Texte intégral
Q - A l'invitation de la Présidence française, l'Europe a rendez-vous avec elle-même, à Biarritz à la fin de la semaine. L'objet de ce sommet informel des chefs d'Etat et de gouvernement était à l'origine essentiellement de faire le point sur l'avenir institutionnel de l'Union. Mais deux ébranlements internationaux considérables ont modifié l'horizon de cette rencontre. Le premier d'entre eux est l'aggravation brutale de la tension au Proche-Orient, l'enlisement apparent d'Israël et de la Palestine dans une logique de guerre dont les conséquences sont incalculables. Le second ébranlement, heureux celui-là, est l'irruption sous la pression populaire de la démocratie en Serbie, et l'entrée de la Yougoslavie dans la sphère d'influence de l'Union européenne, après la chute de Milosevic.
Nous allons tenter de préciser l'importance et l'impact de ces deux événements. Des événements qui finalement renvoient aux enjeux fondamentaux du Sommet de Biarritz. L'Europe qui donne depuis des mois des signes de dysfonctionnement, de faiblesse inquiétants, est-elle ou non capable de se doter, avant son élargissement des moyens de décider et d'exercer dans le monde une influence à la mesure de sa puissance économique et culturelle ? La Présidence française est-elle capable ou non de la mettre sur ce chemin-là, d'ici au sommet de Nice qui doit se tenir en décembre ?
Pierre Moscovici, la Russie, les Etats-Unis, l'Europe, l'ONU se mobilisent actuellement dans un ballet diplomatique impressionnant pour éviter l'irréparable entre Israéliens et Palestiniens. Hubert Védrine, à l'Assemblée cet après-midi, a parlé de signes encourageants. Quels sont-ils, quels sont les points d'appui possibles de sauvetage de la paix, qu'est-ce qui peut ramener les deux communautés à la raison ?
R - Vous avez raison, nous sommes dans une phase où l'actualité internationale est marquée par deux événements, un événement qui est plutôt joyeux, dont on va reparler, j'imagine, qui est la révolution pacifique, démocratique en Serbie, en Yougoslavie pour être plus précis ; et puis, un événement tragique qui nous ramène à cette région du monde qui est si sensible politiquement, psychologiquement, effectivement pour nous tous. Si Hubert Védrine a parlé de signes positifs, c'est parce que tout le monde a pris conscience que même si la situation était terrible, nous étions dans un moment où il fallait absolument tout faire pour commencer par circonscrire l'incendie - cela me paraît être fait - puis par l'éteindre. Justement les différents acteurs se sentent à la fois sous la pression, et aussi un peu aidés, par ce que vous appelez un "ballet diplomatique impressionnant". L'implication conjointe de l'Union européenne, du Secrétaire général des Nations unies, des Russes, des Américains, de tout le monde, finalement a un but et un seul : essayer de parler à tous les acteurs pour leur dire : attention, vous êtes au bord du gouffre, l'irréparable peut être commis et c'est impossible pour vous, pour nous, pour le monde. Je crois que ces efforts commencent à porter leurs fruits. Nous rentrons petit à petit dans une logique dans laquelle nous allons pouvoir nous parler, nous allons essayer d'en finir ou de sortir de la logique de guerre. Cela fait un certain temps que nous le disons d'ailleurs. Nous sommes dans une situation très paradoxale au Proche-Orient, où le pire pouvait être réalisé et où en même temps la paix est toujours possible. Il se peut aussi bien qu'ils soient dans quelques jours ensemble dans un sommet - on ne sait pas où, on a parlé de l'Egypte, - ou dans une situation de guerre où l'irréparable aurait été commis.
Q - On a l'impression que parmi tous les acteurs qui essaient de ramener à la raison les parties belligérantes, la France a moins de poids que ce que l'on pourrait espérer. Est-ce que la diplomatie française ne s'est pas discréditée depuis le début de l'année, en deux temps, avec le voyage calamiteux de Lionel Jospin, et notamment des incidents de Bir-Zeit, et ensuite récemment les faux pas ou les propos, qui ont été jugés déplacés par certains, du président de la République ?
R - Je ne partage absolument pas ce point de vue. Je pense que la France a son rôle à jouer, que ce n'est pas un hasard si c'est à Paris qu'a eu lieu la dernière rencontre entre Yasser Arafat et Ehud Barak. La France peut jouer un rôle d'interlocuteur. Nous sommes dans une situation où la France continue de jouer son rôle de façon positive. C'est une des puissances qui se fait entendre. Cela dit, il ne faut pas non plus se tromper. La France, dans cette affaire, est un facilitateur, c'est un pays qui est disponible à tout point de vue pour aider à la paix, pour trouver des solutions ; qui est là également quand la paix est revenue pour aider aussi aux forces d'interposition. Mais ce n'est pas l'acteur principal dans cette région du monde. Donc, nous avons cette attitude qui est à la fois positive, consciente de ce que nous pouvons faire, et en même temps, une attitude de disponibilité, d'une relative humilité, c'est vrai.
Q - Ce conflit a des retentissements jusque dans la société française. On voit une communauté juive française un peu bouleversée, qui juge que la diplomatie française est peut-être un peu trop du côté des Palestiniens. On voit aussi à Trappes une synagogue brûlée. Comment réagissez-vous à ces prises de parole et à ces événements ?
R - Il faut raison garder. Vous évoquiez Bir-Zeit. J'étais avec le Premier ministre lors de ce voyage et à l'époque, on avait reproché à Lionel Jospin de prendre une position trop pro-israélienne. Et voici que maintenant on reproche à Jacques Chirac d'avoir pris des positions qui étaient trop pro-palestiniennes, ou à notre diplomatie de l'avoir fait. Cela signifie quelque chose très clairement : la France s'efforce d'avoir, dans cette région du monde tellement sensible, une position équilibrée. Il ne faut pas importer sur notre sol des querelles qui sont des querelles propres au Proche-Orient parce que cela est parfaitement régressif. Dans une situation terriblement exacerbée, cela retombe sur les communautés. Cela montre bien à quel point une guerre au Proche-Orient est quelque chose qui nous concernerait aussi. C'est pour cela que nous devons l'éviter. Pas uniquement parce qu'il s'agit d'un petit lopin de terre où l'Histoire s'est faite et où la civilisation est née, mais aussi parce que cela a des prolongements jusque chez nous. Je veux appeler les différentes communautés, elles aussi, au dialogue, et à prendre conscience que ce que nous essayons de faire, ce n'est pas de prendre parti pour les uns ou pour les autres, mais de jouer un rôle de facilitateur dans un processus de paix - Hubert Védrine l'a dit tout à l'heure - pour revenir sur la voie de la paix, c'est-à-dire qu'après avoir éteint l'incendie, on veuille se reparler de façon positive pour trouver une solution. C'est indispensable. La guerre, dans cette situation, est inconcevable, à la fois pour les Israéliens et pour les Palestiniens, compte tenu du rapport à l'opinion mondiale, du rapport de forces. La guerre de qui avec qui ? Cela n'aura aucun sens. Donc, il faut que chacun se remette dans une logique de raison.
Q - Tant qu'il s'agissait de territoires, les deux parties arrivaient à s'entendre et on progressait vers la paix. Dès qu'on a parlé de Jérusalem avec une dimension religieuse très forte, et une dimension inextricable, puisque tout se tient dans un petit morceau de ville finalement, là, les choses ont dérapé. Est-ce qu'il ne serait pas temps de reprendre une forte initiative pour une sorte de tutelle internationale de statut de Jérusalem ?
R - Je ne veux pas ici improviser des idées sur cette question qui est tellement sensible, qui a provoqué ce brasier sur lequel nous sommes. Je voudrais dire autre chose. Il est important que chacun manifeste des gestes à l'égard des autres. Que Yasser Arafat parle aux Israéliens, que Ehud Barak parle aux Palestiniens. Et que l'on se souvienne que ce chef de l'Autorité palestinienne, Yasser Arafat, et ce chef de l'exécutif israélien sont aussi les hommes qui, à Camp David, ont été le plus près de la paix dans l'histoire du Proche-Orient. Ehud Barak, par exemple, a été le Premier ministre israélien à aller le plus loin sur cette question tellement sensible de Jérusalem. Qu'on se remette dans une situation où ils soient à même de dialoguer, de parler de tout, c'est-à-dire aussi de parler de Jérusalem.
Q - Est-ce qu'Israël n'a pas perdu dans cette affaire sa première guerre sur le champ de bataille médiatique ? Cela ne va-t-il pas avoir des conséquences ? Cela n'a-t-il pas affaibli considérablement la position d'Israël sur le plan international ?
R - C'est vrai que, dans la bataille d'opinion, les choses ont été sans doute dures pour Israël, ne serait-ce que parce que le fait déclencheur de tout cela a été ce qui a été interprété comme une provocation, non pas du gouvernement israélien, non pas de l'armée israélienne, mais d'un leader israélien.
Q - On entend deux thèses, toutes les deux effroyables, certains accusent l'armée israélienne de tirer sur les enfants et beaucoup de victimes sont en effet très jeunes, et de l'autre côté, on entendait encore ce matin de la bouche d'un responsable des Institutions juives en France, une accusation contre les Palestiniens, les phalanges palestiniennes de mettre en avant ces enfants pour en faire des martyrs et provoquer un émoi international. Est-ce que vous savez ce qu'il en est réellement ? Réclamez-vous une commission d'enquête pour faire la vérité sur ces morts ?
R - Je crois honnêtement que ce que nous devons faire aujourd'hui, ce n'est pas de relancer ces querelles dont on a vu qu'elles nourrissaient, y compris des procès par rapport à la France, sans faire avancer le dossier en quoi que ce soit, mais bien de défendre une solution équilibrée et d'appeler au dialogue. C'est tout. Si je commençais maintenant à expliquer que les uns ou les autres sont responsables, on voit bien non pas tout ce que ma parole déclencherait, mais tout ce que cela déclencherait par rapport à la France. Donc, soyons raisonnables.
Q - Le peuple serbe a enfin imposé sa volonté démocratique à Milosevic. L'Union européenne a levé sans condition les sanctions contre la Serbie. Hubert Védrine a assuré le président Kostunica du soutien de l'Union européenne. Quelles sont les modalités de ce soutien, et l'Europe n'aurait-elle pas pu prendre davantage de précautions dans cette démarche ? Toutes les ambiguïtés de l'attitude serbe sont-elles levées à votre avis ?
R - Il y a plusieurs éléments. D'abord, l'Union européenne a eu une attitude constante et qui a été positive dans cette partie de l'Europe. Nous avions dit lors du précèdent Conseil Affaires générales que nous souhaitions l'avènement de la démocratie en Yougoslavie, et que si cela se produisait, nous lèverions les sanctions. Car il fallait adresser au peuple serbe un message qui était au fond : Serbes, libérez-vous et vous retrouverez votre place dans cette communauté, qui est la communauté européenne, car les Serbes, les Yougoslaves, sont évidemment des Européens.
Q - Cela a-t-il eu un impact sur le comportement électoral du peuple serbe ?
R - Je n'irai pas jusque là. Mais je pense que cela a été un message important, notamment pour l'opposition d'alors, qui est aujourd'hui autour du président Kostunica. Et peut-être cela a-t-il eu un impact, je le crois, je l'espère. Je pense que cette perspective d'un autre avenir que celui que proposait Milosevic a été positive. Tout simplement, nous avons tenu parole. Donc, nous avons décidé de lever, lundi, l'embargo aérien, de lever les sanctions sur les investissements, pas celles qui touchent les proches de Milosevic, mais les autres. Donc, il n'y a plus de sanctions. Cela veut dire que la RFY est réintégrée dans cette communauté internationale et européenne. Je crois qu'il fallait le faire. Et comme je pense que la priorité, qui est la nôtre maintenant, est de soutenir le président Kostunica et de l'aider à aller jusqu'au bout du processus, n'oublions pas qu'il vient d'être élu président de la République, mais il n'a pas tous les pouvoirs. La question du gouvernement est posée ; il y a encore un président serbe qui est en place, qui est plutôt proche de Milosevic. Milosevic est toujours en ex-Yougoslavie. Il faut que cette révolution puisse aller jusqu'au bout.
Troisième élément : c'est vrai que certains ont pu s'inquiéter - j'entendais tout à l'heure François Léotard à l'Assemblée nationale - des déclarations du président Kostunica, qui est un nationaliste et un démocrate, par rapport au Kosovo, au Monténégro etc. Hubert Védrine est allé hier à Belgrade, et il a parlé de tout cela avec le président Kostunica.
Faisons les choses par ordre !
Ils sont là depuis moins d'une semaine. Commençons par les soutenir, par soutenir le processus. Cela veut dire aussi des aides financières de l'Union européenne qui viendront ; et puis, ayons un dialogue sur le fond avec eux, y compris sur les sujets délicats que sont le Kosovo et le Monténégro. Il ne faut pas donner un chèque en blanc. Mais aujourd'hui, être défiant par rapport à ce qui se passe, serait totalement contre productif et n'aurait aucun sens. Donc, allons dans le sens de cette histoire qui est ce déferlement démocratique du peuple serbe. Faisons le pari de la réussite. Je pense que le président Kostunica lui-même, d'ailleurs, saura adapter son discours à ce que sont les demandes, les exigences, les revendications de cette Union européenne à laquelle, je crois, les Serbes ont à appartenir.
Q - Le président Kostunica sera à Biarritz en fin de semaine pour le Sommet européen. Quel discours attendez-vous qu'il tienne à propos de Slobodan Milosevic ? Qu'il vous dise qu'il est prêt à le livrer, à faire en sorte que le Tribunal pénal international puisse le juger, ou au contraire, comme il a semblé le dire, qu'il était normal que Slobodan Milosevic demeure en Yougoslavie puisque c'est son pays, qu'il ne soit pas livré à la justice internationale ?
R - Deux réflexions d'abord. Là encore, tout cela prouve que l'Union européenne joue pleinement son rôle sur le continent. Je n'irai pas jusqu'à dire que la Yougoslavie va revenir dans la sphère d'influence de l'Union européenne. Mais l'Union européenne doit être un appel pour elle et peut-être un futur. Cela doit apparaître comme cela. C'est dans cet esprit que le président de la République a invité le président Kostunica à venir le samedi à la fin du Conseil européen informel de Biarritz pour déjeuner avec les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union européenne. C'est dans cet esprit aussi qu'il est invité à Zagreb, au Sommet sur les Balkans, qui sera organisé par la Présidence française à la fin du mois de novembre. Quant au discours qu'il s'agit de tenir par rapport à Milosevic, la réponse est un peu la même que pour le cas précédent. J'ai noté par exemple que quelqu'un comme le président du Tribunal pénal international, M. Jorda, qui est un haut magistrat français, mais qui est parfaitement indépendant, comme le sont les magistrats, avait lui-même déclaré que là n'était pas l'urgence. Qu'il fallait d'abord consolider la démocratie puis, que l'on verrait le sort qu'il fallait réserver à M. Milosevic. Cela me paraît la prudence. Ne créons rien qui, en Yougoslavie, risquerait d'aider à revenir sur ce processus qui doit aller jusqu'à son terme. Prenons les choses dans l'ordre, ce qui ne veut pas dire que nous ignorons le problème du Kosovo, du Monténégro, et, vous avez raison, le problème de déférer un jour Monsieur Milosevic devant le Tribunal pénal international.
Q - Il y a tout de même une urgence, ce sont les prisonniers kosovars. Le problème semble ne pas avoir été résolu lors de la visite de M. Védrine.
R - Il n'a pas été résolu, mais il a été évoqué par Hubert Védrine qui a trouvé en M. Kostunica un interlocuteur qui nous a été décrit, ce matin en Conseil des ministres, comme quelqu'un d'intelligent, d'ouvert, de rigoureux. C'est un juriste qui a une vision très juridique, ce qui peut avoir des défauts, mais aussi de grandes qualités. C'est-à-dire qu'il a comme doctrine de respecter les règles de la démocratie, à la fois nationales et internationales. Donc cette question a été évoquée.
Q - La position que vous avez énoncée il y a quelques minutes, c'est-à-dire ne faisons rien qui ne mette en péril la démocratie renaissante en Serbie. Cela va vous inciter, sur le Kosovo, à être un peu plus souple et à écouter un peu plus les positions serbes et un peu moins les positions albanaises ?
R - Quand je dis : "ne faisons rien qui compromette le processus", cela ne veut pas dire non plus, "soyons inattentifs et retombons dans la logique d'avant", où l'on disait que les Français étaient les alliés des Serbes, ou les Européens sont les amis des Serbes. Il ne s'agit pas de passer d'un parti pris à un autre. Il s'agit de prendre les choses dans l'ordre. Je suis plus dans la chronologie ou la logique. Je crois que la priorité est la consolidation du processus démocratique, en étant très attentif aux équilibres de la région des Balkans. Il va falloir réfléchir à tout cela, d'ici au Sommet de Zagreb, à la fin novembre. Il faut qu'à ce moment-là, des solutions soient envisagées, ou envisageables.
Q - Venons-en à l'Europe, à sa situation et à son avenir. Ce sera l'objet du Sommet de Biarritz. Avouez qu'elle désespère plutôt qu'elle ne satisfait les Européens en ce moment cette Europe : déprime de l'euro, inquiétude pour la croissance, désaccords fondamentaux sur la réforme des institutions, défaite dans la bataille des valeurs face à l'Autriche, transparence sur le plan international. Est-ce qu'il n'y a pas finalement à tout cela une cause fondamentale qui est la dissolution de la volonté européenne chez les dirigeants européens ?
R - Je n'ai pas ce sentiment. D'abord je n'ai pas l'image d'une Europe aussi désespérée ou désespérante que cela.
Q - Tout va bien à votre avis ? C'est une Europe satisfaisante, puissante, efficace, rayonnante ?
R - Je ne dirai pas cela. Mais vous, vous avez dit que tout allait mal. Je dis que tout ne va pas mal. Il y a tout de même un certain nombre de réalisations qui sont importantes. Je peux vous en citer deux ou trois. D'abord l'euro, on parle beaucoup de son cours, qui s'est d'ailleurs stabilisé. Mais c'est quand même formidable pour des Européens de mettre en commun une monnaie. Je crois que les choses prendront une tournure définitive le jour où la monnaie que nous aurons dans nos poches sera effectivement l'euro.
Q - Etes-vous sûr que les Allemands respecteront le calendrier sur l'entrée concrète de l'euro dans nos poches ?
R - Nous avons signé un calendrier très précis. On ne va pas commencer à le remettre en cause. A l'époque où l'on parlait de Maastricht, des 3 %, des critères etc... nous, nous avons respecté le calendrier. Donc il faut que chacun respecte le calendrier. Je n'ai pas de doute là-dessus.
Q - La situation de l'euro vous paraît-elle satisfaisante ? Laurent Fabius disait le contraire à l'Assemblée tout à l'heure.
R - Je n'ai pas dit cela. J'ai dit que la réalisation de l'euro était une conquête formidable qu'il fallait mettre au crédit de l'Europe telle qu'elle est. Nous sommes en train de le faire. On ne peut pas expliquer que ce n'est rien, ou qu'il s'agit de quelque chose de négatif, de mineur. En matière de défense européenne, nous avons avancé plus en deux ans que dans les cinquante années précédentes. Quant à la réforme institutionnelle, nous en reparlerons, c'est l'enjeu du Conseil européen de Nice. Elle est nécessaire parce que nous allons nous élargir. Ce n'est quand même pas tous les jours qu'on réunifie un continent. Si dans dix, quinze ans, nous ne sommes plus quinze mais trente, avec des pays qui sont revenus à la démocratie, sortant du communisme et de la guerre froide, allant jusqu'à l'ex-Yougoslavie, c'est quand même une oeuvre historique. Mais pour cela, il faut réformer les institutions.
Q - Encore faudra-t-il que l'Europe existe toujours, en tant que communauté...
R - Absolument. Et c'est pour cela que le passage par la réforme des institutions n'est pas quelque chose de mineur. C'est essentiel, vital. Lorsque ces institutions seront davantage consolidées au niveau économique, militaire, pour ce qui est de la politique étrangère, de l'élargissement, elles tourneront mieux. Nous sommes dans une phase de paradoxe avec de très grandes difficultés, que je ne peux pas nier, mais aussi beaucoup d'achèvements, de défis, de réalisations absolument sans précédent.
Q - Justement, sur la réforme des institutions, cela fait trois mois que la Présidence prépare activement ce dossier. Où en sommes-nous ? Etes-vous optimiste, plutôt pessimiste, quel est votre état d'esprit ?
R - Je vais vous parler très franchement. J'ai été pendant les deux premiers mois de la Présidence assez pessimiste. Parce que j'ai constaté - c'était moi qui présidais les réunions de la CIG au niveau ministériel pendant deux mois - nous nous contentions de lire des papiers préparés par des diplomates, qui travaillent toujours très bien, mais qui ne montraient pas d'avancée politique. Et depuis un mois, j'observe un frémissement. Je pense que nous sommes entrés dans le vif des discussions, que, sur les différents dossiers, les choses avancent. En tout cas, il y a quelque chose de très important pour moi, c'est que je ne constate pas de blocage idéologique, de blocage politique, de volonté de veto de tel ou tel pays, qu'il soit grand, - vous avez évoqué la Grande-Bretagne - qu'il soit petit - vous avez parlé de l'Autriche. Nous sommes dans une dynamique de travail. Je ne cache pas la difficulté de la négociation. C'est pour cela que Biarritz est tellement important. Il faut qu'à Biarritz, les chefs d'Etat et de gouvernement se disent les choses franchement, et qu'il en sorte, pour les négociateurs que nous sommes, des orientations, des voies. A nous, ensuite, de trouver les moyens pour y parvenir à Nice. Cela me paraît jouable aujourd'hui, même si ce n'est pas joué.
Q - Il y a une obligation de conclure à Nice ?
R - Il n'y pas d'obligation, mais honnêtement si la Présidence française n'était pas capable de conclure cela dans de bonnes conditions - et nous devons être très exigeants - cela voudrait dire que nous sommes dans une situation de crise pour l'Union européenne, que l'élargissement se présente dans des conditions plus difficiles. On se retrouverait ensuite avec deux Présidences, suédoise et belge, auxquelles on ne prête pas la même force politique ou technique qu'à nous-mêmes - je dis cela sans dévaluer, mais les Suédois voient d'un très mauvais oeil l'éventualité de reprendre ce dossier. Donc, je dis que nous devons conclure. C'est un vrai test politique pour l'Union européenne. Si l'Union européenne relève ce test, alors je crois que l'Europe pourra repartir et satisfaire ses citoyens.
Q- Est-ce qu'il n'y a pas dans cet accord un seuil en deçà duquel la crise vaut mieux qu'un mauvais accord ? Quel est ce seuil ?
R - Absolument. J'en ai une idée un peu précise. Pour des raisons tactiques, que vous comprendrez, à deux jours d'un sommet, je préfère ne pas dévoiler toutes les cartes. Car si je disais maintenant quel est le seuil, tout le monde descendrait à ce seuil. Donc, pour moi, je vais garder toutes mes exigences.
Q - Mais c'est une hypothèse, tout de même, que brandit la Présidence française ?
R - Qu'il n'y ait pas de traité ? Absolument. Nous ne cessons de répéter que nous préférons pas de traité du tout à un mauvais traité, qu'il n'est pas question qu'il y ait un accord au rabais, et ce n'est pas, pour le coup, une position tactique.
Q - "Nous", c'est Chirac, Jospin et vous ?
R - Oui, absolument. La cohabitation est parfois compliquée mais sur l'Union européenne, nous travaillons la main dans la main. Les conceptions sont ce qu'elles sont mais nous travaillons complètement ensemble et nous défendons la même chose. Ce serait absurde de ne pas le faire dans l'Union européenne telle qu'elle est. Nous avons un niveau d'exigence élevé et nous n'en rabattrons pas. Nous sommes prêts à faire des compromis, évidemment. Nous entendons ce que disent les autres, nous ne sommes pas absurdes. Nous n'avons pas une vision puriste du traité. Nous devons faire avec le possible. Mais en même temps, essayons d'amener le possible au niveau d'exigence le plus élevé que l'on peut atteindre.
Q - Vous défendez très bien l'Europe, mais si on regarde cela un peu plus prêt du sol, on se rend compte que l'Europe c'est un peu moins de cacao dans le chocolat, toujours autant de vaches folles dans les assiettes, des aides à rembourser pour des PME qui ont été subventionnées il y a dix ans, par exemple dans le textile, et qui vont être en difficulté parce qu'à cause de l'Europe, on leur demande de rembourser aujourd'hui. Bref, pour les gens, c'est encore beaucoup de harcèlement technocratique et je ne vous parle pas des chasseurs qui, en ce moment, se livrent à des pratiques illicites.
R - Il y a un peu de cela, mais l'Europe c'est aussi beaucoup plus de droits. L'Europe c'est aussi beaucoup plus d'échanges. L'Europe c'est la Politique agricole commune, avant d'être la vache folle. L'Europe, c'est ce qui permet à notre agriculture d'être exportatrice, alors qu'elle n'était pas autosuffisante en 1957. L'Europe, c'est ce qui permet d'avoir une intégration de nos économies qui soit quasi complète.
Le bilan de l'Europe, tout de même, si on fait une colonne coûts-avantages ou crédits-débits, est quand même encore nettement excédentaire. Il faut essayer de résoudre les problèmes.
Je suis pour une Europe qui soit plus transparente, plus lisible, plus démocratique et, là encore, il faut trouver un équilibre institutionnel qui permette à la décision d'être prise dans l'intérêt des citoyens. Cela me donne l'occasion de dire autre chose : notre présidence ne se résume pas uniquement par la Conférence intergouvernementale. C'est aussi toute une série de sujets de société.
Au Conseil européen, nous allons bien sûr parler du Proche-Orient, de la Yougoslavie, de la Conférence intergouvernementale. Mais nous allons aussi parler de sécurité maritime, avec l'hypothèse enfin d'interdire les bateaux à simple coque, dont on a vu ce qu'ils pouvaient donner avec le naufrage de l'Erika. On parlera aussi pétrole, avec une parole qui est attendue des Européens, sur l'utilisation des réserves stratégiques, sur le dialogue producteur-consommateur. C'est cela aussi l'Europe. Pour le chocolat, la directive existe et n'est d'ailleurs pas si désastreuse que cela, même si on aurait aimé bien autre chose, mais nous nous sommes trouvés en minorité. Car lorsque l'on parle de majorité qualifiée, il faut faire attention. Parfois, la majorité donne quelque chose qui est contraire à nos volontés. Cela s'est passé dans un Conseil Marché intérieur. Nous nous sommes battus tant qu'on a pu, et puis au petit matin, sont entrés quelques grammes de matière grasse végétale. Mais on a limité les dégâts, notamment avec l'affichage.
Q - Pierre Moscovici, on sait bien que cette réforme minimale, après laquelle on court actuellement, ne suffira pas à lui donner une gouvernabilité efficace dans le cadre de son élargissement. Est-ce que tout cela ne masque pas le vrai débat entre une conception supranationale, fédéraliste de l'Europe, que défendent des gens comme Fischer, Prodi et Delors, et la conception obstinément intergouvernementale de Blair et d'un certain nombre d'autres gouvernements, dont le gouvernement français d'ailleurs. Est-ce que ce n'est pas là le vrai débat ? Est-ce que ce n'est pas finalement l'explication inéluctable que l'Europe doit avoir avec elle-même ?
R - Je ne partage pas tout à fait cela. Je n'ai pas cette vision manichéenne qui opposerait des "bons" fédéralistes à des "méchants" intergouvernementaux ou l'inverse. Je vais vous donner ma position. Je trouve que ceux qui sont pour le tout communautaire - je pense par exemple au discours de M. Prodi, auquel j'ai assisté et répliqué, au Parlement européen il y a dix jours - font une erreur. L'Union européenne ne peut pas être réduite à l'alliance entre la Commission et le Parlement européen. Ce n'est pas possible.
Q - Prodi disait que la conception intergouvernementale aboutit à l'impuissance de l'Europe et à l'eurocratie. C'était son discours.
R - J'y viens. Mais en même temps, on ne peut pas se limiter à la légitimité populaire que représente dans l'Europe les gouvernements. Je pense qu'il ne faut pas aller non plus vers l'Europe purement intergouvernementale. Je ne suis pas favorable, par exemple, à des idées qui proposeraient d'éliminer la Commission, il y en a eu ces derniers temps. Je crois qu'il est très important de fonctionner sur le modèle communautaire tel qu'il est, mais enrichi, c'est-à-dire de rehausser chacune des institutions. Je voudrais une Commission plus forte. Je voudrais un Parlement plus affirmé, c'est-à-dire qui s'occupe vraiment de ses affaires, et pas qui déborde sur tous les sujets. Je voudrais aussi un Conseil des ministres et un Conseil européen qui jouent pleinement leur rôle. C'est l'enjeu de la réforme institutionnelle : arriver de nouveau à marier ces deux aspects.
Q - Il y a un an, l'évolution des choses allait plutôt dans votre sens. Vous aviez notamment déclaré à l'Express en janvier "On s'éloigne d'un modèle fédéral", et vous vous en réjouissiez. Depuis, le discours de Joschka Fisher, on a eu le discours de Jacques Chirac au Bundestag. On a l'impression que les tenants d'un peu plus de fédéralisme ont repris du poil de la bête : une Constitution, peut-être un jour un président, des institutions uniques. Vous êtes peut-être en train de perdre ?
R - Attendez, je ne suis pas du tout un anti-fédéraliste. Si vous me parlez du discours de Joschka Fischer, le mot fédération d'Etats-nations, je dis oui. Fédération d'Etats-nations, cela dit bien la synthèse que je souhaitais. D'une part, il y a des réalités fédérales, elles existent, la monnaie européenne c'est un élément fédéral, la Banque centrale européenne c'est un élément fédéral. En matière de justice, on va aller de plus en plus vers un système au moins confédéral de coopérations. Et puis, il y a aussi des éléments qui tiennent aux Etats-nations et qui font qu'on a besoin de respecter l'identité des uns et des autres. Vous parliez du chocolat. On va trouver cela sur tout une série de sujets. Donc le terme de fédération d'Etats-nations me va. Le terme de Constitution me va aussi, à condition qu'on dise ce que l'on met derrière, c'est-à-dire un véritable système de pouvoirs et non pas uniquement une répartition des compétences. Là-dessus, je ne suis pas, mais absolument pas, Tony Blair. En même temps, ce que je vous ai dit très tranquillement, ce n'était pas un jugement de valeurs. C'était l'avis d'un praticien, il n'y a pas aujourd'hui une aspiration au fédéralisme pur dans l'Union européenne, et on doit tenir compte de cela. C'est le cas des opinions et c'est le cas des gouvernants. Les gouvernants, souvent, pensent comme ils pensent, parce qu'ils suivent leur opinion ou parce qu'ils la connaissent, en tous cas, à défaut de la suivre.
Q - L'Autriche vous parait-elle aujourd'hui un partenaire comme les autres, après la levée des sanctions, ou regrettez-vous un peu que l'Europe ait si vite levé les sanctions ?
R - Nous y étions contraints. Je vais très franc là-dessus. Pour moi, le gouvernement autrichien n'est pas un gouvernement comme les autres. A partir du moment où il y a cette situation baroque, choquante, de l'alliance entre un parti de droite et un parti d'extrême droite, un parti xénophobe, un parti raciste, un parti qui est ambigu sur le passé nazi. Et en même temps, il y a une vérification qui a été faite par des sages et qui a constaté que, dans le champ européen, il n'y avait pas de pratiques répréhensibles. Il y a des idées qui sont très répréhensibles, par rapport auxquelles nous devons être vigilants. Il faudra monter des mécanismes de prévention de ce type de situation. Les sanctions ayant été levées, nous sommes obligés de considérer l'Autriche comme un partenaire à titre plein, ce qui ne m'empêche pas de considérer que le gouvernement, lui, n'est pas un gouvernement banal, ni un gouvernement qui doit constituer un exemple. On doit donc continuer d'être très vigilants par rapport à la situation, mais la modalité de nos rapports avec l'Autriche a changé.
Q - Plus d'ostracisme vis-à-vis des ministres qui appartiennent au parti que vous décriviez tout à l'heure ?
R - Plus d'ostracisme, mais enfin, je crois que vous n'avez pas encore vu une visite d'un ministre français à Vienne, ni une visite d'un ministre autrichien en France. Et si je peux me permettre, vous n'êtes pas prêts de le voir.
Q - Est-ce que la présidence française, à votre avis, a une influence rayonnante, un effet d'entraînement décisif, alors qu'elle ne donne pas le bon exemple sur le plan intérieur, en matière budgétaire et alors qu'elle est aussi très affaiblie par les affaires ? Est-ce que c'est une équation favorable pour conduire l'Europe à un succès ?
R - Je suis mal placé pour dire cela, mais ce que je crois, tout d'abord en matière budgétaire, c'est que nous sommes tout à fait dans les clous du pacte de stabilité. D'ailleurs, si nous ne l'étions pas, pour le coup, c'est nous qui encourrions certaines sanctions ou certaines réflexions. Quant aux affaires, laissons-les pour le moment en dehors de ce champ-là, si vous le voulez bien. J'ai pour moi la conviction que la Présidence française, à travers le président de la République, à travers le Premier ministre, à travers les ministres, est une présidence respectée tout simplement parce que nous sommes dans la continuité de l'histoire d'un pays qui a fait l'Europe. Un pays qui est le plus européen. Honnêtement, tout cela n'affecte pas la conduite de la Présidence. Nos voisins, en venant à Biarritz, n'auront pas l'impression d'arriver sur une civière. Ils sauront qu'ils ont à faire à des gens qui tiennent bien le gouvernail en main. C'est mon sentiment en tous cas./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 octobre 2000)
Nous allons tenter de préciser l'importance et l'impact de ces deux événements. Des événements qui finalement renvoient aux enjeux fondamentaux du Sommet de Biarritz. L'Europe qui donne depuis des mois des signes de dysfonctionnement, de faiblesse inquiétants, est-elle ou non capable de se doter, avant son élargissement des moyens de décider et d'exercer dans le monde une influence à la mesure de sa puissance économique et culturelle ? La Présidence française est-elle capable ou non de la mettre sur ce chemin-là, d'ici au sommet de Nice qui doit se tenir en décembre ?
Pierre Moscovici, la Russie, les Etats-Unis, l'Europe, l'ONU se mobilisent actuellement dans un ballet diplomatique impressionnant pour éviter l'irréparable entre Israéliens et Palestiniens. Hubert Védrine, à l'Assemblée cet après-midi, a parlé de signes encourageants. Quels sont-ils, quels sont les points d'appui possibles de sauvetage de la paix, qu'est-ce qui peut ramener les deux communautés à la raison ?
R - Vous avez raison, nous sommes dans une phase où l'actualité internationale est marquée par deux événements, un événement qui est plutôt joyeux, dont on va reparler, j'imagine, qui est la révolution pacifique, démocratique en Serbie, en Yougoslavie pour être plus précis ; et puis, un événement tragique qui nous ramène à cette région du monde qui est si sensible politiquement, psychologiquement, effectivement pour nous tous. Si Hubert Védrine a parlé de signes positifs, c'est parce que tout le monde a pris conscience que même si la situation était terrible, nous étions dans un moment où il fallait absolument tout faire pour commencer par circonscrire l'incendie - cela me paraît être fait - puis par l'éteindre. Justement les différents acteurs se sentent à la fois sous la pression, et aussi un peu aidés, par ce que vous appelez un "ballet diplomatique impressionnant". L'implication conjointe de l'Union européenne, du Secrétaire général des Nations unies, des Russes, des Américains, de tout le monde, finalement a un but et un seul : essayer de parler à tous les acteurs pour leur dire : attention, vous êtes au bord du gouffre, l'irréparable peut être commis et c'est impossible pour vous, pour nous, pour le monde. Je crois que ces efforts commencent à porter leurs fruits. Nous rentrons petit à petit dans une logique dans laquelle nous allons pouvoir nous parler, nous allons essayer d'en finir ou de sortir de la logique de guerre. Cela fait un certain temps que nous le disons d'ailleurs. Nous sommes dans une situation très paradoxale au Proche-Orient, où le pire pouvait être réalisé et où en même temps la paix est toujours possible. Il se peut aussi bien qu'ils soient dans quelques jours ensemble dans un sommet - on ne sait pas où, on a parlé de l'Egypte, - ou dans une situation de guerre où l'irréparable aurait été commis.
Q - On a l'impression que parmi tous les acteurs qui essaient de ramener à la raison les parties belligérantes, la France a moins de poids que ce que l'on pourrait espérer. Est-ce que la diplomatie française ne s'est pas discréditée depuis le début de l'année, en deux temps, avec le voyage calamiteux de Lionel Jospin, et notamment des incidents de Bir-Zeit, et ensuite récemment les faux pas ou les propos, qui ont été jugés déplacés par certains, du président de la République ?
R - Je ne partage absolument pas ce point de vue. Je pense que la France a son rôle à jouer, que ce n'est pas un hasard si c'est à Paris qu'a eu lieu la dernière rencontre entre Yasser Arafat et Ehud Barak. La France peut jouer un rôle d'interlocuteur. Nous sommes dans une situation où la France continue de jouer son rôle de façon positive. C'est une des puissances qui se fait entendre. Cela dit, il ne faut pas non plus se tromper. La France, dans cette affaire, est un facilitateur, c'est un pays qui est disponible à tout point de vue pour aider à la paix, pour trouver des solutions ; qui est là également quand la paix est revenue pour aider aussi aux forces d'interposition. Mais ce n'est pas l'acteur principal dans cette région du monde. Donc, nous avons cette attitude qui est à la fois positive, consciente de ce que nous pouvons faire, et en même temps, une attitude de disponibilité, d'une relative humilité, c'est vrai.
Q - Ce conflit a des retentissements jusque dans la société française. On voit une communauté juive française un peu bouleversée, qui juge que la diplomatie française est peut-être un peu trop du côté des Palestiniens. On voit aussi à Trappes une synagogue brûlée. Comment réagissez-vous à ces prises de parole et à ces événements ?
R - Il faut raison garder. Vous évoquiez Bir-Zeit. J'étais avec le Premier ministre lors de ce voyage et à l'époque, on avait reproché à Lionel Jospin de prendre une position trop pro-israélienne. Et voici que maintenant on reproche à Jacques Chirac d'avoir pris des positions qui étaient trop pro-palestiniennes, ou à notre diplomatie de l'avoir fait. Cela signifie quelque chose très clairement : la France s'efforce d'avoir, dans cette région du monde tellement sensible, une position équilibrée. Il ne faut pas importer sur notre sol des querelles qui sont des querelles propres au Proche-Orient parce que cela est parfaitement régressif. Dans une situation terriblement exacerbée, cela retombe sur les communautés. Cela montre bien à quel point une guerre au Proche-Orient est quelque chose qui nous concernerait aussi. C'est pour cela que nous devons l'éviter. Pas uniquement parce qu'il s'agit d'un petit lopin de terre où l'Histoire s'est faite et où la civilisation est née, mais aussi parce que cela a des prolongements jusque chez nous. Je veux appeler les différentes communautés, elles aussi, au dialogue, et à prendre conscience que ce que nous essayons de faire, ce n'est pas de prendre parti pour les uns ou pour les autres, mais de jouer un rôle de facilitateur dans un processus de paix - Hubert Védrine l'a dit tout à l'heure - pour revenir sur la voie de la paix, c'est-à-dire qu'après avoir éteint l'incendie, on veuille se reparler de façon positive pour trouver une solution. C'est indispensable. La guerre, dans cette situation, est inconcevable, à la fois pour les Israéliens et pour les Palestiniens, compte tenu du rapport à l'opinion mondiale, du rapport de forces. La guerre de qui avec qui ? Cela n'aura aucun sens. Donc, il faut que chacun se remette dans une logique de raison.
Q - Tant qu'il s'agissait de territoires, les deux parties arrivaient à s'entendre et on progressait vers la paix. Dès qu'on a parlé de Jérusalem avec une dimension religieuse très forte, et une dimension inextricable, puisque tout se tient dans un petit morceau de ville finalement, là, les choses ont dérapé. Est-ce qu'il ne serait pas temps de reprendre une forte initiative pour une sorte de tutelle internationale de statut de Jérusalem ?
R - Je ne veux pas ici improviser des idées sur cette question qui est tellement sensible, qui a provoqué ce brasier sur lequel nous sommes. Je voudrais dire autre chose. Il est important que chacun manifeste des gestes à l'égard des autres. Que Yasser Arafat parle aux Israéliens, que Ehud Barak parle aux Palestiniens. Et que l'on se souvienne que ce chef de l'Autorité palestinienne, Yasser Arafat, et ce chef de l'exécutif israélien sont aussi les hommes qui, à Camp David, ont été le plus près de la paix dans l'histoire du Proche-Orient. Ehud Barak, par exemple, a été le Premier ministre israélien à aller le plus loin sur cette question tellement sensible de Jérusalem. Qu'on se remette dans une situation où ils soient à même de dialoguer, de parler de tout, c'est-à-dire aussi de parler de Jérusalem.
Q - Est-ce qu'Israël n'a pas perdu dans cette affaire sa première guerre sur le champ de bataille médiatique ? Cela ne va-t-il pas avoir des conséquences ? Cela n'a-t-il pas affaibli considérablement la position d'Israël sur le plan international ?
R - C'est vrai que, dans la bataille d'opinion, les choses ont été sans doute dures pour Israël, ne serait-ce que parce que le fait déclencheur de tout cela a été ce qui a été interprété comme une provocation, non pas du gouvernement israélien, non pas de l'armée israélienne, mais d'un leader israélien.
Q - On entend deux thèses, toutes les deux effroyables, certains accusent l'armée israélienne de tirer sur les enfants et beaucoup de victimes sont en effet très jeunes, et de l'autre côté, on entendait encore ce matin de la bouche d'un responsable des Institutions juives en France, une accusation contre les Palestiniens, les phalanges palestiniennes de mettre en avant ces enfants pour en faire des martyrs et provoquer un émoi international. Est-ce que vous savez ce qu'il en est réellement ? Réclamez-vous une commission d'enquête pour faire la vérité sur ces morts ?
R - Je crois honnêtement que ce que nous devons faire aujourd'hui, ce n'est pas de relancer ces querelles dont on a vu qu'elles nourrissaient, y compris des procès par rapport à la France, sans faire avancer le dossier en quoi que ce soit, mais bien de défendre une solution équilibrée et d'appeler au dialogue. C'est tout. Si je commençais maintenant à expliquer que les uns ou les autres sont responsables, on voit bien non pas tout ce que ma parole déclencherait, mais tout ce que cela déclencherait par rapport à la France. Donc, soyons raisonnables.
Q - Le peuple serbe a enfin imposé sa volonté démocratique à Milosevic. L'Union européenne a levé sans condition les sanctions contre la Serbie. Hubert Védrine a assuré le président Kostunica du soutien de l'Union européenne. Quelles sont les modalités de ce soutien, et l'Europe n'aurait-elle pas pu prendre davantage de précautions dans cette démarche ? Toutes les ambiguïtés de l'attitude serbe sont-elles levées à votre avis ?
R - Il y a plusieurs éléments. D'abord, l'Union européenne a eu une attitude constante et qui a été positive dans cette partie de l'Europe. Nous avions dit lors du précèdent Conseil Affaires générales que nous souhaitions l'avènement de la démocratie en Yougoslavie, et que si cela se produisait, nous lèverions les sanctions. Car il fallait adresser au peuple serbe un message qui était au fond : Serbes, libérez-vous et vous retrouverez votre place dans cette communauté, qui est la communauté européenne, car les Serbes, les Yougoslaves, sont évidemment des Européens.
Q - Cela a-t-il eu un impact sur le comportement électoral du peuple serbe ?
R - Je n'irai pas jusque là. Mais je pense que cela a été un message important, notamment pour l'opposition d'alors, qui est aujourd'hui autour du président Kostunica. Et peut-être cela a-t-il eu un impact, je le crois, je l'espère. Je pense que cette perspective d'un autre avenir que celui que proposait Milosevic a été positive. Tout simplement, nous avons tenu parole. Donc, nous avons décidé de lever, lundi, l'embargo aérien, de lever les sanctions sur les investissements, pas celles qui touchent les proches de Milosevic, mais les autres. Donc, il n'y a plus de sanctions. Cela veut dire que la RFY est réintégrée dans cette communauté internationale et européenne. Je crois qu'il fallait le faire. Et comme je pense que la priorité, qui est la nôtre maintenant, est de soutenir le président Kostunica et de l'aider à aller jusqu'au bout du processus, n'oublions pas qu'il vient d'être élu président de la République, mais il n'a pas tous les pouvoirs. La question du gouvernement est posée ; il y a encore un président serbe qui est en place, qui est plutôt proche de Milosevic. Milosevic est toujours en ex-Yougoslavie. Il faut que cette révolution puisse aller jusqu'au bout.
Troisième élément : c'est vrai que certains ont pu s'inquiéter - j'entendais tout à l'heure François Léotard à l'Assemblée nationale - des déclarations du président Kostunica, qui est un nationaliste et un démocrate, par rapport au Kosovo, au Monténégro etc. Hubert Védrine est allé hier à Belgrade, et il a parlé de tout cela avec le président Kostunica.
Faisons les choses par ordre !
Ils sont là depuis moins d'une semaine. Commençons par les soutenir, par soutenir le processus. Cela veut dire aussi des aides financières de l'Union européenne qui viendront ; et puis, ayons un dialogue sur le fond avec eux, y compris sur les sujets délicats que sont le Kosovo et le Monténégro. Il ne faut pas donner un chèque en blanc. Mais aujourd'hui, être défiant par rapport à ce qui se passe, serait totalement contre productif et n'aurait aucun sens. Donc, allons dans le sens de cette histoire qui est ce déferlement démocratique du peuple serbe. Faisons le pari de la réussite. Je pense que le président Kostunica lui-même, d'ailleurs, saura adapter son discours à ce que sont les demandes, les exigences, les revendications de cette Union européenne à laquelle, je crois, les Serbes ont à appartenir.
Q - Le président Kostunica sera à Biarritz en fin de semaine pour le Sommet européen. Quel discours attendez-vous qu'il tienne à propos de Slobodan Milosevic ? Qu'il vous dise qu'il est prêt à le livrer, à faire en sorte que le Tribunal pénal international puisse le juger, ou au contraire, comme il a semblé le dire, qu'il était normal que Slobodan Milosevic demeure en Yougoslavie puisque c'est son pays, qu'il ne soit pas livré à la justice internationale ?
R - Deux réflexions d'abord. Là encore, tout cela prouve que l'Union européenne joue pleinement son rôle sur le continent. Je n'irai pas jusqu'à dire que la Yougoslavie va revenir dans la sphère d'influence de l'Union européenne. Mais l'Union européenne doit être un appel pour elle et peut-être un futur. Cela doit apparaître comme cela. C'est dans cet esprit que le président de la République a invité le président Kostunica à venir le samedi à la fin du Conseil européen informel de Biarritz pour déjeuner avec les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union européenne. C'est dans cet esprit aussi qu'il est invité à Zagreb, au Sommet sur les Balkans, qui sera organisé par la Présidence française à la fin du mois de novembre. Quant au discours qu'il s'agit de tenir par rapport à Milosevic, la réponse est un peu la même que pour le cas précédent. J'ai noté par exemple que quelqu'un comme le président du Tribunal pénal international, M. Jorda, qui est un haut magistrat français, mais qui est parfaitement indépendant, comme le sont les magistrats, avait lui-même déclaré que là n'était pas l'urgence. Qu'il fallait d'abord consolider la démocratie puis, que l'on verrait le sort qu'il fallait réserver à M. Milosevic. Cela me paraît la prudence. Ne créons rien qui, en Yougoslavie, risquerait d'aider à revenir sur ce processus qui doit aller jusqu'à son terme. Prenons les choses dans l'ordre, ce qui ne veut pas dire que nous ignorons le problème du Kosovo, du Monténégro, et, vous avez raison, le problème de déférer un jour Monsieur Milosevic devant le Tribunal pénal international.
Q - Il y a tout de même une urgence, ce sont les prisonniers kosovars. Le problème semble ne pas avoir été résolu lors de la visite de M. Védrine.
R - Il n'a pas été résolu, mais il a été évoqué par Hubert Védrine qui a trouvé en M. Kostunica un interlocuteur qui nous a été décrit, ce matin en Conseil des ministres, comme quelqu'un d'intelligent, d'ouvert, de rigoureux. C'est un juriste qui a une vision très juridique, ce qui peut avoir des défauts, mais aussi de grandes qualités. C'est-à-dire qu'il a comme doctrine de respecter les règles de la démocratie, à la fois nationales et internationales. Donc cette question a été évoquée.
Q - La position que vous avez énoncée il y a quelques minutes, c'est-à-dire ne faisons rien qui ne mette en péril la démocratie renaissante en Serbie. Cela va vous inciter, sur le Kosovo, à être un peu plus souple et à écouter un peu plus les positions serbes et un peu moins les positions albanaises ?
R - Quand je dis : "ne faisons rien qui compromette le processus", cela ne veut pas dire non plus, "soyons inattentifs et retombons dans la logique d'avant", où l'on disait que les Français étaient les alliés des Serbes, ou les Européens sont les amis des Serbes. Il ne s'agit pas de passer d'un parti pris à un autre. Il s'agit de prendre les choses dans l'ordre. Je suis plus dans la chronologie ou la logique. Je crois que la priorité est la consolidation du processus démocratique, en étant très attentif aux équilibres de la région des Balkans. Il va falloir réfléchir à tout cela, d'ici au Sommet de Zagreb, à la fin novembre. Il faut qu'à ce moment-là, des solutions soient envisagées, ou envisageables.
Q - Venons-en à l'Europe, à sa situation et à son avenir. Ce sera l'objet du Sommet de Biarritz. Avouez qu'elle désespère plutôt qu'elle ne satisfait les Européens en ce moment cette Europe : déprime de l'euro, inquiétude pour la croissance, désaccords fondamentaux sur la réforme des institutions, défaite dans la bataille des valeurs face à l'Autriche, transparence sur le plan international. Est-ce qu'il n'y a pas finalement à tout cela une cause fondamentale qui est la dissolution de la volonté européenne chez les dirigeants européens ?
R - Je n'ai pas ce sentiment. D'abord je n'ai pas l'image d'une Europe aussi désespérée ou désespérante que cela.
Q - Tout va bien à votre avis ? C'est une Europe satisfaisante, puissante, efficace, rayonnante ?
R - Je ne dirai pas cela. Mais vous, vous avez dit que tout allait mal. Je dis que tout ne va pas mal. Il y a tout de même un certain nombre de réalisations qui sont importantes. Je peux vous en citer deux ou trois. D'abord l'euro, on parle beaucoup de son cours, qui s'est d'ailleurs stabilisé. Mais c'est quand même formidable pour des Européens de mettre en commun une monnaie. Je crois que les choses prendront une tournure définitive le jour où la monnaie que nous aurons dans nos poches sera effectivement l'euro.
Q - Etes-vous sûr que les Allemands respecteront le calendrier sur l'entrée concrète de l'euro dans nos poches ?
R - Nous avons signé un calendrier très précis. On ne va pas commencer à le remettre en cause. A l'époque où l'on parlait de Maastricht, des 3 %, des critères etc... nous, nous avons respecté le calendrier. Donc il faut que chacun respecte le calendrier. Je n'ai pas de doute là-dessus.
Q - La situation de l'euro vous paraît-elle satisfaisante ? Laurent Fabius disait le contraire à l'Assemblée tout à l'heure.
R - Je n'ai pas dit cela. J'ai dit que la réalisation de l'euro était une conquête formidable qu'il fallait mettre au crédit de l'Europe telle qu'elle est. Nous sommes en train de le faire. On ne peut pas expliquer que ce n'est rien, ou qu'il s'agit de quelque chose de négatif, de mineur. En matière de défense européenne, nous avons avancé plus en deux ans que dans les cinquante années précédentes. Quant à la réforme institutionnelle, nous en reparlerons, c'est l'enjeu du Conseil européen de Nice. Elle est nécessaire parce que nous allons nous élargir. Ce n'est quand même pas tous les jours qu'on réunifie un continent. Si dans dix, quinze ans, nous ne sommes plus quinze mais trente, avec des pays qui sont revenus à la démocratie, sortant du communisme et de la guerre froide, allant jusqu'à l'ex-Yougoslavie, c'est quand même une oeuvre historique. Mais pour cela, il faut réformer les institutions.
Q - Encore faudra-t-il que l'Europe existe toujours, en tant que communauté...
R - Absolument. Et c'est pour cela que le passage par la réforme des institutions n'est pas quelque chose de mineur. C'est essentiel, vital. Lorsque ces institutions seront davantage consolidées au niveau économique, militaire, pour ce qui est de la politique étrangère, de l'élargissement, elles tourneront mieux. Nous sommes dans une phase de paradoxe avec de très grandes difficultés, que je ne peux pas nier, mais aussi beaucoup d'achèvements, de défis, de réalisations absolument sans précédent.
Q - Justement, sur la réforme des institutions, cela fait trois mois que la Présidence prépare activement ce dossier. Où en sommes-nous ? Etes-vous optimiste, plutôt pessimiste, quel est votre état d'esprit ?
R - Je vais vous parler très franchement. J'ai été pendant les deux premiers mois de la Présidence assez pessimiste. Parce que j'ai constaté - c'était moi qui présidais les réunions de la CIG au niveau ministériel pendant deux mois - nous nous contentions de lire des papiers préparés par des diplomates, qui travaillent toujours très bien, mais qui ne montraient pas d'avancée politique. Et depuis un mois, j'observe un frémissement. Je pense que nous sommes entrés dans le vif des discussions, que, sur les différents dossiers, les choses avancent. En tout cas, il y a quelque chose de très important pour moi, c'est que je ne constate pas de blocage idéologique, de blocage politique, de volonté de veto de tel ou tel pays, qu'il soit grand, - vous avez évoqué la Grande-Bretagne - qu'il soit petit - vous avez parlé de l'Autriche. Nous sommes dans une dynamique de travail. Je ne cache pas la difficulté de la négociation. C'est pour cela que Biarritz est tellement important. Il faut qu'à Biarritz, les chefs d'Etat et de gouvernement se disent les choses franchement, et qu'il en sorte, pour les négociateurs que nous sommes, des orientations, des voies. A nous, ensuite, de trouver les moyens pour y parvenir à Nice. Cela me paraît jouable aujourd'hui, même si ce n'est pas joué.
Q - Il y a une obligation de conclure à Nice ?
R - Il n'y pas d'obligation, mais honnêtement si la Présidence française n'était pas capable de conclure cela dans de bonnes conditions - et nous devons être très exigeants - cela voudrait dire que nous sommes dans une situation de crise pour l'Union européenne, que l'élargissement se présente dans des conditions plus difficiles. On se retrouverait ensuite avec deux Présidences, suédoise et belge, auxquelles on ne prête pas la même force politique ou technique qu'à nous-mêmes - je dis cela sans dévaluer, mais les Suédois voient d'un très mauvais oeil l'éventualité de reprendre ce dossier. Donc, je dis que nous devons conclure. C'est un vrai test politique pour l'Union européenne. Si l'Union européenne relève ce test, alors je crois que l'Europe pourra repartir et satisfaire ses citoyens.
Q- Est-ce qu'il n'y a pas dans cet accord un seuil en deçà duquel la crise vaut mieux qu'un mauvais accord ? Quel est ce seuil ?
R - Absolument. J'en ai une idée un peu précise. Pour des raisons tactiques, que vous comprendrez, à deux jours d'un sommet, je préfère ne pas dévoiler toutes les cartes. Car si je disais maintenant quel est le seuil, tout le monde descendrait à ce seuil. Donc, pour moi, je vais garder toutes mes exigences.
Q - Mais c'est une hypothèse, tout de même, que brandit la Présidence française ?
R - Qu'il n'y ait pas de traité ? Absolument. Nous ne cessons de répéter que nous préférons pas de traité du tout à un mauvais traité, qu'il n'est pas question qu'il y ait un accord au rabais, et ce n'est pas, pour le coup, une position tactique.
Q - "Nous", c'est Chirac, Jospin et vous ?
R - Oui, absolument. La cohabitation est parfois compliquée mais sur l'Union européenne, nous travaillons la main dans la main. Les conceptions sont ce qu'elles sont mais nous travaillons complètement ensemble et nous défendons la même chose. Ce serait absurde de ne pas le faire dans l'Union européenne telle qu'elle est. Nous avons un niveau d'exigence élevé et nous n'en rabattrons pas. Nous sommes prêts à faire des compromis, évidemment. Nous entendons ce que disent les autres, nous ne sommes pas absurdes. Nous n'avons pas une vision puriste du traité. Nous devons faire avec le possible. Mais en même temps, essayons d'amener le possible au niveau d'exigence le plus élevé que l'on peut atteindre.
Q - Vous défendez très bien l'Europe, mais si on regarde cela un peu plus prêt du sol, on se rend compte que l'Europe c'est un peu moins de cacao dans le chocolat, toujours autant de vaches folles dans les assiettes, des aides à rembourser pour des PME qui ont été subventionnées il y a dix ans, par exemple dans le textile, et qui vont être en difficulté parce qu'à cause de l'Europe, on leur demande de rembourser aujourd'hui. Bref, pour les gens, c'est encore beaucoup de harcèlement technocratique et je ne vous parle pas des chasseurs qui, en ce moment, se livrent à des pratiques illicites.
R - Il y a un peu de cela, mais l'Europe c'est aussi beaucoup plus de droits. L'Europe c'est aussi beaucoup plus d'échanges. L'Europe c'est la Politique agricole commune, avant d'être la vache folle. L'Europe, c'est ce qui permet à notre agriculture d'être exportatrice, alors qu'elle n'était pas autosuffisante en 1957. L'Europe, c'est ce qui permet d'avoir une intégration de nos économies qui soit quasi complète.
Le bilan de l'Europe, tout de même, si on fait une colonne coûts-avantages ou crédits-débits, est quand même encore nettement excédentaire. Il faut essayer de résoudre les problèmes.
Je suis pour une Europe qui soit plus transparente, plus lisible, plus démocratique et, là encore, il faut trouver un équilibre institutionnel qui permette à la décision d'être prise dans l'intérêt des citoyens. Cela me donne l'occasion de dire autre chose : notre présidence ne se résume pas uniquement par la Conférence intergouvernementale. C'est aussi toute une série de sujets de société.
Au Conseil européen, nous allons bien sûr parler du Proche-Orient, de la Yougoslavie, de la Conférence intergouvernementale. Mais nous allons aussi parler de sécurité maritime, avec l'hypothèse enfin d'interdire les bateaux à simple coque, dont on a vu ce qu'ils pouvaient donner avec le naufrage de l'Erika. On parlera aussi pétrole, avec une parole qui est attendue des Européens, sur l'utilisation des réserves stratégiques, sur le dialogue producteur-consommateur. C'est cela aussi l'Europe. Pour le chocolat, la directive existe et n'est d'ailleurs pas si désastreuse que cela, même si on aurait aimé bien autre chose, mais nous nous sommes trouvés en minorité. Car lorsque l'on parle de majorité qualifiée, il faut faire attention. Parfois, la majorité donne quelque chose qui est contraire à nos volontés. Cela s'est passé dans un Conseil Marché intérieur. Nous nous sommes battus tant qu'on a pu, et puis au petit matin, sont entrés quelques grammes de matière grasse végétale. Mais on a limité les dégâts, notamment avec l'affichage.
Q - Pierre Moscovici, on sait bien que cette réforme minimale, après laquelle on court actuellement, ne suffira pas à lui donner une gouvernabilité efficace dans le cadre de son élargissement. Est-ce que tout cela ne masque pas le vrai débat entre une conception supranationale, fédéraliste de l'Europe, que défendent des gens comme Fischer, Prodi et Delors, et la conception obstinément intergouvernementale de Blair et d'un certain nombre d'autres gouvernements, dont le gouvernement français d'ailleurs. Est-ce que ce n'est pas là le vrai débat ? Est-ce que ce n'est pas finalement l'explication inéluctable que l'Europe doit avoir avec elle-même ?
R - Je ne partage pas tout à fait cela. Je n'ai pas cette vision manichéenne qui opposerait des "bons" fédéralistes à des "méchants" intergouvernementaux ou l'inverse. Je vais vous donner ma position. Je trouve que ceux qui sont pour le tout communautaire - je pense par exemple au discours de M. Prodi, auquel j'ai assisté et répliqué, au Parlement européen il y a dix jours - font une erreur. L'Union européenne ne peut pas être réduite à l'alliance entre la Commission et le Parlement européen. Ce n'est pas possible.
Q - Prodi disait que la conception intergouvernementale aboutit à l'impuissance de l'Europe et à l'eurocratie. C'était son discours.
R - J'y viens. Mais en même temps, on ne peut pas se limiter à la légitimité populaire que représente dans l'Europe les gouvernements. Je pense qu'il ne faut pas aller non plus vers l'Europe purement intergouvernementale. Je ne suis pas favorable, par exemple, à des idées qui proposeraient d'éliminer la Commission, il y en a eu ces derniers temps. Je crois qu'il est très important de fonctionner sur le modèle communautaire tel qu'il est, mais enrichi, c'est-à-dire de rehausser chacune des institutions. Je voudrais une Commission plus forte. Je voudrais un Parlement plus affirmé, c'est-à-dire qui s'occupe vraiment de ses affaires, et pas qui déborde sur tous les sujets. Je voudrais aussi un Conseil des ministres et un Conseil européen qui jouent pleinement leur rôle. C'est l'enjeu de la réforme institutionnelle : arriver de nouveau à marier ces deux aspects.
Q - Il y a un an, l'évolution des choses allait plutôt dans votre sens. Vous aviez notamment déclaré à l'Express en janvier "On s'éloigne d'un modèle fédéral", et vous vous en réjouissiez. Depuis, le discours de Joschka Fisher, on a eu le discours de Jacques Chirac au Bundestag. On a l'impression que les tenants d'un peu plus de fédéralisme ont repris du poil de la bête : une Constitution, peut-être un jour un président, des institutions uniques. Vous êtes peut-être en train de perdre ?
R - Attendez, je ne suis pas du tout un anti-fédéraliste. Si vous me parlez du discours de Joschka Fischer, le mot fédération d'Etats-nations, je dis oui. Fédération d'Etats-nations, cela dit bien la synthèse que je souhaitais. D'une part, il y a des réalités fédérales, elles existent, la monnaie européenne c'est un élément fédéral, la Banque centrale européenne c'est un élément fédéral. En matière de justice, on va aller de plus en plus vers un système au moins confédéral de coopérations. Et puis, il y a aussi des éléments qui tiennent aux Etats-nations et qui font qu'on a besoin de respecter l'identité des uns et des autres. Vous parliez du chocolat. On va trouver cela sur tout une série de sujets. Donc le terme de fédération d'Etats-nations me va. Le terme de Constitution me va aussi, à condition qu'on dise ce que l'on met derrière, c'est-à-dire un véritable système de pouvoirs et non pas uniquement une répartition des compétences. Là-dessus, je ne suis pas, mais absolument pas, Tony Blair. En même temps, ce que je vous ai dit très tranquillement, ce n'était pas un jugement de valeurs. C'était l'avis d'un praticien, il n'y a pas aujourd'hui une aspiration au fédéralisme pur dans l'Union européenne, et on doit tenir compte de cela. C'est le cas des opinions et c'est le cas des gouvernants. Les gouvernants, souvent, pensent comme ils pensent, parce qu'ils suivent leur opinion ou parce qu'ils la connaissent, en tous cas, à défaut de la suivre.
Q - L'Autriche vous parait-elle aujourd'hui un partenaire comme les autres, après la levée des sanctions, ou regrettez-vous un peu que l'Europe ait si vite levé les sanctions ?
R - Nous y étions contraints. Je vais très franc là-dessus. Pour moi, le gouvernement autrichien n'est pas un gouvernement comme les autres. A partir du moment où il y a cette situation baroque, choquante, de l'alliance entre un parti de droite et un parti d'extrême droite, un parti xénophobe, un parti raciste, un parti qui est ambigu sur le passé nazi. Et en même temps, il y a une vérification qui a été faite par des sages et qui a constaté que, dans le champ européen, il n'y avait pas de pratiques répréhensibles. Il y a des idées qui sont très répréhensibles, par rapport auxquelles nous devons être vigilants. Il faudra monter des mécanismes de prévention de ce type de situation. Les sanctions ayant été levées, nous sommes obligés de considérer l'Autriche comme un partenaire à titre plein, ce qui ne m'empêche pas de considérer que le gouvernement, lui, n'est pas un gouvernement banal, ni un gouvernement qui doit constituer un exemple. On doit donc continuer d'être très vigilants par rapport à la situation, mais la modalité de nos rapports avec l'Autriche a changé.
Q - Plus d'ostracisme vis-à-vis des ministres qui appartiennent au parti que vous décriviez tout à l'heure ?
R - Plus d'ostracisme, mais enfin, je crois que vous n'avez pas encore vu une visite d'un ministre français à Vienne, ni une visite d'un ministre autrichien en France. Et si je peux me permettre, vous n'êtes pas prêts de le voir.
Q - Est-ce que la présidence française, à votre avis, a une influence rayonnante, un effet d'entraînement décisif, alors qu'elle ne donne pas le bon exemple sur le plan intérieur, en matière budgétaire et alors qu'elle est aussi très affaiblie par les affaires ? Est-ce que c'est une équation favorable pour conduire l'Europe à un succès ?
R - Je suis mal placé pour dire cela, mais ce que je crois, tout d'abord en matière budgétaire, c'est que nous sommes tout à fait dans les clous du pacte de stabilité. D'ailleurs, si nous ne l'étions pas, pour le coup, c'est nous qui encourrions certaines sanctions ou certaines réflexions. Quant aux affaires, laissons-les pour le moment en dehors de ce champ-là, si vous le voulez bien. J'ai pour moi la conviction que la Présidence française, à travers le président de la République, à travers le Premier ministre, à travers les ministres, est une présidence respectée tout simplement parce que nous sommes dans la continuité de l'histoire d'un pays qui a fait l'Europe. Un pays qui est le plus européen. Honnêtement, tout cela n'affecte pas la conduite de la Présidence. Nos voisins, en venant à Biarritz, n'auront pas l'impression d'arriver sur une civière. Ils sauront qu'ils ont à faire à des gens qui tiennent bien le gouvernail en main. C'est mon sentiment en tous cas./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 octobre 2000)