Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, accordée à la presse française et aux "Izvestia" le 12 janvier 1999, sur les relations entre la France et la Russie, la situation politique et économique de la Russie, la proposition de la levée de l'embargo pétrolier en Irak et la crise au Kosovo.

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Circonstance : Voyage en Russie le 12 janvier 1999

Média : Agence Algérie Presse Service - Izvestia - Presse - Presse étrangère

Texte intégral

Q - Quelles ont été les conséquences de la crise économique russe sur les relations bilatérales russo-françaises ? Quel est selon vous le rôle des institutions financières internationales dans lélimination de la crise russe ? La France est-elle décidée à user de son influence sur ces institutions afin quune aide économique soit apportée à la Russie ?
R - La tourmente financière du mois daoût 1998 a eu bien entendu des conséquences sur nos relations commerciales. Mais il faut se donner quelques mois pour en juger : la Russie continue dimporter.
Les entreprises françaises présentes en Russie ont, pour la plupart, décidé de sy maintenir. Jy vois un signal tout à fait encourageant. Cest ce même message de confiance et de solidarité que, pour leur part, les autorités françaises ont adressé ces derniers mois à la Russie.
Dans les circonstances difficiles que traverse votre pays, la France est aux côtés de la Russie, non pour lui dicter ses choix, qui appartiennent au peuple russe, mais pour veiller avec elle à un partenariat économique qui répond à un intérêt commun. Je note au passage que certaines options retenues par votre gouvernement - affirmation du rôle de lEtat, politique industrielle et sociale revigorées - relèvent dune problématique social-démocrate, dominante aujourdhui dans lUnion européenne.
Les institutions financières internationales ont un rôle essentiel à jouer pour aider la Russie à sortir des problèmes les plus aigus et les plus immédiats. Mais, la crise financière a lourdement obéré les ressources des institutions financières internationales et celles-ci ont à choisir entre le respect des règles de gestion auxquelles elles sont tenues et la prise en compte des spécificité de chaque pays.
Pour autant, les institutions financières internationales doivent aider une Russie qui saide elle-même en sattaquant à ses problèmes.
Q - Dans quelle mesure la diplomatie française va-t-elle prendre en compte les tendances nationalistes et anti-occidentales qui se font jour ces derniers temps en Russie ?
R - Il ne faut pas en exagérer limportance. Que le peuple russe se demande à lissue dun siècle tragique, quand les efforts menés depuis sept ans porteront leurs fruits ne peut pas étonner ni scandaliser. Que certains veuillent politiquement exploiter des souffrances ou des inquiétudes ne peut pas non plus étonner mais cela nécessite une vigilance constante et une réponse intelligente. A cet égard, je salue la réaffirmation par les plus hautes autorités de leur attachement au processus de réforme, même sil doit être adapté, et à la poursuite du dialogue avec leurs partenaires occidentaux. Je suis convaincu que malgré les épreuves que beaucoup traversent actuellement et même sils veulent que leur pays soit respecté, les Russes souhaitent dans leur grande majorité que leur pays continue à renforcer sa coopération avec les autres pays européens.
Q - Quel rôle conservent les liens personnels entre nos deux présidents dans le développement de la relation franco-russe ?
R - Ce rôle reste essentiel. Chacun connaît la forte relation personnelle qui existe de longue date entre le président Chirac et le président Eltsine. Lun des objectifs de ma visite est dailleurs de préparer le prochain déplacement à Paris, à la fin de ce mois, du président russe. Les relations entre les deux Premiers ministres sont également excellentes. En ce qui me concerne, javais travaillé en confiance avec Evguéni Primakov quand il était ministre des Affaires étrangères et je continue à le faire avec Igor Ivanov. A tous les niveaux, nous restons animés par lidée que les relations franco-russes doivent rester une constante forte des relations européennes et internationales.
Q - Une intervention armée occidentale dans le conflit du Kossovo vous paraît-elle vraisemblable ?
R - Le problème ne se pose pas en ces termes aujourdhui. La priorité des membres du Groupe de contact est lengagement sans délai dun processus de négociation pour définir un statut dautonomie substantielle du Kossovo dans le cadre des frontières internationales. Nous travaillons activement au rapprochement indispensable entre les différentes composantes kossovares pour que soit constituée une équipe de négociation élargie, composée de toutes les tendances politiques, acceptant une solution politique dans le respect de la légalité internationale.
La menace du recours à la force a été décisive dans la conclusion, mi-octobre, des accords entre la RFY, lOSCE et lOTAN. Je rappelle que consciente de la nécessité de conforter la stratégie de dissuasion du Groupe de contact, illustrée par la mise en oeuvre dune série de sanctions à lencontre de la RFY dès le mois de mars, la France a, dès le début de lété, plaidé avec la Grande-Bretagne en faveur de ladoption dune résolution du Conseil de sécurité des Nations unies. Lenjeu était, alors, de prévenir une catastrophe humanitaire et denrayer le cycle des violences au Kossovo. Il est aujourdhui de trouver une solution politique.
Q - Etes-vous daccord pour constater que la crise du Kossovo marque un changement dorientation de la diplomatie française - traditionnellement pro-serbe - dans les Balkans ? Quand ce changement est-il intervenu, est-il lié à laccession au pouvoir du président Jacques Chirac ?
R - La diplomatie française na été ni pro -, ni anti-serbe, pas plus quelle nest pro - ou anti-albanaise. Si on devait la qualifier, on pourrait dire quelle a été « pro-yougoslave » et pour la cohabitation pacifique des peuples de la région. Aujourdhui, notre objectif principal demeure la stabilisation de la région traditionnellement fragile quest le sud-est de lEurope. Cette stabilisation passe par la démocratisation des institutions et de la vie politique des pays de la région et par le développement de leur économie. Il sagit à terme « deuropéaniser les Balkans ».
La France a joué un rôle essentiel dès le début de la crise du Kossovo, que ce soit pour alerter la communauté internationale (initiative franco-allemande en novembre 1997), pour définir le cadre dune solution politique (ni statu quo, ni indépendance, mais définition dune autonomie substantielle), pour lancer les travaux de planification à lOTAN au printemps 1998, pour relancer limplication du Groupe de contact au niveau ministériel en septembre 1998 à New York, pour faire aboutir au Conseil de sécurité la résolution encadrant laction de lOTAN et de lOSCE ou prendre la tête de la force dextraction en Macédoine. Elle reste très engagée dans la recherche dune solution.
Q - La France a désapprouvé lopération militaire anti-iraquienne des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. Cela aura-t-il des conséquences sur la coopération entre Paris et ses partenaires de lOTAN ?
R - La France a déploré lengrenage qui a conduit au recours à la force et le coup porté à lautorité du Conseil de sécurité. Elle constate aujourdhui que ces actions unilatérales nont rien réglé. Elles ont été une erreur. Sans oublier que les autorités iraquiennes sont responsables. Nous en parlons avec nos partenaires.
Q - Quel est le rôle de la France et de ses partenaires européens dans ce nouveau système unipolaire ? Les actions vigoureuses des Etats-Unis peuvent-elles accélérer le processus dintégration politique dans le cadre de lUnion européenne et lavènement dune « politique étrangère et de sécurité commune » ? Quel est le rôle de la Grande-Bretagne dans ce processus ?
R - La France est lallié et lamie des Etats-Unis, mais cela ne signifie pas alignement. Sur lIraq, nous avons toujours eu notre propre conception légaliste et rigoureuse de lapplication des résolutions ; nous avons aujourdhui nos idées sur la sortie de cette crise.
Nous souhaitons naturellement que lEurope saffirme comme un des pôles du monde multipolaire que nous appelons de nos voeux. La construction européenne vient de franchir avec leuro, une étape décisive. Lélaboration dune politique étrangère et de sécurité commune est en marche, mais elle prendra du temps. Les Britanniques ont naturellement leur place dans le processus en cours. Dans ce domaine, lhistoire et les traditions diplomatiques de chaque Etat membre ne peuvent pas sestomper en quelques années et resurgissent en temps de crise. Sur lIraq en particulier, des divergences sont réapparues mais elles ne doivent pas faire oublier que les Quinze souhaitent tous la réinsertion dun Iraq redevenu pacifique dans un Moyen-Orient sûr et stable.
Q - La diplomatie française tente-t-elle de prendre linitiative du règlement du problème iraquien ? Quelles sont les propositions des idées françaises au sujet de la réforme de la Commission spéciale de lONU sur le désarmement de lIraq (UNSCOM) ? La France insistera-t-elle sur un changement de la direction de la Commission spéciale au cas où le Conseil de Sécurité adopterait la proposition de labolition par étapes des sanctions ?
R - Notre objectif est simple : il est de permettre la réinsertion dans son environnement régional dun Iraq pacifique devenu capable de cohabiter avec ses voisins, dans le cadre plus général dun Moyen-Orient stable, orienté vers le développement économique et louverture politique.
La question qui nous occupe à lheure actuelle est de savoir comment progresser vers cet objectif. Après sept années de contrôles, les frappes militaires américaines et britanniques ont créé une situation nouvelle. Après la guerre du Golfe, en 1991, le souci de la communauté internationale était de neutraliser les armes de destruction massive iraquiennes, qui constituaient encore une menace grave et directe pour la région. LUNSCOM et lAIEA ont fait du bon travail, malgré les incessantes difficultés créées par les Iraquiens.
Peut-on encore obtenir des résultats par ce type de contrôle à supposer quils puissent être repris ? Nous en doutons. Néanmoins, lIraq pose encore un problème dont ses voisins salarment légitimement. Labsence de complète coopération de lIraq la démontré à chaque étape.
Cest pourquoi nous proposons que la vigilance internationale sexerce autrement pour empêcher le réarmement de lIraq, et traiter la question des composants résiduels éventuels darmes de destruction massive.
Si nous arrivons à nous mettre daccord sur un tel dispositif il ny aurait plus aucune raison de ne pas lever lembargo pétrolier, à condition bien sûr que soit instauré un dispositif de surveillance sur lutilisation des ressources financières provenant de la levée de lembargo pétrolier. Ces trois idées françaises forment donc un tout : passage à un contrôle continu efficace permettant la levée de lembargo pétrolier assorti dune surveillance financière pour empêcher le réarmement. Ainsi les sanctions de lONU seraient réorientées vers leur véritable objectif, cest à dire la neutralisation de la menace militaire iraquienne sans prendre en otage la population iraquienne. Les organes de contrôle ne sont plus adaptés sous leur forme actuelle à cette tâche. Nous parlons de tout cela avec nos partenaires.
Q - Daucuns en Russie ont perçu les frappes contre lIraq comme la manifestation dune révision de tout le système des relations internationales, de linstauration dun nouvel ordre mondial. Pensez-vous quil soit nécessaire de rétablir lautorité de lONU ?
R - Cest indispensable. La première étape en serait létablissement dun nouveau dispositif de contrôle, plus adapté à la situation, par le Conseil de sécurité.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr)