Tribune de M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire, dans "Le Journal du Dimanche" du 11 décembre 2005, sur le souvenir et l'enseignement de l'histoire coloniale, intitulée "Assumer toute notre histoire sans tomber dans la repentance systématique".

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Média : Le Journal du Dimanche

Texte intégral

Nous ne pouvons pas être indifférents aux mémoires meurtries qui se font actuellement entendre. Des mémoires d'hommes et de femmes qui continuent de souffrir de l'injustice et de l'inhumanité profonde d'une époque révolue de l'histoire du monde. Cette souffrance est légitime et nous devons la tenir en considération.
Le souvenir et l'enseignement de l'histoire coloniale comme celle de la période napoléonienne sont perçus par certains comme une menace, comme une atteinte à ces identités singulières. Cette inquiétude ne doit pas être mésestimée et appelle une attention particulière. Je comprends beaucoup moins, en revanche, la campagne polémique et les procès en sorcellerie lancés par la gauche et l'extrême gauche. Je ne crois pas qu'instrumentaliser la souffrance d'autrui soit la meilleure façon de lui témoigner de la considération. Mais je perçois bien l'intérêt que d'aucuns essaient d'en retirer.
Il est de notre responsabilité de chercher à comprendre les inquiétudes et les blessures de certains de nos compatriotes, en particulier outre-mer. Nous ne devons pas pour autant céder à la facilité d'une attitude qui ne serait que compassionnelle et qui reviendrait de ce fait du reste à relativiser toutes les douleurs et toutes les souffrances.
Le défi auquel nous sommes confrontés, nous Français, peuple à l'histoire millénaire, est redoutable : considérer et assumer tous les moments de cette longue histoire sans verser dans l'anachronisme.
La France doit être effectivement en mesure de rendre justice, par le souvenir, aux victimes et aux héros de son Histoire. C'est ce que nous avons fait à diverses reprises depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, notamment à travers la loi, expression de la volonté générale. Car s'il est vrai que le Parlement n'a pas à écrire l'Histoire, il a en revanche l'obligation de la connaître et de la regarder en face, ne serait-ce que pour éviter la répétition du mal. C'est ainsi, par exemple, que le législateur a qualifié en 2001 la traite et l'esclavage de « crime contre l'humanité », demandant à ce que les programmes scolaires et de recherche universitaire accordent à la traite négrière et à l'esclavage « la place conséquente qu'ils méritent » (article 2 de la loi du 10 mai 2001). C'est également ainsi qu'il a officiellement souhaité reconnaître l'existence du génocide arménien de 1915 et voulu se pencher, en 2005, sur le destin tragique des Harkis, ces supplétifs de l'armée française abandonnés à leur propre sort à la fin de la guerre. C'est ainsi encore que le législateur a décidé du transfert des cendres de Jean Jaurès et de Jean Moulin au Panthéon, afin d'honorer leur mémoire et de les ériger en exemples pour les générations futures.
A cet égard, je soutiens tout à fait l'initiative de confier à une mission pluraliste l'évaluation de l'action du Parlement dans les domaines de la mémoire et de l'Histoire. Je souhaite que ce travail permette la réconciliation de chacun avec notre histoire commune.
Car nous devons aussi apprendre à nous rassembler, par delà nos douleurs et nos craintes pour rechercher l'apaisement et regarder ensemble vers l'avenir. Il est essentiel pour la survie et l'unité de notre nation de savoir dépasser les blessures de l'Histoire. Comme le dit si justement Paul RICOEUR, « une société ne peut rester indéfiniment en colère avec elle-même ». A côté du devoir de mémoire, il y a donc place, selon moi, pour un véritable et salutaire devoir de réconciliation nationale comme internationale. Pardonner ce n'est pas oublier, c'est seulement admettre l'irréversibilité du passé en créant les conditions d'un avenir commun. Notre Nation sort renforcée lorsqu'elle sait, par l'intermédiaire du Président de la République, reconnaître au Vél'd'Hiv l'horreur de la participation de l'Etat français à la déportation des juifs. Mais elle s'affaiblit chaque fois qu'elle caricature injustement ses grands hommes.
Les mémoires singulières et les souffrances qu'elles véhiculent ne peuvent tenir lieu de clé de lecture univoque, donc forcément réductrice de l'Histoire. Or, depuis quelques jours, j'ai l'impression que nous assistons à une dérive préoccupante : tout semble bon désormais pour instruire le procès de la France et faire assaut d'auto dénigrement. Oui, la colonisation fait partie de notre histoire, mais elle appartient au passé, et il revient aux historiens de dire ce qu'elle a été. On assiste au développement en France chez certains individus et parfois même au sein de l'Etat à une tendance irrépressible à la repentance systématique. Quand on voit l'embarras occasionné par la commémoration de la victoire d'Austerlitz, tandis que la défaite de Trafalgar a donné lieu outre-manche à une célébration fastueuse, je ne peux m'empêcher de penser que notre société est menacée d'une funeste inclination au reniement de soi. Finira-t-on, un jour prochain, par s'excuser d'être Français ? Une nation qui ne s'aime pas ne risque pas d'être en mesure d'affronter l'avenir avec les meilleures chances, ni de résoudre ses problèmes d'intégration. La France est un grand pays, parce qu'elle a une grande histoire. Assumons-la sans complaisance mais aussi sans excès de repentance.
(Source http://www.u-m-p.org, le 12 décembre 2005)