'avenir."
P. Boyer : Marseille ou Monaco ce soir en UEFA ? Les champions du monde sont des deux côtés.
- "Deux équipes françaises se rencontrent parce qu'on a eu quatre équipes françaises qualifiées, ce qui est formidable. J'ai l'impression dans le rapport des forces des deux équipes aujourd'hui que Marseille pourrait s'imposer. Mais le football pourrait me démentir."
P. Boyer : Vous regarderez le match ?
- "Je ne crois pas. Je reçois M. D'Alema ce soir."
(source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 21 décembre 2001)