Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à RTL le 8 novembre 2000, sur les relations franco-américaines et entre l'Union européenne et les Etats-Unis aprés les élections américaines et sur le bilan de la présidence de Bill Clinton.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

Q - Bonjour M. Védrine, vous allez nous expliquer ce que vous attendez du nouveau président américain vis à vis de la France et de l'Europe, vous allez nous dire si vous regrettez l'absence de débat de politique étrangère durant la campagne. Enfin quel bilan faites-vous de la présidence de Bill Clinton. Donc première question : qu'attendez-vous du nouveau Président américain vis à vis de la France et de l'Europe ?
R - Ce que l'on peut attendre du président des Etats-Unis quand on est, comme est la France, un vieil ami des Etats-Unis et un allié ancien dans l'Alliance atlantique, c'est que les Etats-Unis aient un comportement de partenariat avec leurs alliés et que nous arrivions à bâtir une relation normale et saine, ce qui veut dire que nous devons être capables d'être d'accord avec eux, de coopérer avec eux, sans qu'aussitôt en France les gens disent :"tiens mais ils s'alignent sur les Etats-Unis, qu'est ce que cela veut dire" et qu'en sens inverse, on doit être capable de leur dire : "non, on n'est pas d'accord, on ne peut pas accepter ceci, ou on propose autre chose", sans que du côté des Etats-Unis il y ait une réaction excessive du genre "ils sont toujours anti-américains". Donc il faut chercher l'équilibre, une sorte d'assainissement, de clarification dans la relation. Nous souhaitons que le président américain, quel qu'il soit, continue cette évolution qui a bien progressé au cours des dernières années.
Q - Quel est le profil qui correspond le plus à ce que vous venez de définir : Al Gore, Bush ?
R - Dans le système mondial actuel, ce sont les électeurs américains qui choisissent. Ce ne sont pas les autres même si cela a une importance réelle pour le monde entier.
Q - Alors, est-ce que les partenaires européens des Etats-Unis doivent s'attendre à avoir des difficultés sur des dossiers délicats comme par exemple la construction de l'Europe de la défense ?
R - Il faut poser le problème autrement, c'est à dire que c'est aux Européens de savoir ce qu'ils veulent faire. A partir du moment où ils veulent faire une Europe de la défense comme nous la bâtissons de façon maintenant rapide depuis 1998, grâce à un accord sur l'objectif et sur les modalités entre les Britanniques et les Français, c'est à nous de connaître notre projet, d'en parler amicalement et franchement avec nos partenaires américains. Et d'une certaine façon, les Américains doivent s'adapter à cette situation. Et comme chez eux, quelle que soit leur position, le pragmatisme l'emporte toujours - c'est une des grandes qualités américaines - je suis convaincu qu'ils "feront avec" cette défense européenne qui se développe. Mais il faut que l'on explique le projet, de même qu'on l'explique aux Russes, on l'explique aux pays candidats, on l'explique à tous les autres qui se posent des questions. C'est un grand projet qui correspond logiquement au stade qu'a atteint l'Europe aujourd'hui et je crois que cela continuera à aller avec les Américains, comme cela était le cas avec l'administration sortante.
Q - Sur les crises internationales, Georges Bush défend une vision de l'intérêt national circonscrit aux menaces contre la sécurité des Etats-Unis ?
R - C'est à eux d'apprécier. C'est aux américains d'apprécier jusqu'à quel point et sous quelle forme les Etats-Unis doivent s'engager à l'extérieur. Aucun autre pays au monde n'accepterait que son niveau et degré d'engagement soit déterminé par les autres ; on ne l'accepte pas nous non plus. Cela dit, je ne crois pas une seconde à des Etats-Unis qui se replieraient sur eux-mêmes, c'est une crainte d'une autre époque. Les Etats-Unis sont en situation d'hyperpuissance, comme je le dis souvent. C'est sans précédent, ils sont engagés partout ; les républicains comme les démocrates estiment qu'ils ont une sorte de leadership naturel du monde, ce qui ne va pas d'ailleurs sans poser quelque problème et si nous travaillons autant pour une Europe de la défense, ce n'est pas pour nous effaroucher à l'idée qu'elle soit amenée à entrer dans les faits dans les années qui viennent. Donc, il faut prendre cela calmement. De toutes façons quelle que soit la nouvelle administration, elle a plusieurs semaines de transition pour s'installer, puis nous parlerons avec eux et on verra. J'ai confiance dans le dialogue.
Q - Est-ce que vous approuvez des propos comme ceux tenus par Georges Bush lors de la campagne, à savoir qu'il n'était pas sûr que ce soit à l'Amérique de sillonner le monde en disant aux autres ce qu'il fallait faire ?
R - Mais je n'ai pas à les approuver ni à les désapprouver. Ce sont des propos de campagne interne, donc ce sont des commentaires des républicains sur les démocrates ou inversement ; ou sur le bilan Clinton. Moi je peux avoir une réaction sur le bilan Clinton vu de l'extérieur, vu de la France mais nous n'avons pas à nous immiscer plus dans la campagne électorale américaine que dans n'importe quelle autre campagne dans le monde et nous n'apprécierions pas s'ils le faisaient dans l'autre sens.
Q - Alors précisément, et c'est ma deuxième question : regrettez-vous l'absence de débats sur la politique étrangère durant la campagne ?
R - On pourrait souhaiter, mais ce n'est pas une critique, parce qu'ils font comme ils veulent après tout, mais on pourrait souhaiter qu'un pays qui a une telle influence dans le monde débatte plus des options, de la façon dont il doit se comporter avec tel ou tel autre, en réalité. Mais, cela dit, cela n'a pas été complètement absent. Il y a eu quelques échanges mais qui ont occupé beaucoup moins de place, bien sûr que la...
Q - ... sans que les électeurs américains, apparemment, se soient prononcés en fonction de l'influence de l'Amérique sur la politique étrangère.
R - Cela est autre chose. Mais on n'y peut rien et les deux candidats n'y peuvent rien non plus. Cela ne veut pas dire que les sujets ont été complètement absents, ils ont quand même un peu parlé de stratégie, ils ont peu parlé du Proche-Orient, ils ont un peu parlé de l'Europe. Mais, le fait est que dans la plupart des campagnes électorales dans le monde, les questions extérieures ne viennent jamais au premier plan. Donc je ne vois pas au nom de quoi et à partir de quelle situation idyllique européenne on irait leur faire des reproches sur ce plan. Ce qu'on peut souhaiter simplement, c'est que les dirigeants de ce pays qui, par la nature de l'état du monde d'aujourd'hui, exercent une influence dans le monde entier, au-delà de leur propre pays, prennent en compte le plus possible la réalité des autres, donc les conceptions des autres, les attentes des autres. C'est très vrai par exemple en ce qui concerne les projets américains des boucliers antimissiles. Là dessus, nous avons dit sous l'administration Clinton et nous redirons sous la prochaine administration quelle qu'elle soit, que les Etats-Unis ne peuvent pas décider seuls sans avoir entendu ce que disent les autres pays, les alliés bien sûr au premier plan et leurs partenaires, car cela peut avoir des conséquences stratégiques pour tout le monde.
Q - Dernière question, Hubert Védrine : quel bilan faites-vous de la présidence de Bill Clinton ?
R - Je crois que Bill Clinton est un extraordinaire homme politique, qui aura marqué une époque, qui aura marqué sa génération, qui aura marqué les esprits. Je crois qu'il a modifié en profondeur la façon de faire de la politique aux Etats-Unis et d'une certaine façon, la façon de faire de la politique dans le monde. C'est quelqu'un d'immensément doué, qui avait commencé dans la vie sans aucun atout d'aucune sorte et qui est arrivé là où il est arrivé uniquement par son talent, son intelligence et absolument rien d'autre. Il a noué une relation personnelle très forte avec presque tous les dirigeants mondiaux. Donc c'est vraiment quelqu'un qui aura marqué. On ne peut jamais vivre dans la nostalgie et ce n'est pas utile, cela ne sert à rien politiquement, et je suis sûr que nous travaillerons en bonne entente avec la prochaine administration, après un tout petit moment de réglage au début, mais cela aura été une époque marquante./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 novembre 2000).