Texte intégral
Monsieur le Directeur général, cher Juan Somavia,
Messieurs les parlementaires (Claude Evin, JP Delalande, et Bruno Trentin),
Monsieur l'Ambassadeur (Philippe Petit, Ambassadeur auprès des NU à Genève ),
Monsieur le Secrétaire Général (Marc Blondel),
Madame la Directrice générale (Odile Quintin),
Monsieur le Directeur (RP. Bodin, pour la Fondation de Dublin),
Mesdames et Messieurs,
Merci, cher Juan SOMAVIA, pour ces mots d'introduction.
Je suis très heureuse d'être avec vous tous aujourd'hui, pour ouvrir ces premières rencontres France-OIT sur " l'avenir du travail, de l'emploi, et de la protection sociale ", qui matérialisent une initiative prise conjointement par l'Organisation Internationale du Travail et le ministère français de l'Emploi et de la Solidarité, dans le cadre de l'accord de coopération que la France et l'OIT ont signé en 1999. Martine Aubry a beaucoup uvré avec Juan SOMAVIA pour que cette initiative prenne corps.
Je me réjouis de vous voir si nombreux pour cette première édition de nos rencontres, et je vous remercie d'avoir accepté notre invitation et d'être venus parfois de très loin.
Je souhaiterais d'emblée remercier les organisateurs de cette conférence, ceux du Ministère de l'Emploi et de la Solidarité comme ceux de l'OIT. Je salue donc ici le travail efficace de Gerry Rodgers, Peter Auer, Jean-Michel Servais, Emmanuel Raynaud, Françoise Weeks pour l'OIT, et, pour le côté français celui de Marie-Thérèse Join-Lambert, représentante de la France au BIT, de Christine Daniel et de Dominique Méda.
Comme vous le savez, Juan Somavia conclura cette conférence en nos deux noms, tant nous avons déjà eu l'occasion, notamment lors du G8 des ministres de l'emploi et des affaires sociales de Turin en novembre dernier, de constater la convergence de nos analyses et de notre vision.
Pour cette ouverture, je vous parlerai d'abord de l'objet même de notre colloque, avoir une réflexion plurielle sur l'avenir du travail, de l'emploi et de la protection sociale, avant de revenir sur le rôle de l'Organisation Internationale du Travail dans cette réflexion.
I. Notre objectif : avoir une réflexion plurielle sur l'avenir du travail, de l'emploi et de la protection sociale
Il s'agit ici, dans l'esprit de Juan Somavia comme dans le mien, de permettre au sein de l'OIT l'ouverture d'un dialogue avec des personnalités qualifiées, des praticiens, des chercheurs qui travaillent sur les questions qui nous intéressent ici.
Notre volonté est ainsi de créer un lieu et une occasion de débats, dans un climat à la fois de liberté de parole et d'indépendance. De tels lieux sont rares et ils fond défaut pour les responsables politiques certainement, mais peut-être aussi pour les responsables syndicaux ou patronaux.
Mieux comprendre pour mieux agir
Notre ambition ici obéit à une nécessité : mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons, les forces qui le traversent, les transformations qu'il subit, inventer les nouvelles sécurités collectives, préparer les emplois nouveaux, prévenir ou conforter les évolutions. En un mot : tenter de maîtriser l'avenir et préparer une meilleure mutualisation des risques.
C'est un projet d'autant plus ambitieux que nous ne saurions nous contenter d'un constat, aussi rigoureux et précis soit-il : il faut chercher à définir des voies pour l'avenir, les moyens de répondre, tant à l'échelle nationale qu'internationale, aux nouvelles formes d'insécurité qui se développent. Comment, dans les pays industrialisés, repenser l'encadrement juridique de l'emploi et du travail pour assurer une meilleure conciliation entre les exigences de souplesse pour les entreprises et la protection des salariés ? Quels sont les emplois de demain ? Quelle place donner au travail dans la société que nous voulons bâtir ? Comment repenser les objectifs de la protection sociale pour répondre aux nouveaux risques sociaux, que j'appelle " nouveaux risques de la vie " ?
Richesse et confrontations des approches
La particularité de cette conférence est qu'elle permettra de confronter des points de vue provenant d'horizon très divers sur cette question. Des points de vue d'économistes, de sociologues, de politologues, qui permettront de se prononcer sur l'ampleur des transformations en cours, ainsi que sur les facteurs aujourd'hui à l'origine de nouvelles insécurités pour les salariés.
Je trouve frappant de constater, à cet égard, que la libéralisation des échanges, et ce que nous appelons fréquemment l'internationalisation ou la mondialisation, est effectivement citée comme un facteur de nouvelles insécurités pour les salariés, mais qu'il ne s'agit pas du seul.
Je citerais ainsi la contribution d'Eileen Appelbaum, directrice de recherche à l'Economic Policy Institute, qui introduira la première table ronde plus tard dans la matinée qui rapporte l'affaiblissement des formes d'emploi standard pour l'ensemble des salariés, y compris parmi ceux qui possèdent des qualifications. Elle montre également qu'aux Etats-Unis, pour les familles où les deux parents travaillent, l'un des facteurs majeurs d'insécurité provient des difficultés à assumer dans le même temps les charges de la famille et les contraintes professionnelles. En effet la norme définie par les entreprises demeure celle " d'un travailleur idéal " qui se comportait au travail comme s'il n'avait aucune contrainte familiale. Il y a donc un décalage entre les évolutions du marché du travail et les évolutions des structures familiales et d'emploi. Et ce décalage est à l'origine de nouvelles formes d'insécurité.
Vous entendrez aussi sur ces sujets des points de vue de syndicalistes et de responsables d'organisations patronales, des témoignages de chefs d'entreprise ou de responsables des ressources humaines, acteurs directs de ces réalités. Je n'oublie pas les personnalités exerçant des responsabilités politiques et ayant à ce titre une vision globale de réformes à mener.
Voilà donc le premier objectif de cette conférence : progresser dans la formulation de diagnostics précis sur les transformations en cours du travail et de l'emploi, ce qui est une condition nécessaire pour progresser dans la voie de la définition de réponses pertinentes à ces changements, qu'il s'agisse de réponses définies au niveau national ou au niveau international. Cette question de l'avenir de l'emploi et du travail est en effet centrale, elle est au cur de la cohésion sociale d'un pays. C'est pourquoi, sur ces sujets, il est nécessaire de progresser sur les diagnostics, mais aussi sur les propositions comme, je n'en doute pas, nous y inviteront les participants de cette conférence, et sur lesquelles Juan SOMAVIA reviendra demain.
Les progrès en la matière ne sont pas aisés, et pourtant ils doivent être continus.
Je pense par exemple à jeudi dernier, où j'étais à l'Assemblée Nationale pour défendre au nom du gouvernement français le projet de loi de modernisation sociale, un texte qui ouvre des chantiers à poursuivre dans l'avenir en matière de protection des salariés contre le harcèlement moral et de validation des acquis professionnels.
*
Par rapport à cette ambition et à ce thème des transformations de l'emploi et du travail, et de leurs conséquences, notamment en termes de protection sociale, l'organisation internationale du travail est une institution qui joue un rôle tout à fait central.
II. L'Organisation Internationale du Travail est une enceinte d'expertise privilégiée pour aborder ces questions
L'impulsion de l'OIT
Je le dis d'emblée : l'OIT est aujourd'hui une institution de référence pour l'élaboration des normes sociales mondiales et leur promotion, dans les pays en développement en premier lieu. L'O.I.T. doit être aussi un interlocuteur des pays les plus industrialisés concernant le monde du travail. Parmi toutes les institutions onusiennes, l'OIT devrait être un lieu d'accueil naturel pour les débats sociaux que nos sociétés développées traversent, quand la modernisation des économies nous conduit à repenser et à améliorer encore le contrat social dans nos pays.
En effet, son histoire, mais aussi son fonctionnement tripartite garantissant une représentation des intérêts des gouvernements, des salariés et des employeurs lui donnent une légitimité particulière pour parler de ces sujets au niveau international.
Juan SOMAVIA, en tant que nouveau directeur général, a su redonner à l'OIT une place centrale dans le système international et en renforcer la crédibilité. Lors de la conférence annuelle de l'OIT de 1998, les ministres chargés de l'emploi et des affaires sociales ont, à son initiative, mis la question des normes sociales au cur de notre agenda international en adoptant la Déclaration relative aux principes et droits fondamentaux de l'homme au travail lors de la conférence annuelle de l'OIT en 1998.
Les chefs d'Etat et de gouvernements s'étaient réunis, déjà à son initiative mais dans d'autres fonctions, à Copenhague en 1995 pour le premier sommet sur le développement social, précurseur en la matière.
Le social enfin au cur de l'agenda européen et international
On voit d'ailleurs que les questions sociales deviennent de plus en centrales au niveau international, alors qu'elles l'étaient beaucoup moins il y a dix ou vingt ans.
Cela se retrouve, et vous comprendrez que j'en parle en premier, au niveau européen. En retrouvant ces questions sociales européennes au bout de plus de trois ans, j'ai été étonnée et très heureuse de voir que le social était enfin mis au cur de l'agenda européen.
L'intégration économique et monétaire conduit, de façon accélérée, à une place plus importante des débats et politiques sociales dans les travaux des 15 Etats membres. Il est très satisfaisant de constater que l'accord au sein de l'UE s'est fait en très peu de temps, entre ministres responsables des politiques sociales et acteurs sociaux, sur la nécessité d'avoir une vision ambitieuse, à 5 ans, sur les priorités que nous nous donnons dans l'ensemble du champ social, sur ce que nous appelons la modernisation et l'amélioration du modèle social européen.
L'agenda social, validé à Nice en décembre dernier, et la réflexion sur le modèle social européen peuvent constituer d'ailleurs des points d'appui pour les discussions dans le cadre de cette conférence. Ce qu'ont affiché clairement les Etats membres de l'UE, c'est que la performance économique et le progrès social doivent aller de pair. J'ai d'ailleurs été frappée lors de notre réunion du G8 par la reprise de ce thème par les ministres non européens.
Cet intérêt pour la dimension sociale a aussi été exprimé par des acteurs plus inattendus comme les institutions financières internationales.
C'est surtout dans le champ géographique des pays en développement que des institutions financières comme la Banque Mondiale ou le Fonds Monétaire International, sous l'impulsion de Michel Camdessus, ont exprimé une " préoccupation sociale ", avec un souci de promouvoir " la dimension sociale des ajustements structurels ", par exemple avec une attention plus grande portée aux conséquences des ajustements dans le domaine de la santé, de l'éducation, ou encore de l'environnement.
L'exemple de la protection sociale
Bien évidemment, ces institutions choisissent un angle d'attaque bien particulier : la protection sociale comme instrument de lutte contre la pauvreté, et ce, dans le cadre d'un ajustement structurel pour lequel la dimension sociale a pour objet d'en atténuer les effets.
Or, il me semble que cette approche de la protection sociale doit être élargie. La protection sociale ne saurait se limiter à un instrument de lutte contre la pauvreté. Elle vise aussi à la réduction des inégalités entre les individus ou entre les groupes, à l'élargissement de l'accès aux services d'intérêt général et notamment à la santé et à l'éducation ou encore au soutien à la croissance, voire à l'amélioration du capital humain. Les systèmes de protection sociale ont pu jouer par ailleurs un rôle fondamental d'atténuation ou d'amortissement des effets sociaux des crises financières.
Le développement des systèmes sociaux des pays développés a permis d'assurer la prise en charge, par divers biais, des risques qui justement privaient les individus de leur capacité de travail. Ces risques sont le chômage, la maladie, la retraite. Peut-être doivent-ils dans l'avenir s'étendre encore pour couvrir les risques nouveaux qui apparaissent, ceux liés à l'évolution des techniques qui nécessite une formation tout au long de la vie, ceux liés aussi aux transformations familiales. Demain, avec l'allongement de l'espérance de vie, la dépendance des personnes âgées sera également un risque à assurer.
La perte d'autonomie des personnes âgées fait actuellement l'objet de modèles de prise en charge contrastés dans les pays industrialisés, entre ceux qui ont développé une approche assurancielle intégrée dans les systèmes de sécurité sociale, ceux qui se reposent encore sur les solidarités familiales.
Pour sa part, le gouvernement français travaille à l'élaboration d'un projet de loi qui permettra d'améliorer considérablement la perte d'autonomie des personnes âgées. Nous allons en effet mettre en place un droit objectif, en fonction de la dépendance et du revenu, et égal partout sur le territoire alors que de fortes disparités existent aujourd'hui.
Les retraites sont également un élément majeur. Souvent à l'origine des mécanismes de sécurité sociale dans les pays industrialisés, elles devront le plus souvent faire face à une situation démographique difficile. Il appartient bien sûr à chaque pays de trouver la réponse adaptée, en fonction de son histoire, de ses choix collectifs, de son système institutionnel. Pour notre part, nous travaillons à la préservation du système de retraite par répartition, auquel les Français sont très attachés. C'est dans cette perspective qu'a été mis en place un fond de réserve qui permettra de compléter à long terme les financements des régimes de retraites.
Sur les sujets de ce type, l'Organisation Internationale du Travail peut et doit faire entendre sa voix. Une voix qui n'est pas nécessairement concordante avec celle des institutions internationales que je mentionnais à l'instant car son point de vue est aussi déterminé par les intérêts des salariés et par un dialogue permanent entre ses trois composantes.
L'emploi et le travail
Sur l'emploi et le travail également, l'OIT a développé des concepts qui m'apparaissent déterminants. Je pense à l'idée qu'il faut partout chercher à promouvoir des formes d'emploi et de travail dignes et satisfaisantes pour les individus - idée exprimée dans le mot anglais de " decent work ", que Juan SOMAVIA utilise volontiers.
L'intérêt de ce concept est en effet de regrouper l'ensemble des dimensions du travail.
Cette question est d'une grande actualité dans les pays industrialisés.
Ainsi, dans le cadre de la stratégie pour l'emploi de l'Union européenne, l'élément central des discussions qui nous attendent en 2001 sera celui de la qualité de l'emploi : comment la marche vers le plein emploi peut - elle s'accompagner d'une recherche de la qualité de l'emploi dans ses différentes composantes : rémunération, équilibre souplesse-sécurité, conditions de travail, dont le temps de travail est partie intégrante, potentiel d'évolution, formation tout au long de la vie
Mais, et c'est un point auquel l'OIT tient beaucoup et à juste titre à mon avis, un emploi satisfaisant et digne suppose aussi qu'existent des possibilités pour les salariés de s'exprimer collectivement sur les conditions mêmes d'exercice de leur travail. L'importance de la représentation syndicale des salariés prend un nouveau relief avec le développement de nouvelles formes d'insécurités. Comme le souligne Alain Supiot, qui introduira la quatrième table ronde, la recherche de nouvelles formes de " régulations ", implique une évolution des formes d'organisation collective des salariés.
Trois pistes très concrètes pour l'évolution des formes d'organisations seront ici soumises au débat par Alain Supiot.
Comment d'abord effectivement renforcer le droit à diffuser des informations pour les représentants des travailleurs, en particulier en leur donnant des moyens financiers suffisants et en garantissant le sérieux des informations diffusées ?
Comment enfin sensibiliser les actionnaires aux politiques sociales des entreprises, là aussi en pesant sur la production et la diffusion de l'information ?
Ensuite, l'organisation internationale du travail ne pourrait-elle pas devenir une autorité de régulation compétente pour progresser sur les labels sociaux au plan international ? Si l'OIT délaisse ces questions, les labels, au lieu d'être un instrument juste et transparent de promotion des droits fondamentaux dans les pays en voie de développement, risqueraient de n'être que les simples instruments commerciaux d'entreprises dont les démarches concurrentes pourraient faire perdre, pour les ONG comme pour les consommateurs, l'efficacité et la lisibilité attachée à ce dispositif ?
*
En conclusion : vers un élargissement des Rencontres France-OIT
Mesdames et Messieurs, vous l'avez compris, nous attendons beaucoup des échanges qui vont avoir lieu, parce que nous sommes confrontés à la charge redoutable de préparer l'avenir, et d'essayer qu'il soit plus juste pour tous et en particulier pour les générations futures.
Cette année, les Entretiens se déroulent en France et nous avons décidé, dans un premier temps, de limiter le champ de cette conférence aux pays industrialisés comme en témoigne d'ailleurs l'origine géographique des participants, qui viennent de pays européens, des Etats-Unis ou du Japon.
Mais nous souhaitons vivement que des Rencontres ultérieures associent comme organisateurs d'autres pays que la France et étendent leur réflexion au-delà des seuls pays sur lesquels l'analyse portera aujourd'hui.
Nous souhaitons donc que ce soit le début d'un processus qui conduise l'an prochain à des rencontres entre l'Union européenne et l'OIT, dont il faut renforcer les liens, avec des manifestations simultanées dans les pays en développement, pour parvenir à terme à un rassemblement international à Genève.
Dans cette perspective, je suggère, après en avoir parlé avec Monsieur Somavia, l'ouverture d'un site internet inclus dans celui de l'OIT et je propose que les travaux des rencontres d'Annecy soient mis en ligne sans tarder. Vous pourriez ainsi retrouver des articles, des références d'ouvrages, des analyses sur les thèmes qui nous réunissent. Il me paraîtrait également utile que les participants puissent rester en relation créant ainsi un niveau d'expertise et d'aide à la décision. A terme et avec le concours du BIT pourrait se constituer un pôle de connaissances et de réflexions pour ceux qui travaillent sur l'avenir.
Au fond, pour vous livrer le cur de mon ambition, j'aimerais que nous puissions parvenir, en prenant le temps, à un " Davos du social ", -et non à un " anti-Davos ", qui existe déjà-. " Davos social " sur un modèle à inventer, marqué par la rigueur, qui ouvre les débats que nous avons évoqués.
Je ne pense en effet pas que nous puissions laisser aux seuls experts et décideurs des institutions économiques et financières, malgré l'indispensable travail d'aide à la décision et d'expertise qu'ils fournissent, le droit de prédire ou de dicter l'avenir social, et de décider en fin de compte pour nous et sans nous.
Voilà pourquoi, Mesdames et Messieurs, nous mettons beaucoup d'espoir dans ces entretiens d'Annecy qui sont maintenant ouverts.
Je souhaite à présent pleine réussite aux travaux que le comité d'organisation va vous présenter maintenant plus en détail.
Je vous remercie.
(source http://www.social.gouv.fr, le 22 janvier 2001)
Messieurs les parlementaires (Claude Evin, JP Delalande, et Bruno Trentin),
Monsieur l'Ambassadeur (Philippe Petit, Ambassadeur auprès des NU à Genève ),
Monsieur le Secrétaire Général (Marc Blondel),
Madame la Directrice générale (Odile Quintin),
Monsieur le Directeur (RP. Bodin, pour la Fondation de Dublin),
Mesdames et Messieurs,
Merci, cher Juan SOMAVIA, pour ces mots d'introduction.
Je suis très heureuse d'être avec vous tous aujourd'hui, pour ouvrir ces premières rencontres France-OIT sur " l'avenir du travail, de l'emploi, et de la protection sociale ", qui matérialisent une initiative prise conjointement par l'Organisation Internationale du Travail et le ministère français de l'Emploi et de la Solidarité, dans le cadre de l'accord de coopération que la France et l'OIT ont signé en 1999. Martine Aubry a beaucoup uvré avec Juan SOMAVIA pour que cette initiative prenne corps.
Je me réjouis de vous voir si nombreux pour cette première édition de nos rencontres, et je vous remercie d'avoir accepté notre invitation et d'être venus parfois de très loin.
Je souhaiterais d'emblée remercier les organisateurs de cette conférence, ceux du Ministère de l'Emploi et de la Solidarité comme ceux de l'OIT. Je salue donc ici le travail efficace de Gerry Rodgers, Peter Auer, Jean-Michel Servais, Emmanuel Raynaud, Françoise Weeks pour l'OIT, et, pour le côté français celui de Marie-Thérèse Join-Lambert, représentante de la France au BIT, de Christine Daniel et de Dominique Méda.
Comme vous le savez, Juan Somavia conclura cette conférence en nos deux noms, tant nous avons déjà eu l'occasion, notamment lors du G8 des ministres de l'emploi et des affaires sociales de Turin en novembre dernier, de constater la convergence de nos analyses et de notre vision.
Pour cette ouverture, je vous parlerai d'abord de l'objet même de notre colloque, avoir une réflexion plurielle sur l'avenir du travail, de l'emploi et de la protection sociale, avant de revenir sur le rôle de l'Organisation Internationale du Travail dans cette réflexion.
I. Notre objectif : avoir une réflexion plurielle sur l'avenir du travail, de l'emploi et de la protection sociale
Il s'agit ici, dans l'esprit de Juan Somavia comme dans le mien, de permettre au sein de l'OIT l'ouverture d'un dialogue avec des personnalités qualifiées, des praticiens, des chercheurs qui travaillent sur les questions qui nous intéressent ici.
Notre volonté est ainsi de créer un lieu et une occasion de débats, dans un climat à la fois de liberté de parole et d'indépendance. De tels lieux sont rares et ils fond défaut pour les responsables politiques certainement, mais peut-être aussi pour les responsables syndicaux ou patronaux.
Mieux comprendre pour mieux agir
Notre ambition ici obéit à une nécessité : mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons, les forces qui le traversent, les transformations qu'il subit, inventer les nouvelles sécurités collectives, préparer les emplois nouveaux, prévenir ou conforter les évolutions. En un mot : tenter de maîtriser l'avenir et préparer une meilleure mutualisation des risques.
C'est un projet d'autant plus ambitieux que nous ne saurions nous contenter d'un constat, aussi rigoureux et précis soit-il : il faut chercher à définir des voies pour l'avenir, les moyens de répondre, tant à l'échelle nationale qu'internationale, aux nouvelles formes d'insécurité qui se développent. Comment, dans les pays industrialisés, repenser l'encadrement juridique de l'emploi et du travail pour assurer une meilleure conciliation entre les exigences de souplesse pour les entreprises et la protection des salariés ? Quels sont les emplois de demain ? Quelle place donner au travail dans la société que nous voulons bâtir ? Comment repenser les objectifs de la protection sociale pour répondre aux nouveaux risques sociaux, que j'appelle " nouveaux risques de la vie " ?
Richesse et confrontations des approches
La particularité de cette conférence est qu'elle permettra de confronter des points de vue provenant d'horizon très divers sur cette question. Des points de vue d'économistes, de sociologues, de politologues, qui permettront de se prononcer sur l'ampleur des transformations en cours, ainsi que sur les facteurs aujourd'hui à l'origine de nouvelles insécurités pour les salariés.
Je trouve frappant de constater, à cet égard, que la libéralisation des échanges, et ce que nous appelons fréquemment l'internationalisation ou la mondialisation, est effectivement citée comme un facteur de nouvelles insécurités pour les salariés, mais qu'il ne s'agit pas du seul.
Je citerais ainsi la contribution d'Eileen Appelbaum, directrice de recherche à l'Economic Policy Institute, qui introduira la première table ronde plus tard dans la matinée qui rapporte l'affaiblissement des formes d'emploi standard pour l'ensemble des salariés, y compris parmi ceux qui possèdent des qualifications. Elle montre également qu'aux Etats-Unis, pour les familles où les deux parents travaillent, l'un des facteurs majeurs d'insécurité provient des difficultés à assumer dans le même temps les charges de la famille et les contraintes professionnelles. En effet la norme définie par les entreprises demeure celle " d'un travailleur idéal " qui se comportait au travail comme s'il n'avait aucune contrainte familiale. Il y a donc un décalage entre les évolutions du marché du travail et les évolutions des structures familiales et d'emploi. Et ce décalage est à l'origine de nouvelles formes d'insécurité.
Vous entendrez aussi sur ces sujets des points de vue de syndicalistes et de responsables d'organisations patronales, des témoignages de chefs d'entreprise ou de responsables des ressources humaines, acteurs directs de ces réalités. Je n'oublie pas les personnalités exerçant des responsabilités politiques et ayant à ce titre une vision globale de réformes à mener.
Voilà donc le premier objectif de cette conférence : progresser dans la formulation de diagnostics précis sur les transformations en cours du travail et de l'emploi, ce qui est une condition nécessaire pour progresser dans la voie de la définition de réponses pertinentes à ces changements, qu'il s'agisse de réponses définies au niveau national ou au niveau international. Cette question de l'avenir de l'emploi et du travail est en effet centrale, elle est au cur de la cohésion sociale d'un pays. C'est pourquoi, sur ces sujets, il est nécessaire de progresser sur les diagnostics, mais aussi sur les propositions comme, je n'en doute pas, nous y inviteront les participants de cette conférence, et sur lesquelles Juan SOMAVIA reviendra demain.
Les progrès en la matière ne sont pas aisés, et pourtant ils doivent être continus.
Je pense par exemple à jeudi dernier, où j'étais à l'Assemblée Nationale pour défendre au nom du gouvernement français le projet de loi de modernisation sociale, un texte qui ouvre des chantiers à poursuivre dans l'avenir en matière de protection des salariés contre le harcèlement moral et de validation des acquis professionnels.
*
Par rapport à cette ambition et à ce thème des transformations de l'emploi et du travail, et de leurs conséquences, notamment en termes de protection sociale, l'organisation internationale du travail est une institution qui joue un rôle tout à fait central.
II. L'Organisation Internationale du Travail est une enceinte d'expertise privilégiée pour aborder ces questions
L'impulsion de l'OIT
Je le dis d'emblée : l'OIT est aujourd'hui une institution de référence pour l'élaboration des normes sociales mondiales et leur promotion, dans les pays en développement en premier lieu. L'O.I.T. doit être aussi un interlocuteur des pays les plus industrialisés concernant le monde du travail. Parmi toutes les institutions onusiennes, l'OIT devrait être un lieu d'accueil naturel pour les débats sociaux que nos sociétés développées traversent, quand la modernisation des économies nous conduit à repenser et à améliorer encore le contrat social dans nos pays.
En effet, son histoire, mais aussi son fonctionnement tripartite garantissant une représentation des intérêts des gouvernements, des salariés et des employeurs lui donnent une légitimité particulière pour parler de ces sujets au niveau international.
Juan SOMAVIA, en tant que nouveau directeur général, a su redonner à l'OIT une place centrale dans le système international et en renforcer la crédibilité. Lors de la conférence annuelle de l'OIT de 1998, les ministres chargés de l'emploi et des affaires sociales ont, à son initiative, mis la question des normes sociales au cur de notre agenda international en adoptant la Déclaration relative aux principes et droits fondamentaux de l'homme au travail lors de la conférence annuelle de l'OIT en 1998.
Les chefs d'Etat et de gouvernements s'étaient réunis, déjà à son initiative mais dans d'autres fonctions, à Copenhague en 1995 pour le premier sommet sur le développement social, précurseur en la matière.
Le social enfin au cur de l'agenda européen et international
On voit d'ailleurs que les questions sociales deviennent de plus en centrales au niveau international, alors qu'elles l'étaient beaucoup moins il y a dix ou vingt ans.
Cela se retrouve, et vous comprendrez que j'en parle en premier, au niveau européen. En retrouvant ces questions sociales européennes au bout de plus de trois ans, j'ai été étonnée et très heureuse de voir que le social était enfin mis au cur de l'agenda européen.
L'intégration économique et monétaire conduit, de façon accélérée, à une place plus importante des débats et politiques sociales dans les travaux des 15 Etats membres. Il est très satisfaisant de constater que l'accord au sein de l'UE s'est fait en très peu de temps, entre ministres responsables des politiques sociales et acteurs sociaux, sur la nécessité d'avoir une vision ambitieuse, à 5 ans, sur les priorités que nous nous donnons dans l'ensemble du champ social, sur ce que nous appelons la modernisation et l'amélioration du modèle social européen.
L'agenda social, validé à Nice en décembre dernier, et la réflexion sur le modèle social européen peuvent constituer d'ailleurs des points d'appui pour les discussions dans le cadre de cette conférence. Ce qu'ont affiché clairement les Etats membres de l'UE, c'est que la performance économique et le progrès social doivent aller de pair. J'ai d'ailleurs été frappée lors de notre réunion du G8 par la reprise de ce thème par les ministres non européens.
Cet intérêt pour la dimension sociale a aussi été exprimé par des acteurs plus inattendus comme les institutions financières internationales.
C'est surtout dans le champ géographique des pays en développement que des institutions financières comme la Banque Mondiale ou le Fonds Monétaire International, sous l'impulsion de Michel Camdessus, ont exprimé une " préoccupation sociale ", avec un souci de promouvoir " la dimension sociale des ajustements structurels ", par exemple avec une attention plus grande portée aux conséquences des ajustements dans le domaine de la santé, de l'éducation, ou encore de l'environnement.
L'exemple de la protection sociale
Bien évidemment, ces institutions choisissent un angle d'attaque bien particulier : la protection sociale comme instrument de lutte contre la pauvreté, et ce, dans le cadre d'un ajustement structurel pour lequel la dimension sociale a pour objet d'en atténuer les effets.
Or, il me semble que cette approche de la protection sociale doit être élargie. La protection sociale ne saurait se limiter à un instrument de lutte contre la pauvreté. Elle vise aussi à la réduction des inégalités entre les individus ou entre les groupes, à l'élargissement de l'accès aux services d'intérêt général et notamment à la santé et à l'éducation ou encore au soutien à la croissance, voire à l'amélioration du capital humain. Les systèmes de protection sociale ont pu jouer par ailleurs un rôle fondamental d'atténuation ou d'amortissement des effets sociaux des crises financières.
Le développement des systèmes sociaux des pays développés a permis d'assurer la prise en charge, par divers biais, des risques qui justement privaient les individus de leur capacité de travail. Ces risques sont le chômage, la maladie, la retraite. Peut-être doivent-ils dans l'avenir s'étendre encore pour couvrir les risques nouveaux qui apparaissent, ceux liés à l'évolution des techniques qui nécessite une formation tout au long de la vie, ceux liés aussi aux transformations familiales. Demain, avec l'allongement de l'espérance de vie, la dépendance des personnes âgées sera également un risque à assurer.
La perte d'autonomie des personnes âgées fait actuellement l'objet de modèles de prise en charge contrastés dans les pays industrialisés, entre ceux qui ont développé une approche assurancielle intégrée dans les systèmes de sécurité sociale, ceux qui se reposent encore sur les solidarités familiales.
Pour sa part, le gouvernement français travaille à l'élaboration d'un projet de loi qui permettra d'améliorer considérablement la perte d'autonomie des personnes âgées. Nous allons en effet mettre en place un droit objectif, en fonction de la dépendance et du revenu, et égal partout sur le territoire alors que de fortes disparités existent aujourd'hui.
Les retraites sont également un élément majeur. Souvent à l'origine des mécanismes de sécurité sociale dans les pays industrialisés, elles devront le plus souvent faire face à une situation démographique difficile. Il appartient bien sûr à chaque pays de trouver la réponse adaptée, en fonction de son histoire, de ses choix collectifs, de son système institutionnel. Pour notre part, nous travaillons à la préservation du système de retraite par répartition, auquel les Français sont très attachés. C'est dans cette perspective qu'a été mis en place un fond de réserve qui permettra de compléter à long terme les financements des régimes de retraites.
Sur les sujets de ce type, l'Organisation Internationale du Travail peut et doit faire entendre sa voix. Une voix qui n'est pas nécessairement concordante avec celle des institutions internationales que je mentionnais à l'instant car son point de vue est aussi déterminé par les intérêts des salariés et par un dialogue permanent entre ses trois composantes.
L'emploi et le travail
Sur l'emploi et le travail également, l'OIT a développé des concepts qui m'apparaissent déterminants. Je pense à l'idée qu'il faut partout chercher à promouvoir des formes d'emploi et de travail dignes et satisfaisantes pour les individus - idée exprimée dans le mot anglais de " decent work ", que Juan SOMAVIA utilise volontiers.
L'intérêt de ce concept est en effet de regrouper l'ensemble des dimensions du travail.
Cette question est d'une grande actualité dans les pays industrialisés.
Ainsi, dans le cadre de la stratégie pour l'emploi de l'Union européenne, l'élément central des discussions qui nous attendent en 2001 sera celui de la qualité de l'emploi : comment la marche vers le plein emploi peut - elle s'accompagner d'une recherche de la qualité de l'emploi dans ses différentes composantes : rémunération, équilibre souplesse-sécurité, conditions de travail, dont le temps de travail est partie intégrante, potentiel d'évolution, formation tout au long de la vie
Mais, et c'est un point auquel l'OIT tient beaucoup et à juste titre à mon avis, un emploi satisfaisant et digne suppose aussi qu'existent des possibilités pour les salariés de s'exprimer collectivement sur les conditions mêmes d'exercice de leur travail. L'importance de la représentation syndicale des salariés prend un nouveau relief avec le développement de nouvelles formes d'insécurités. Comme le souligne Alain Supiot, qui introduira la quatrième table ronde, la recherche de nouvelles formes de " régulations ", implique une évolution des formes d'organisation collective des salariés.
Trois pistes très concrètes pour l'évolution des formes d'organisations seront ici soumises au débat par Alain Supiot.
Comment d'abord effectivement renforcer le droit à diffuser des informations pour les représentants des travailleurs, en particulier en leur donnant des moyens financiers suffisants et en garantissant le sérieux des informations diffusées ?
Comment enfin sensibiliser les actionnaires aux politiques sociales des entreprises, là aussi en pesant sur la production et la diffusion de l'information ?
Ensuite, l'organisation internationale du travail ne pourrait-elle pas devenir une autorité de régulation compétente pour progresser sur les labels sociaux au plan international ? Si l'OIT délaisse ces questions, les labels, au lieu d'être un instrument juste et transparent de promotion des droits fondamentaux dans les pays en voie de développement, risqueraient de n'être que les simples instruments commerciaux d'entreprises dont les démarches concurrentes pourraient faire perdre, pour les ONG comme pour les consommateurs, l'efficacité et la lisibilité attachée à ce dispositif ?
*
En conclusion : vers un élargissement des Rencontres France-OIT
Mesdames et Messieurs, vous l'avez compris, nous attendons beaucoup des échanges qui vont avoir lieu, parce que nous sommes confrontés à la charge redoutable de préparer l'avenir, et d'essayer qu'il soit plus juste pour tous et en particulier pour les générations futures.
Cette année, les Entretiens se déroulent en France et nous avons décidé, dans un premier temps, de limiter le champ de cette conférence aux pays industrialisés comme en témoigne d'ailleurs l'origine géographique des participants, qui viennent de pays européens, des Etats-Unis ou du Japon.
Mais nous souhaitons vivement que des Rencontres ultérieures associent comme organisateurs d'autres pays que la France et étendent leur réflexion au-delà des seuls pays sur lesquels l'analyse portera aujourd'hui.
Nous souhaitons donc que ce soit le début d'un processus qui conduise l'an prochain à des rencontres entre l'Union européenne et l'OIT, dont il faut renforcer les liens, avec des manifestations simultanées dans les pays en développement, pour parvenir à terme à un rassemblement international à Genève.
Dans cette perspective, je suggère, après en avoir parlé avec Monsieur Somavia, l'ouverture d'un site internet inclus dans celui de l'OIT et je propose que les travaux des rencontres d'Annecy soient mis en ligne sans tarder. Vous pourriez ainsi retrouver des articles, des références d'ouvrages, des analyses sur les thèmes qui nous réunissent. Il me paraîtrait également utile que les participants puissent rester en relation créant ainsi un niveau d'expertise et d'aide à la décision. A terme et avec le concours du BIT pourrait se constituer un pôle de connaissances et de réflexions pour ceux qui travaillent sur l'avenir.
Au fond, pour vous livrer le cur de mon ambition, j'aimerais que nous puissions parvenir, en prenant le temps, à un " Davos du social ", -et non à un " anti-Davos ", qui existe déjà-. " Davos social " sur un modèle à inventer, marqué par la rigueur, qui ouvre les débats que nous avons évoqués.
Je ne pense en effet pas que nous puissions laisser aux seuls experts et décideurs des institutions économiques et financières, malgré l'indispensable travail d'aide à la décision et d'expertise qu'ils fournissent, le droit de prédire ou de dicter l'avenir social, et de décider en fin de compte pour nous et sans nous.
Voilà pourquoi, Mesdames et Messieurs, nous mettons beaucoup d'espoir dans ces entretiens d'Annecy qui sont maintenant ouverts.
Je souhaite à présent pleine réussite aux travaux que le comité d'organisation va vous présenter maintenant plus en détail.
Je vous remercie.
(source http://www.social.gouv.fr, le 22 janvier 2001)