Déclaration de M. Michel Duffour, secrétaire d'Etat au patrimoine et à la décentralisation culturelle, sur la donation de Cézanne à Giacometti, Aix-en-Provence le 14 décembre 2000.

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Circonstance : Inauguration de l'exposition "de Cézanne à Giacometti" à Aix-en-Provence le 14 décembre 2000

Texte intégral

Monsieur le Maire,
Monsieur le Conservateur,
Mesdames, Messieurs,
Il y a parfois des choses qui ne retiennent pas d'emblée l'attention. Si on n'y prend pas garde elles passent inaperçues, assourdies par le bruit et la fureur, par le vacarme du spectaculaire et du tonitruant. De ces choses qui laissent une trace aussi profonde qu'invisible et silencieuse. Ce silence-là est la marque des vrais événements. Celui qui nous réunit aussi nombreux cet après-midi en est un.
La donation De Cézanne à Giacometti est un événement, car elle nous prend tous de cours. Tout en elle relève de l'inattendu et de l'improbable. Par quel jeu mystérieux du hasard et de la nécessité, des tableaux aussi beaux, dispersés, hier encore, aux quatre coins du monde, se retrouvent aujourd'hui réunis à portée de notre regard, tout prêt " à nous entrer dans les yeux " comme dit Gasquet de la peinture de Cézanne ? Qui est cet homme aimant la peinture à ce point, que la garder tout contre lui aurait été tout simplement un contresens, une trahison de son amour? Comment, en à peine vingt années, une collection aussi ample, aussi majeure artistiquement, aussi subversive par les passerelles qu'elle invente a-t-elle pu être rassemblée ? Mais, au fond, à quoi bon se mettre en quête de réponses ? Quand la naïveté résulte de l'émerveillement, elle est l'intelligence même.
La donation de Cézanne à Giacometti, est là, sous nos yeux, elle est l'une des plus précieuses de la deuxième moitié du siècle qui se clôt. Elle fait du musée qui l'accueille l'un des tous premiers musées régionaux de France. Elle offre aussi à l'Etat -l'opportunité- et au secrétaire d'Etat chargé de la décentralisation culturelle que je suis -le bonheur- de transmettre un pan du patrimoine national aux territoires qui l'ont fait éclore
Des bienfaits " collatéraux " me direz-vous ? Pas si sûr... J'y vois pour ma part une dimension essentielle de l'exposition de cette donation. Cet aboutissement est le fruit d'un désir commun : répartir les oeuvres, entre un musée national, le musée d'Orsay, et cinq de nos musées régionaux : ceux de Colmar, de Grenoble, de Quimper, de Rennes et bien sûr le musée Granet d'Aix-en-Provence, qui en reçoit la plus grande part. Un désir commun que nourrit le beau projet de décentraliser notre patrimoine artistique national.
Mesurons bien ce qui est en jeu. Le patrimoine national s'enracine dans les régions qui ont permis de l'édifier. Confier à ces dernières ses plus beaux fruits relève, tout à la fois, d'une traduction en acte et en symbole de la démocratie culturelle. Bien plus qu'un simple retour des choses, il s'agit, pour une politique culturelle, d'incarner, au sens le plus fort du terme, le va et vient permanent entre le particulier et l'universel. Des oeuvres ont émergé de territoires, de paysages uniques ; elles ont fait irruption au milieu d'hommes et de femmes singuliers.
C'est paradoxalement de cette immersion dans le particulier qu'elles ont tiré cette universalité sans laquelle une uvre d'art n'en est pas une. Quand Cézanne découvre de nouvelles voies pour percer la structure intime de ce qu'il voit, les paysages de la Sainte Victoire ou de l'Estaque, c'est à toute l'humanité qu'il offre un autre regard sur le monde. Aujourd'hui, ces oeuvres nous reviennent de Genève, de Londres et de New York. Elles nous reviennent comme Ulysse retourne à Itaque.
Cet itinéraire-là est pour moi une illustration magistrale d'une conception moderne et démocratique du patrimoine, du domaine public de l'art. Jorge Semprun me confiait il y a peu, qu'il avait pris beaucoup de monde au dépourvu, lorsqu'il était Ministre de la culture en Espagne, en confiant à des musées catalans une part significative de la donation des oeuvres de Dali.
Le contexte est évidemment tout autre en France, mais ici comme ailleurs, la décentralisation du patrimoine artistique est un précieux levier de la diversité culturelle de nos territoires. Ici comme ailleurs, elle nous apprend que patrimoine et création sont totalement indémêlables. Qu'il s'agit au fond du même processus, de la même quête. C'est ce que je découvre chaque jour un peu plus en m'attelant au second souffle de la décentralisation culturelle.
Mais j'ai aussi appris quelque chose d'essentiel à mes yeux : on ne relèvera pas ce défi-là sans le faire ensemble. Ainsi, les collectivités locales ont-elles un rôle déterminant en la matière. Votre ville l'illustre bien. Elle s'est engagée de plain pied dans le champ culturel et artistique. C'est d'ailleurs un beau paradoxe, un de ceux qui stimulent la pensée et l'action. Car, en définitive, Aix-en-Provence n'avait plus rien à prouver, plus rien à envier, pour le dire simplement, en matière d'art et de culture. Sa richesse architecturale et patrimoniale, son histoire artistique, sont connues de tous.
Et pourtant, la ville qu'on surnomme la " belle éveillée " a décidé d'écarquiller encore un peu plus les yeux sur la beauté du monde et de la création. La force de cet engagement, c'est un fil rouge, celui de la modernité. Le mot est galvaudé, je ne l'ignore pas. Mais il retrouve son sens pour qualifier la politique culturelle d'une municipalité qui sait tout le prix de la diversité du champ artistique. Il est des cas de figure où il faut savoir ne pas choisir pour laisser à d'autres le choix.
Vos plus belles réalisations reflètent cette intuition. Je ne peux ici les évoquer toutes. Je citerai seulement le Festival d'art lyrique et la construction du Centre chorégraphique national pour ne retenir que deux exemples qui illustrent le renouvellement et l'audace. Le choix de la modernité, c'est aussi de faire entrer dans une nouvelle ère un patrimoine fabuleux, en allant bien au-delà de sa simple réhabilitation.
A ce titre, ce que vous avez fait du théâtre du Jeu de Paume, l'un de nos plus beaux théâtres du 18éme siècle, est tout simplement remarquable. Et puis, il y a le musée Granet, où nous nous trouvons. Et là je ne peux qu'être stupéfait, comme vous l'avez été je suppose. Car c'est au moment même où vous rénoviez ce musée que vous avez appris que la donation De Cézanne à Giacometti vous était cédée. Comme si le hasard venait ajouter sa touche, et quelle touche, à une entreprise que vous meniez sans rien attendre de lui. Car la modernité culturelle et artistique qui guide vos gestes, cette donation en est un précipité éclatant, une sorte d'emblème ; ne serait ce qu'à travers les oeuvres de Cézanne lui-même.
Chacun sait ici que c'est ici que le peintre a ouvert les pistes les plus fécondes de la création du 20ème siècle. Il est le peintre de la rupture, du basculement dans la modernité. De l'impressionnisme au cubisme, la source ruisselle sur les flancs de la montagne Sainte Victoire. L'ensemble de la donation reflète l'innovation radicale et la diversité des démarches de création de l'art du 20ème siècle. L'itinéraire, qui nous conduit de l'Autoportrait sur fond rose de Cézanne, jusqu'aux Footballeurs de Nicolas de Staël et aux sculptures de Giacometti, prend des allures de tourbillon. De surcroît, ce fond magistral nous met en présence d'artistes mal représentés dans notre pays, comme Hammershoi, Klee ou Mondrian.
La qualité esthétique de cette donation laisse bouche bée. Sa diversité de formes, de mode d'expression artistique, d'orientations picturales ne se coule pas aisément dans les mots. Peu importe après tout, l'essentiel est ailleurs, dans le plaisir que vous allez éprouver à la parcourir.
Je m'en voudrais beaucoup de différer cette rencontre, mais permettez moi d'ajouter quelques mots sur celui qui la provoquée. Il n'est pas parmi nous ce soir, et pourtant il est tout proche de nous. Vous le sentirez dans un instant devant ces oeuvres bouleversantes. Vous toucherez du doigt la sensibilité d'un homme, l'histoire de ses coups de foudre, vous éprouverez sa passion pour le partage de l'art... Cet homme a de l'argent, beaucoup d'argent. Il a mis cet argent au service de l'art.L'intelligence et la profondeur de ce geste m'émeuvent. Comment dès lors ne pas respecter sa volonté d'anonymat, son désir d'ombre pour lui-même et de lumière pour ce qu'il nous transmet. En votre nom à tous je veux remercier cet homme qui porte un masque, celui des toiles qu'il nous offre.
(Source http://www.culture.gouv.fr, le 15 décembre 2000)