Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "Le Parisien" du 19 janvier 1999 sur un massacre perpétré au Kosovo.

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Circonstance : Massacre de 45 personnes à Racak, village albanais du Kosovo, le 15 janvier 1999

Média : Le Parisien

Texte intégral

Q - A qui attribuez-vous la responsabilité du massacre découvert samedi ?
R - La présidence de lOSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) sest dit convaincue, hier lundi, que ces atrocités avaient été commises par la police et larmée yougoslaves. LOSCE et Mme Arbour, le procureur du Tribunal pénal international, essaient den savoir plus. Je note que les Yougoslaves ont affirmé vouloir faire eux-mêmes une enquête.
Q - Si les auteurs sont découverts et pris, auront-ils des comptes à rendre devant le Tribunal pénal international ?
R - Il le faut. La compétence du Tribunal pénal international pour lex-Yougoslavie a été étendue au Kossovo par la résolution 1207 du Conseil de sécurité des Nations unies. Comme le Premier ministre la dit dimanche, les responsables de cet acte barbare doivent savoir quils auront à répondre de leurs crimes.
Q - Peut-on dire que Slobodan Milosevic ne respecte pas ses « engagements » ?
R - Il en respecte certains, et en viole dautres. Le 13 octobre dernier, M. Milosevic a pris plusieurs engagements : la réduction des forces de sécurité serbes au niveau du début de la crise, lacceptation dun dispositif de vérification au sol (assuré par une mission de lOSCE) et dans les airs (assuré par lOTAN) ; la relance du processus de négociation politique. Surtout, M. Milosevic sétait engagé, dès juin dernier, à résoudre cette crise par des moyens politiques, et à ne pas entreprendre dactions répressives contre la population.
Q - On est loin du compte...
R - Il est clair que le manque de retenue et la violence dont font preuve les forces serbes et yougoslaves, même si cest en réponse à des provocations, violent les engagements pris. Il faut cependant relever aussi que lUCK (Armée de libération du Kossovo), qui avait annoncé un cessez-le-feu en octobre dernier, na pas non plus respecté cet engagement, et a intensifié ces dernières semaines sa politique dattentats.
Q - Un autre mot que celui d « impuissance » permet-il de qualifier le bilan global des Occidentaux ?
R - Si vous préconisez lenvoi au Kossovo dun corps expéditionnaire occidental comprenant des milliers de soldats français, dites-le plus clairement !... Nous avons déjà réalisé et maintenu lunité du Groupe de contact depuis le début de la crise, résorbé la crise humanitaire de lautomne dernier, déployé une mission de lOSCE afin de vérifier les engagements du président Milosevic et permettre lamorce dune négociation politique, mis en place une force dextraction... Nous avions jusquici contenu les tensions. Le Groupe de contact a défini ce que pourrait être une autonomie substantielle....
Q - Et cela na pas suffi...
R - Ce qui manque encore, cest que les deux parties acceptent de négocier à partir des ces éléments. Ibrahim Rugova laccepte, mais les Kossovars proches de lUCK sy refusent. Belgrade laccepte, mais compromet toute avancée par la violence de la répression. Le dernier mot nest pas dit.
Q - Y a-t-il un risque de guerre ?
R - Oui, plusieurs risques. Si la négociation ne commence pas, si le statu quo se perpétue et si les actions antiguérilla se développent, la guérilla prendra de plus en plus dampleur au Kossovo, et cet engrenage échappera à tout contrôle. Risque aussi si les partisans dune « grande Albanie » essaient dappliquer leur programme avec les conséquences à prévoir sur la stabilité dé lAlbanie, sur celle du Monténégro et de la Macédoine (dont un quart environ de la population est dorigine albanaise). A partir de là, aucune contagion, aucun élargissement ne seraient exclus.
Q - Que faire ?
R - Pour conjurer ces risques, nous devons réussir à imposer notre volonté à ceux des Serbes et des Kossovars qui sont déterminés à rendre impossible toute solution politique, et ont recouru pour cela à la violence des attentats comme à la répression, quoi quil en coûte à la population kossovar. Pour déjouer ce calcul, enrayer cet engrenage, faire reculer lhorreur, dégager une vraie politique davenir, des pressions convergentes du monde entier sur les deux parties sont nécessaires et urgentes pour quelles reviennent au cessez-le-feu, et acceptent de négocier sur la base de lautonomie substantielle...
Q - Et si les événements saccélèrent...
R - Ce qui ne changera pas, cest la détermination de la France. Il reste peu de temps. La France fera tout pour que les pressions aboutissent Faute de quoi, il faudrait reconsidérer lensemble de la question.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr).