Texte intégral
Q - Vous avez effectué récemment en Iran un important voyage à un moment intéressant pour la compréhension des évolutions en cours tant internes quextérieures. Sagissait-il dune initiative purement française ? Ou le gouvernement français agissait-il, en quelque sorte, en éclaireur européen ?
R - Le voyage que jai fait en Iran au mois daoût découle de notre analyse de la situation nouvelle créée, en 1997, par lélection du président Khatami. Toue le monde connaît les problèmes graves que la révolution islamique de 1979 a provoqués dans les relations entre lIran et les pays occidentaux ; ceux-ci sont allés jusquà la rupture avec les Etats-Unis et ont causé de très grandes et multiples difficultés avec les pays européens, liées, notamment, au terrorisme. Lélection du président Khatami, avec 70 % des voix, marquée par une participation très élevée à un scrutin qui sest déroulé correctement, le poids du vote des femmes et des jeunes, exprimait, de la part de lélectorat iranien, laspiration à un changement profond. Ensuite, lensemble des déclarations et messages du président iranien, enrobés naturellement avec prudence dans le thème du dialogue des civilisations, marquait clairement une volonté de tourner la page, tout en restant, bien entendu, lIran islamique, dans la continuité de la révolution dont il est lhéritier, et de lhistoire de ce pays.
A partir de ces données, nous avons commencé à réfléchir à lattitude à adopter. Chez les Européens, ce débat a été bloqué quelques mois par laffaire du Mykonos qui avait conduit, en 1997, au rappel de lambassadeur dAllemagne et, par solidarité, des ambassadeurs des Quinze. La question ayant été réglée, nous sommes arrivés à la conclusion, en février dernier, quil ny avait plus lieu de maintenir le refus de dialogue et une attitude uniquement critique à légard de lIran.
Q - Quand vous dites « nous », entendez-vous les Occidentaux, les Européens ?
R - Il sagit des Quinze de lUnion européenne. Mais, à Quinze, nous avons simplement décidé quil ny avait plus de raison de maintenir le refus du principe du dialogue, sans convenir pour autant de ne mener ce dialogue quensemble. A partir de là, nous avons estimé, nous Français, compte tenu de nos liens historiques et de notre présence dans cette région, quil ny avait pas lieu dattendre que la situation soit complètement transformée. Il serait vain, en effet, despérer que les partisans en Iran dune ligne moderniste et de louverture lemportent avant longtemps. Nous avons donc adopté la position qui nous est propre et qui est en substance celle-ci : « Nous devons nous manifester assez tôt pour signifier au nouveau président, au nouveau gouvernement, que nous sommes sensibles à leur volonté douverture, que nous souhaitons accompagner ce mouvement, mais nous le ferons avec lucidité et prudence ». Tous les contentieux, les désaccords ponctuels ou de principe ne doivent pas être escamotés. Je nai pas été en Iran parce que tout avait déjà changé, mais parce que le moment était venu de savoir jusquà quel point les choses avaient changé et pouvaient encore changer. Ce voyage, dans ce quil impliquait douverture, mais aussi danalyses et détudes était une démarche purement française.
Q - Sil convient de rester vigilants sur des questions clés comme le terrorisme, la non-prolifération, les Droits de lHomme, la politique française doit-elle désormais considérer et traiter la République islamique comme un partenaire respectable pour la mise en oeuvre dun nouvel ordre dans la région ? Votre voyage vous a-t-il procuré, de ce point de vue, des motifs dencouragement quant à la volonté douverture de lIran ?
R - Il ma confirmé la justesse de notre analyse sur le président Khatami et son gouvernement et aussi sur le fait que, dans la société iranienne, des forces importantes résistent au changement, soit parce quelles représentent les tenants traditionnels de la ligne islamique initiale, soit parce que, sagissant de nationalistes iraniens, ils vivent mal les nécessités de la mondialisation et craignent que la culture, la personnalité iraniennes ne soient menacées par le contact avec les autres cultures. Il sagit peut-être moins dhostilité que de crainte dune perte didentité. En tout cas, jai tiré de ce voyage la conviction que le processus dévolution, de changement, douverture de lIran serait long, mais que nous avions raison de vouloir être présents.
Q - Les difficultés et même les revers qua connus le président Khatami depuis votre visite ont-ils entamé cette conviction ?
R - Je nai pas décidé daller en Iran parce que je pensais que les choses seraient faciles pour le président et quil avait gagné la partie. Jestime, au contraire, que nous avons intérêt à être plus présents politiquement, culturellement, économiquement, dans cette phase de mutation pour montrer aux forces de changement en Iran quelles ont des soutiens, du répondant à lextérieur. Nous sommes parfaitement conscients du fait que le processus peut connaître des blocages, des retours en arrière, des épisodes tumultueux. Nous y sommes préparés.
Q - Il sagissait là, dailleurs, dune visite à caractère purement politique puisque vous nétiez pas accompagné dindustriels ni dhommes daffaires français.
R - Il me semblait prématuré de convier des hommes daffaires à ce voyage. Dans le cas de lIran, il y avait un préalable politique, les blocages et les problèmes accumulés depuis dix-neuf ans. Il fallait donc dabord créer un nouveau climat de rapports entre nos deux pays. Ce qui ne ma pas empêché, bien entendu, daborder avec mon homologue iranien le volet économique de nos relations et de passer en revue avec lui différents domaines dintérêt commun. Je lui ai dailleurs fait observer que si le gouvernement iranien actuel dit vouloir souvrir plus quauparavant aux entreprises étrangères, les entraves bureaucratiques sont telles que cette volonté reste lettre morte. Nous navons pas discuté de sujets précis, ni même daffaires pétrolières. De notre côté, nous avions déjà estimé antérieurement que nous navions pas de raison dempêcher Total daller jusquau bout de sa démarche. Donc, en effet, ce nétait pas un voyage à but économique au sens classique du terme, mais bien un voyage à visée politique, destiné à évaluer la situation et à déterminer la stratégie à suivre dans les années à venir. Jai souligné le problème des préalables : cest aux Iraniens de montrer eux-mêmes comment ils entendent poursuivre le mouvement.
Q - Les petits pas accomplis dans les relations entre les Etats-Unis et lIran, lamorce dun début de dialogue entre eux suffisent-ils à accroître les chances de stabilité et de paix dans la région ? Ou estimez-vous que seul un règlement global incluant la normalisation avec lIraq donnera toutes ses chances de paix au Moyen-Orient ? Quel peut être, dans ce contexte, le poids de la diplomatie française ?
R - Il y a dans cette région tant de problèmes graves, différents et imbriqués, quil est difficile dimaginer quelle solution globale pourrait à la fois normaliser la présence de lIran dans les relations internationales, régler le conflit avec lIraq, la question kurde et celles des Turcs, le conflit en Afghanistan, le problème des rivalités autour de la Caspienne... On ne peut espérer que des améliorations pragmatiques, point par point, sujet par sujet. Pour ce qui concerne lIran, il nous paraît clair que le président iranien et son gouvernement souhaitent améliorer leurs relations avec les Etats-Unis. Il nous paraît clair, également, que la réponse américaine - et je pense notamment au discours de Madeleine Albright du 17 juin dernier - montre une véritable intention de tourner la page de ce quon a appelé « la politique du double endiguement » puisquelle a accepté lidée dun dialogue quoique, naturellement, sans concessions. Il y a donc une chance raisonnable de voir, dans un intérêt mutuel, les deux pays améliorer leurs relations dans les années à venir, sans méconnaître, bien sûr, lexistence en Iran de forces hostiles à cette évolution et qui tenteront dentraver ce processus.
Si la question iraquienne se situe à part, dans un contexte différent, ce nest pas, en revanche, le cas de la question afghane, mais elle constitue aujourdhui un tel imbroglio quon ne peut attendre une ébauche de solution en Afghanistan pour améliorer les relations avec lIran. On ne peut davantage considérer quune amélioration des relations avec lIran contribuerait automatiquement à amélioration la situation en Afghanistan. Celle-ci dépend aussi et peut-être dabord de la politique du Pakistan et de chacun des acteurs de la guerre civile. Dans ces conditions, je crois quil est sage dévaluer de façon très pragmatique la situation et de se concentrer sur les éléments sur lesquels on peut agir. En loccurrence, la diplomatie française, les Européens, coordonnés entre eux si cest possible, sinon les uns et les autres individuellement, peuvent jouer un véritable rôle dans cette région, où la diplomatie américaine est handicapée par un certain nombre de problèmes.
Q - Handicapée, peut-être. Mais, en dépit des meilleures dispositions manifestées par Mme Albright et la diplomatie américaine, les pressions du Congrès sont-elles de nature à mettre quelques bâtons dans les roues des initiatives françaises ou européennes, quelles soient politiques ou économiques ?
R - Il est exact quil sest instauré entre Mme Albright et moi-même un climat nouveau dans lhistoire, quelque peu... électrique, des relations diplomatiques franco-américaines. Peut-il y avoir, néanmoins, une tentation américaine dempêcher ou de compliquer certaines de nos initiatives ? Il faut, comme vous le faites, distinguer entre le Congrès, et la diplomatie. La loi DAmato - du nom du sénateur de New York qui vient dailleurs dêtre battu - prétendait sappliquer, unilatéralement, à des entreprises non-américaines. Elle sest heurtée à une réaction unanime des Européens qui ne peuvent admettre que le Sénat américain légifère pour le monde entier. Je constate, dailleurs, que ladministration américaine sest montrée raisonnable dans cette affaire et na pas renchéri sur les positions extrêmes du Congrès. Lattitude américaine est-elle dès lors de nature à nous bloquer ? Non, puisque Total a pu conduire un contrat avec lIran, étant donné quil ny avait pas de sanctions internationales contre ce pays. Risquons-nous de gêner la diplomatie américaine en étant actifs sur le terrain ? Je ne le pense pas davantage dans la mesure où jai même noté son intérêt pour mon voyage qui a été largement commenté, mais pas critiqué, dans la presse américaine. Les observateurs se sont plutôt efforcés den considérer les aspects positifs, les enseignements quon pouvait en tirer. Il ny a pas eu de leur part, ce réflexe pavlovien qui conduit souvent la presse anglo-saxonne à attaquer le côté « mercantile » de la diplomatie française
Q - Par opposition à la diplomatie américaine, qui est, elle, on le sait, essentiellement idéaliste et altruiste...
R - Comme vous dites... De fait, les hommes daffaires américains, et, en particulier, les compagnies pétrolières, ont intérêt à agir pour faire évoluer la politique à légard de lIran. Si bien que la visite que jy ai faite a suscité intérêt et curiosité plutôt quagressivité.
Q - Vous avez évoqué, tout à lheure, le problème de la Caspienne. Autour de cette mer, quatre Etats pétroliers issus de lex-URSS, et tous à majorité sunnite, font lobjet dune compétition entre grandes compagnies internationales. Outre les enjeux liés aux gisements de pétrole et de gaz, se pose la question de lévacuation de ces hydrocarbures. On parle avec insistance dun projet de pipeline qui pourrait traverser lIran et aussi dun tracé concurrent à travers la Turquie qui aurait le soutien américain. La France serait-elle prête à favoriser un tracé iranien et, éventuellement, sy associer ?
R - Parlons dabord du cadre dans lequel se situe ce problème. Nous avons sur la question du pétrole de la mer Caspienne une position de principe. Nous considérons quil faut dabord clarifier le statut de la mer Caspienne, afin de parvenir, si possible, à un partage équitable et accepté des fonds marins entre les cinq pays riverains. Faute daccord sur ce point, ses richesses pétrolières ne peuvent être que source de conflits et de contestations. Cest à eux de négocier et détablir ce statut. Nous ne voulons pas nous substituer à eux et entrer dans le jeu des rivalités entre Etats sappuyant sur des puissances extérieures, comme on laurait fait au XIXème siècle.
Cette affaire du pétrole de la Caspienne est le type même de la situation qui peut conduire ses riverains et leurs amis respectifs à saffronter. Mais elle peut être, à linverse, exemplaire si ces pays prenant modèle, par exemple, sur ce que les Européens ont fait au moment de la CECA, parviennent à mettre en commun un minimum de ressources, de moyens et dapproches logistiques et à construire les fondements dune coopération indestructible. Sur la question de lévacuation des hydrocarbures, nous navons aucune raison de privilégier un tracé plutôt quun autre. Dabord, les quantités de pétrole et de gaz qui seront produites exigeront vraisemblablement la coexistence de plusieurs tracés selon les marchés de destination. Il faut donc se garder dentrer dans un débat prématuré, ou un conflit, sur un tracé contre un autre. Les pays riverains auraient tout intérêt, là encore, à discuter et à réfléchir avec les opérateurs, en dehors de toute considération politique, pour déterminer quelles quantités devront être acheminées vers la Chine, vers le sud-ouest, vers la Russie de façon à dégager des solutions raisonnables. Quant à nous, il est hors de question que nous nous laissions enfermer dans un choix ou dans un interdit politique. Le choix devrait être économique et rationnel.
Q - Les Iraniens viennent dêtre frappés dans leur chair et dans leur honneur national par les taliban afghans qui ont assassiné plusieurs de leurs diplomates. La tension et la crise qua suscité cet acte en Iran risquent-elles, selon vous, de provoquer lembrasement dune région, déjà exposée aux périls de la rivalité indo-pakistanaise ?
R - On ne peut lexclure, mais on peut espérer aussi que les pays concernés hésitent à se lancer dans un conflit généralisé : une chose est daider lune ou lautre des factions afghanes, mais cen est une autre de sengager directement dans une guerre. On ne peut, cependant, totalement exclure cette hypothèse. Il est certain que les responsables politiques iraniens sont extrêmement préoccupés.
Jai constaté lors de ma visite en Iran à quel point le problème afghan avait une résonance profonde dans ce pays. Il est dailleurs paradoxal de voir les Iraniens découvrir aujourdhui ce que lon peut ressentir quand vos propres ressortissants sont assassinés ou pris en otage... En même temps, cette inquiétude les responsabilise. On ne peut pronostiquer un élargissement du conflit, mais on peut encore moins entrevoir les données dune solution, sans quaient pu être neutralisées au préalable les interventions extérieures par un accord de bonne foi entre les pays concernés, à commencer par le Pakistan et lAfghanistan, mais aussi les Etats dAsie centrale, la Russie, la Chine. Une fois le jeu calmé, il faudrait alors sattaquer au problème spécifiquement afghan, à savoir laffrontement entre les différentes factions qui existe de longue date, indépendamment de toute ingérence extérieure. On ne peut que le souhaiter, mais cest extraordinairement difficile. Il y a, dans le cadre de lONU, un groupe à 6 + 2 qui travaille sur lAfghanistan, mais les conditions nécessaires à un règlement sont loin dêtre réunies. Nous sommes sans cesse au bord du risque, de lincident, de laffrontement qui peut dégénérer. Il peut y avoir, à tout moment, un choc irano-pakistanais.
Q - On constate, cependant, que si, après lassassinat de ses diplomates, lIran a massé des troupes à la frontière afghane, sa réaction a été somme toute modérée. Et on ne peut imaginer que cette modération soit due uniquement à lavertissement américain...
R - Ce qui va dans le sens de mon analyse. Jai vu en août des Iraniens très préoccupés, désireux de réagir mais conscients du fait que sengager directement en Afghanistan serait une aventure sans fin. Dautant plus que les zones où vivent les Afghans chiites ne sont pas proches de la frontière iranienne, mais à lautre bout du pays, ce qui ne faciliterait pas une éventuelle intervention. Les Iraniens ont pesé lintérêt et les risques dun affrontement, ils en ont longuement débattu pour conclure, semble-t-il, quil fallait se garder de sengager plus à fond. Cest une décision qui leur appartient et qui ne doit pas grand-chose à lavertissement américain.
Q - La place de lIran dans lHistoire, le fait quil préside aujourdhui lOrganisation de la Conférence islamique sont-ils de nature à servir les grands équilibres régionaux, donc la paix du monde ?
R - La place de lIran dans lHistoire compte beaucoup dans lidée que les Iraniens se font deux-mêmes et du rôle quils souhaitent que leur pays retrouve dans le monde daujourdhui. La conscience quils ont de leur passé, de leur histoire est assurément, à cet égard, un facteur qui les pousse à se réinsérer dans la communauté internationale mais pas nimporte comment. Ils ne raisonnent plus en termes de rupture mais de continuité. Leur fierté dêtre Iraniens les incite, certes, comme tout un chacun, à défendre les intérêts de leur pays, mais plutôt désormais dans des conditions qui soient acceptables par les autres, ce qui est très positif. En revanche, je ne suis pas sûr que la présidence de lOCI confère à lIran les moyens dun rôle particulier. Plus quune organisation à proprement parler, cest un réseau informel qui permet, lors de réunions diplomatiques, dévoquer certains sujets auxquels les Iraniens ne se seraient peut-être pas intéressés à dautres moments, comme la situation des Albanais musulmans du Kossovo, ou le règlement des problèmes entre Azéris et Arméniens. Disons que la présidence de lOCI donne à lIran une occasion opportune délargir le champ de ses préoccupations légitimes et de ses relations. Mais lIran nest pas encore suffisamment réinséré dans la communauté internationale pour quil puisse jouer un rôle de leader grâce à cette organisation qui est elle-même plutôt une conférence diplomatique quune organisation structurée. Si lIran était depuis dix ans dirigé par le président Khatami, sil avait rétabli de véritables relations de confiance avec les pays européens, renoué avec les Etats-Unis, il en serait, bien sûr, tout autrement.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr)
R - Le voyage que jai fait en Iran au mois daoût découle de notre analyse de la situation nouvelle créée, en 1997, par lélection du président Khatami. Toue le monde connaît les problèmes graves que la révolution islamique de 1979 a provoqués dans les relations entre lIran et les pays occidentaux ; ceux-ci sont allés jusquà la rupture avec les Etats-Unis et ont causé de très grandes et multiples difficultés avec les pays européens, liées, notamment, au terrorisme. Lélection du président Khatami, avec 70 % des voix, marquée par une participation très élevée à un scrutin qui sest déroulé correctement, le poids du vote des femmes et des jeunes, exprimait, de la part de lélectorat iranien, laspiration à un changement profond. Ensuite, lensemble des déclarations et messages du président iranien, enrobés naturellement avec prudence dans le thème du dialogue des civilisations, marquait clairement une volonté de tourner la page, tout en restant, bien entendu, lIran islamique, dans la continuité de la révolution dont il est lhéritier, et de lhistoire de ce pays.
A partir de ces données, nous avons commencé à réfléchir à lattitude à adopter. Chez les Européens, ce débat a été bloqué quelques mois par laffaire du Mykonos qui avait conduit, en 1997, au rappel de lambassadeur dAllemagne et, par solidarité, des ambassadeurs des Quinze. La question ayant été réglée, nous sommes arrivés à la conclusion, en février dernier, quil ny avait plus lieu de maintenir le refus de dialogue et une attitude uniquement critique à légard de lIran.
Q - Quand vous dites « nous », entendez-vous les Occidentaux, les Européens ?
R - Il sagit des Quinze de lUnion européenne. Mais, à Quinze, nous avons simplement décidé quil ny avait plus de raison de maintenir le refus du principe du dialogue, sans convenir pour autant de ne mener ce dialogue quensemble. A partir de là, nous avons estimé, nous Français, compte tenu de nos liens historiques et de notre présence dans cette région, quil ny avait pas lieu dattendre que la situation soit complètement transformée. Il serait vain, en effet, despérer que les partisans en Iran dune ligne moderniste et de louverture lemportent avant longtemps. Nous avons donc adopté la position qui nous est propre et qui est en substance celle-ci : « Nous devons nous manifester assez tôt pour signifier au nouveau président, au nouveau gouvernement, que nous sommes sensibles à leur volonté douverture, que nous souhaitons accompagner ce mouvement, mais nous le ferons avec lucidité et prudence ». Tous les contentieux, les désaccords ponctuels ou de principe ne doivent pas être escamotés. Je nai pas été en Iran parce que tout avait déjà changé, mais parce que le moment était venu de savoir jusquà quel point les choses avaient changé et pouvaient encore changer. Ce voyage, dans ce quil impliquait douverture, mais aussi danalyses et détudes était une démarche purement française.
Q - Sil convient de rester vigilants sur des questions clés comme le terrorisme, la non-prolifération, les Droits de lHomme, la politique française doit-elle désormais considérer et traiter la République islamique comme un partenaire respectable pour la mise en oeuvre dun nouvel ordre dans la région ? Votre voyage vous a-t-il procuré, de ce point de vue, des motifs dencouragement quant à la volonté douverture de lIran ?
R - Il ma confirmé la justesse de notre analyse sur le président Khatami et son gouvernement et aussi sur le fait que, dans la société iranienne, des forces importantes résistent au changement, soit parce quelles représentent les tenants traditionnels de la ligne islamique initiale, soit parce que, sagissant de nationalistes iraniens, ils vivent mal les nécessités de la mondialisation et craignent que la culture, la personnalité iraniennes ne soient menacées par le contact avec les autres cultures. Il sagit peut-être moins dhostilité que de crainte dune perte didentité. En tout cas, jai tiré de ce voyage la conviction que le processus dévolution, de changement, douverture de lIran serait long, mais que nous avions raison de vouloir être présents.
Q - Les difficultés et même les revers qua connus le président Khatami depuis votre visite ont-ils entamé cette conviction ?
R - Je nai pas décidé daller en Iran parce que je pensais que les choses seraient faciles pour le président et quil avait gagné la partie. Jestime, au contraire, que nous avons intérêt à être plus présents politiquement, culturellement, économiquement, dans cette phase de mutation pour montrer aux forces de changement en Iran quelles ont des soutiens, du répondant à lextérieur. Nous sommes parfaitement conscients du fait que le processus peut connaître des blocages, des retours en arrière, des épisodes tumultueux. Nous y sommes préparés.
Q - Il sagissait là, dailleurs, dune visite à caractère purement politique puisque vous nétiez pas accompagné dindustriels ni dhommes daffaires français.
R - Il me semblait prématuré de convier des hommes daffaires à ce voyage. Dans le cas de lIran, il y avait un préalable politique, les blocages et les problèmes accumulés depuis dix-neuf ans. Il fallait donc dabord créer un nouveau climat de rapports entre nos deux pays. Ce qui ne ma pas empêché, bien entendu, daborder avec mon homologue iranien le volet économique de nos relations et de passer en revue avec lui différents domaines dintérêt commun. Je lui ai dailleurs fait observer que si le gouvernement iranien actuel dit vouloir souvrir plus quauparavant aux entreprises étrangères, les entraves bureaucratiques sont telles que cette volonté reste lettre morte. Nous navons pas discuté de sujets précis, ni même daffaires pétrolières. De notre côté, nous avions déjà estimé antérieurement que nous navions pas de raison dempêcher Total daller jusquau bout de sa démarche. Donc, en effet, ce nétait pas un voyage à but économique au sens classique du terme, mais bien un voyage à visée politique, destiné à évaluer la situation et à déterminer la stratégie à suivre dans les années à venir. Jai souligné le problème des préalables : cest aux Iraniens de montrer eux-mêmes comment ils entendent poursuivre le mouvement.
Q - Les petits pas accomplis dans les relations entre les Etats-Unis et lIran, lamorce dun début de dialogue entre eux suffisent-ils à accroître les chances de stabilité et de paix dans la région ? Ou estimez-vous que seul un règlement global incluant la normalisation avec lIraq donnera toutes ses chances de paix au Moyen-Orient ? Quel peut être, dans ce contexte, le poids de la diplomatie française ?
R - Il y a dans cette région tant de problèmes graves, différents et imbriqués, quil est difficile dimaginer quelle solution globale pourrait à la fois normaliser la présence de lIran dans les relations internationales, régler le conflit avec lIraq, la question kurde et celles des Turcs, le conflit en Afghanistan, le problème des rivalités autour de la Caspienne... On ne peut espérer que des améliorations pragmatiques, point par point, sujet par sujet. Pour ce qui concerne lIran, il nous paraît clair que le président iranien et son gouvernement souhaitent améliorer leurs relations avec les Etats-Unis. Il nous paraît clair, également, que la réponse américaine - et je pense notamment au discours de Madeleine Albright du 17 juin dernier - montre une véritable intention de tourner la page de ce quon a appelé « la politique du double endiguement » puisquelle a accepté lidée dun dialogue quoique, naturellement, sans concessions. Il y a donc une chance raisonnable de voir, dans un intérêt mutuel, les deux pays améliorer leurs relations dans les années à venir, sans méconnaître, bien sûr, lexistence en Iran de forces hostiles à cette évolution et qui tenteront dentraver ce processus.
Si la question iraquienne se situe à part, dans un contexte différent, ce nest pas, en revanche, le cas de la question afghane, mais elle constitue aujourdhui un tel imbroglio quon ne peut attendre une ébauche de solution en Afghanistan pour améliorer les relations avec lIran. On ne peut davantage considérer quune amélioration des relations avec lIran contribuerait automatiquement à amélioration la situation en Afghanistan. Celle-ci dépend aussi et peut-être dabord de la politique du Pakistan et de chacun des acteurs de la guerre civile. Dans ces conditions, je crois quil est sage dévaluer de façon très pragmatique la situation et de se concentrer sur les éléments sur lesquels on peut agir. En loccurrence, la diplomatie française, les Européens, coordonnés entre eux si cest possible, sinon les uns et les autres individuellement, peuvent jouer un véritable rôle dans cette région, où la diplomatie américaine est handicapée par un certain nombre de problèmes.
Q - Handicapée, peut-être. Mais, en dépit des meilleures dispositions manifestées par Mme Albright et la diplomatie américaine, les pressions du Congrès sont-elles de nature à mettre quelques bâtons dans les roues des initiatives françaises ou européennes, quelles soient politiques ou économiques ?
R - Il est exact quil sest instauré entre Mme Albright et moi-même un climat nouveau dans lhistoire, quelque peu... électrique, des relations diplomatiques franco-américaines. Peut-il y avoir, néanmoins, une tentation américaine dempêcher ou de compliquer certaines de nos initiatives ? Il faut, comme vous le faites, distinguer entre le Congrès, et la diplomatie. La loi DAmato - du nom du sénateur de New York qui vient dailleurs dêtre battu - prétendait sappliquer, unilatéralement, à des entreprises non-américaines. Elle sest heurtée à une réaction unanime des Européens qui ne peuvent admettre que le Sénat américain légifère pour le monde entier. Je constate, dailleurs, que ladministration américaine sest montrée raisonnable dans cette affaire et na pas renchéri sur les positions extrêmes du Congrès. Lattitude américaine est-elle dès lors de nature à nous bloquer ? Non, puisque Total a pu conduire un contrat avec lIran, étant donné quil ny avait pas de sanctions internationales contre ce pays. Risquons-nous de gêner la diplomatie américaine en étant actifs sur le terrain ? Je ne le pense pas davantage dans la mesure où jai même noté son intérêt pour mon voyage qui a été largement commenté, mais pas critiqué, dans la presse américaine. Les observateurs se sont plutôt efforcés den considérer les aspects positifs, les enseignements quon pouvait en tirer. Il ny a pas eu de leur part, ce réflexe pavlovien qui conduit souvent la presse anglo-saxonne à attaquer le côté « mercantile » de la diplomatie française
Q - Par opposition à la diplomatie américaine, qui est, elle, on le sait, essentiellement idéaliste et altruiste...
R - Comme vous dites... De fait, les hommes daffaires américains, et, en particulier, les compagnies pétrolières, ont intérêt à agir pour faire évoluer la politique à légard de lIran. Si bien que la visite que jy ai faite a suscité intérêt et curiosité plutôt quagressivité.
Q - Vous avez évoqué, tout à lheure, le problème de la Caspienne. Autour de cette mer, quatre Etats pétroliers issus de lex-URSS, et tous à majorité sunnite, font lobjet dune compétition entre grandes compagnies internationales. Outre les enjeux liés aux gisements de pétrole et de gaz, se pose la question de lévacuation de ces hydrocarbures. On parle avec insistance dun projet de pipeline qui pourrait traverser lIran et aussi dun tracé concurrent à travers la Turquie qui aurait le soutien américain. La France serait-elle prête à favoriser un tracé iranien et, éventuellement, sy associer ?
R - Parlons dabord du cadre dans lequel se situe ce problème. Nous avons sur la question du pétrole de la mer Caspienne une position de principe. Nous considérons quil faut dabord clarifier le statut de la mer Caspienne, afin de parvenir, si possible, à un partage équitable et accepté des fonds marins entre les cinq pays riverains. Faute daccord sur ce point, ses richesses pétrolières ne peuvent être que source de conflits et de contestations. Cest à eux de négocier et détablir ce statut. Nous ne voulons pas nous substituer à eux et entrer dans le jeu des rivalités entre Etats sappuyant sur des puissances extérieures, comme on laurait fait au XIXème siècle.
Cette affaire du pétrole de la Caspienne est le type même de la situation qui peut conduire ses riverains et leurs amis respectifs à saffronter. Mais elle peut être, à linverse, exemplaire si ces pays prenant modèle, par exemple, sur ce que les Européens ont fait au moment de la CECA, parviennent à mettre en commun un minimum de ressources, de moyens et dapproches logistiques et à construire les fondements dune coopération indestructible. Sur la question de lévacuation des hydrocarbures, nous navons aucune raison de privilégier un tracé plutôt quun autre. Dabord, les quantités de pétrole et de gaz qui seront produites exigeront vraisemblablement la coexistence de plusieurs tracés selon les marchés de destination. Il faut donc se garder dentrer dans un débat prématuré, ou un conflit, sur un tracé contre un autre. Les pays riverains auraient tout intérêt, là encore, à discuter et à réfléchir avec les opérateurs, en dehors de toute considération politique, pour déterminer quelles quantités devront être acheminées vers la Chine, vers le sud-ouest, vers la Russie de façon à dégager des solutions raisonnables. Quant à nous, il est hors de question que nous nous laissions enfermer dans un choix ou dans un interdit politique. Le choix devrait être économique et rationnel.
Q - Les Iraniens viennent dêtre frappés dans leur chair et dans leur honneur national par les taliban afghans qui ont assassiné plusieurs de leurs diplomates. La tension et la crise qua suscité cet acte en Iran risquent-elles, selon vous, de provoquer lembrasement dune région, déjà exposée aux périls de la rivalité indo-pakistanaise ?
R - On ne peut lexclure, mais on peut espérer aussi que les pays concernés hésitent à se lancer dans un conflit généralisé : une chose est daider lune ou lautre des factions afghanes, mais cen est une autre de sengager directement dans une guerre. On ne peut, cependant, totalement exclure cette hypothèse. Il est certain que les responsables politiques iraniens sont extrêmement préoccupés.
Jai constaté lors de ma visite en Iran à quel point le problème afghan avait une résonance profonde dans ce pays. Il est dailleurs paradoxal de voir les Iraniens découvrir aujourdhui ce que lon peut ressentir quand vos propres ressortissants sont assassinés ou pris en otage... En même temps, cette inquiétude les responsabilise. On ne peut pronostiquer un élargissement du conflit, mais on peut encore moins entrevoir les données dune solution, sans quaient pu être neutralisées au préalable les interventions extérieures par un accord de bonne foi entre les pays concernés, à commencer par le Pakistan et lAfghanistan, mais aussi les Etats dAsie centrale, la Russie, la Chine. Une fois le jeu calmé, il faudrait alors sattaquer au problème spécifiquement afghan, à savoir laffrontement entre les différentes factions qui existe de longue date, indépendamment de toute ingérence extérieure. On ne peut que le souhaiter, mais cest extraordinairement difficile. Il y a, dans le cadre de lONU, un groupe à 6 + 2 qui travaille sur lAfghanistan, mais les conditions nécessaires à un règlement sont loin dêtre réunies. Nous sommes sans cesse au bord du risque, de lincident, de laffrontement qui peut dégénérer. Il peut y avoir, à tout moment, un choc irano-pakistanais.
Q - On constate, cependant, que si, après lassassinat de ses diplomates, lIran a massé des troupes à la frontière afghane, sa réaction a été somme toute modérée. Et on ne peut imaginer que cette modération soit due uniquement à lavertissement américain...
R - Ce qui va dans le sens de mon analyse. Jai vu en août des Iraniens très préoccupés, désireux de réagir mais conscients du fait que sengager directement en Afghanistan serait une aventure sans fin. Dautant plus que les zones où vivent les Afghans chiites ne sont pas proches de la frontière iranienne, mais à lautre bout du pays, ce qui ne faciliterait pas une éventuelle intervention. Les Iraniens ont pesé lintérêt et les risques dun affrontement, ils en ont longuement débattu pour conclure, semble-t-il, quil fallait se garder de sengager plus à fond. Cest une décision qui leur appartient et qui ne doit pas grand-chose à lavertissement américain.
Q - La place de lIran dans lHistoire, le fait quil préside aujourdhui lOrganisation de la Conférence islamique sont-ils de nature à servir les grands équilibres régionaux, donc la paix du monde ?
R - La place de lIran dans lHistoire compte beaucoup dans lidée que les Iraniens se font deux-mêmes et du rôle quils souhaitent que leur pays retrouve dans le monde daujourdhui. La conscience quils ont de leur passé, de leur histoire est assurément, à cet égard, un facteur qui les pousse à se réinsérer dans la communauté internationale mais pas nimporte comment. Ils ne raisonnent plus en termes de rupture mais de continuité. Leur fierté dêtre Iraniens les incite, certes, comme tout un chacun, à défendre les intérêts de leur pays, mais plutôt désormais dans des conditions qui soient acceptables par les autres, ce qui est très positif. En revanche, je ne suis pas sûr que la présidence de lOCI confère à lIran les moyens dun rôle particulier. Plus quune organisation à proprement parler, cest un réseau informel qui permet, lors de réunions diplomatiques, dévoquer certains sujets auxquels les Iraniens ne se seraient peut-être pas intéressés à dautres moments, comme la situation des Albanais musulmans du Kossovo, ou le règlement des problèmes entre Azéris et Arméniens. Disons que la présidence de lOCI donne à lIran une occasion opportune délargir le champ de ses préoccupations légitimes et de ses relations. Mais lIran nest pas encore suffisamment réinséré dans la communauté internationale pour quil puisse jouer un rôle de leader grâce à cette organisation qui est elle-même plutôt une conférence diplomatique quune organisation structurée. Si lIran était depuis dix ans dirigé par le président Khatami, sil avait rétabli de véritables relations de confiance avec les pays européens, renoué avec les Etats-Unis, il en serait, bien sûr, tout autrement.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr)