Entretien de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, à France 2 le 16 février 2006, notamment sur le démantèlement du porte-avions Clémenceau en Inde, la grippe aviaire et la directive "Bolkestein" de libéralisation des services.

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Média : France 2

Texte intégral


Q - "Déroute des Indes" - "De piteuses odyssées" - La presse s'en donne à c?ur joie ce matin sur l'affaire du Clemenceau. L'opposition parle de camouflet, d'affaire d'Etat. Est-ce que ce n'est pas l'image de la France qui est écornée dans cette affaire également ?
R - A mon avis ce n'est pas l'image de la France. Le sujet, c'est : "comment fait-on aujourd'hui avec des centaines, plusieurs centaines de navires qui ont de l'amiante dans la coque et qui sont en train de rouiller au fond d'un port, qui sont coulés au fond ou qui sont démantelés ?"
Q - En tout cas, là on n'a pas su faire, à première vue.
R - Oui, mais ce n'est pas le sujet uniquement du Clemenceau, c'est un sujet qui est mondial. Alors, comment faire ?
Q - Il faut que toute la presse, tout le monde voie cette affaire du Clemenceau, cette ballade de trois mois en Inde etc.. Pour un pays, la France, qui se proclame en première ligne pour l'environnement?
R - Mais justement, à l'occasion du Clemenceau, la question qu'il faut se poser, plutôt que de faire mea culpa, c'est : "que faire ?" Et là, c'est plutôt un problème de santé publique. Le problème de l'amiante est devant nous; il y a des dizaines de milliers de personnes qui vont avoir des mésothéliomes, c'est-à-dire des cancers de la plèvre. Et pas uniquement d'ailleurs dus aux bateaux, mais aussi à des immeubles, à des bâtiments. Alors regardons les choses en face pour une fois, et pas uniquement vues de l'actualité, à quelques minutes. Oui, c'est le problème du droit social. C'est le problème du droit de la santé, c'est le problème du droit de l'environnement.
Q - Et dans le cas précis de ce bateau, qu'est-ce qu'il faut faire ?
R - Aujourd'hui, c'est très simple, le Clemenceau doit revenir dans des eaux françaises, en toute sécurité. Une contre-expertise doit être faite, pour savoir quel est le degré d'amiantage et ensuite bien sûr le démanteler. Mais démanteler le Clemenceau encore une fois, pardonnez-moi de vous le dire, c'est aussi démanteler les autres bateaux qui restent. Il n'y a pas que le Clemenceau, il n'y a pas que la France, il y a tous les pays du monde aujourd'hui que ce sujet concerne. C'est un sujet de santé publique, de droit social, et de droit d'environnement international.
Q - En tout cas une affaire qui a quand même été très mal gérée en France ?
R - C'est une affaire qui est mal gérée au niveau mondial aujourd'hui. Et arrêtons de ne pas en parler ! Il y a les normes, les trois normes, les trois droits dont je vous ai parlé, social, de la santé et de l'environnement, qu'il faut aujourd'hui faire respecter dans le monde et pas uniquement dans les eaux françaises.
Q - Alors cette décision est prise à la veille du voyage en Inde du président de la République, auquel vous participez également. Cela fera en tout cas un contentieux en moins. Il y en a un deuxième, c'est celui de l'affaire Mittal, puisque Lakshmi Mittal est indien. Et là aussi les Indiens ont mal pris les réticences françaises, même l'opposition française, à cette OPA sur Arcelor.
R - Nous n'avons qu'un objectif, c'est sauver les 30.000 salariés d'Arcelor qui sont en France.
Q - Donc vous expliquerez que l'OPA de Mittal n'est pas forcément la meilleure solution ?
R - Il n'y a que trois sujets. Premièrement, le problème du projet industriel. Lorsque l'on fait une OPA, la moindre des choses est de présenter le projet industriel. La France a gagné là-dessus, d'ailleurs, puisque Mittal va présenter aux partenaires institutionnels européens son projet industriel. Pour l'instant, il n'est pas clair.
Le deuxième sujet, c'est un projet social. C'est à dire combien de licenciements ou pas de licenciements. Ou combien même d'emplois créés.
Et enfin, troisièmement, c'est le sujet le plus important pour moi : quelle est la stratégie industrielle de l'acier européen. Pourquoi l'Europe ne devient pas elle-même un continent où il y a un géant de l'acier ? Il faut que nous ayons cette réflexion. Je crois que la grande considération de la Commission européenne au sujet de la concurrence comme M. Monti le faisait à l'époque, cela c'est du passé, il faut être ambitieux pour l'Europe et trouver des emplois ici, y compris pour l'acier.
Q - On revient en Europe, avec le dossier de la grippe aviaire. La France a donc décidé le confinement des volailles. Mais est-ce que ce n'est pas un dossier qui doit être traité justement au niveau européen, même au niveau international, puisque les oiseaux ne connaissent pas les frontières par définition ?
R - Je crois que le dossier est parfaitement traité par M. Bussereau, par M. Bertrand dans le domaine de la santé. Permettez-moi de dire que le problème de la grippe aviaire aujourd'hui, il n'est pas virtuel, il est réel dans certains pays du monde. Et il ne faut pas avoir un petit esprit, il ne faut pas être étriqué aujourd'hui et surtout égoïste. Parce que si on ne regarde pas ce qui se passe en Afrique aujourd'hui, en particulier au Nigeria mais aussi dans les pays voisins, Bénin, Niger..., c'est effrayant car il y a plus d'un mois que l'on sait qu'il y a des batteries de poulet qui sont touchées, infectées au Nigeria. Cela fait un mois qu'on ne le dit pas. Cela fait un mois que l'on aurait pu commencer la vaccination des oiseaux et aussi l'élimination des oiseaux infectés.
Alors, on me dit "l'Afrique, c'est très compliqué, on ne va pas y arriver, ils sont déjà particulièrement touchés." Oui mais l'OAA/FAO, l'Organisation internationale des épizooties, l'Organisation mondiale de la Santé, le Programme alimentaire mondial, eux, ont des spécialistes. Ils n'ont pas que des hommes politiques, ils ont des scientifiques, des virologues, des épidémiologistes. Il faut aussi que nous soyons là, c'est ce que le Premier ministre, j'en suis sûr, fera avec les autres pays européens.
Il faut que nous soyons présents également sur le plan international. Vous savez, un des grands sujets de politique internationale aujourd'hui, c'est la santé et le développement. Et si on ne s'occupe pas dans les pays pauvres de la santé et du développement, non seulement c'est éthiquement et moralement scandaleux pour eux, mais surtout c'est idiot et c'est bête pour nous parce que cela revient avec les oiseaux migrateurs au mois de mars et au mois d'avril.
Q - Le dossier Bolkestein, c'est aujourd'hui que le Parlement doit voter. Il y a un compromis qui a été présenté entre le groupe PPE et le groupe PSE, qui supprime cette idée de principe du droit d'origine. Il faut que ce soit voté ?
R - Pardon de vous dire directement, à mon avis ce n'est plus la directive Bolkestein, elle n'a plus rien à voir.
Q - Elle a été remaniée, elle a été corrigée.
R - Oui, mais, pourquoi a-t-elle été remaniée ? Parce qu'il n'y a plus le problème du "plombier polonais", c'est fini. Ce qui est important maintenant, c'est le droit social du pays d'accueil, la France.
Q - C'est un bon compromis, il faut le voter ?
R - Alors premièrement cela. Deuxièmement, on a retiré de la directive tout ce qui est santé, cliniques privées, hôpitaux publics, tout ce qui est audiovisuel, culture, transport, éducation. Cela, la France le voulait, nous avons gagné, le Premier ministre, Dominique de Villepin, a gagné là-dessus.
Attention, il reste aussi que ce pays, nous, la France, est un des géants mondiaux dans le domaine des services. Dans le domaine de l'eau, de la grande distribution, nous sommes dans les meilleurs au monde. Alors arrêtons d'avoir peur des autres ! Ce n'est pas avec des barrières, avec de la protection, que ce pays va y arriver. Au contraire. Arrêtons le "déclinisme" ! Nous sommes dans les meilleurs au monde pour la distribution, pour l'eau, pour le reste, pour les services. 75 % des investissements français, ce sont les services. Alors, oui, profitons d'une directive comme celle-là pour aller conquérir le monde aussi, parce que c'est de l'emploi à la sortie pour la France.
Q - Autre dossier pour le ministre des Affaires étrangères que vous êtes, l'Iran, qui a repris l'enrichissement de son uranium, avec le risque que cela aille vers le nucléaire, vers un programme nucléaire militaire. Que faire, que peut faire la communauté internationale ?
R - Aujourd'hui, c'est très simple, aucun programme nucléaire civil ne peut expliquer le programme nucléaire iranien. Donc, c'est un programme nucléaire iranien militaire clandestin.
Q - Alors qu'est-ce qu'on fait ?
R - C'est simple, la communauté internationale a d'abord envoyé un message très ferme, en disant aux Iraniens : "Revenez à la raison, suspendez toute activité nucléaire et l'enrichissement d'uranium, et la conversion d'uranium" et ils ne nous écoutent pas. C'est la raison pour laquelle, pour la première fois depuis quelques jours, la communauté internationale est unie. Il y a non seulement les Européens derrière la France, l'Allemagne et les Britanniques, mais il y aussi la Russie et la Chine. Et cette union de la communauté internationale a décidé de saisir le Conseil de sécurité des Nations unies, auquel sera transmis le rapport de M. El Baradeï, le directeur de l'Agence internationale de l'Energie atomique, début mars. A partir de là c'est au Conseil de sécurité, et à lui seul, de dire ce qu'il entend faire, quels moyens il entend se donner pour arrêter, pour gérer, pour mettre fin à cette crise terrible de la prolifération nucléaire due à l'Iran de manière unilatérale.
Q - Un mot sur le Proche-Orient, Israël menace de couper les ponts, tout simplement, avec les Palestiniens, depuis l'arrivée au pouvoir du Hamas. Moscou au contraire invite le Hamas. Quelle est la bonne position ? Que pensent la France et l'Europe ?
R - Le Hamas est devant une décision historique. Les Russes ont mis le Hamas devant leurs responsabilités. Nous disons au Hamas : "Reconnaissez Israël, reconnaissez les accords entre Israël et l'OLP. Et puis, surtout, dites explicitement, publiquement, que vous allez arrêter avec la violence, alors nous pourrons entamer un débat." Nous faisons confiance à Mahmoud Abbas. Mahmoud Abbas et Ariel Sharon à l'époque, mais aussi aujourd'hui Ehoud Olmert sont des gens qui ont confiance les uns en les autres. Le moment est historique, il faut que nous passions de la violence au dialogue. Il faut arrêter avec cette violence et cette haine. Le respect de l'autre, c'est la seule condition. A mon avis, nous sommes très prêts de cela, à une condition, c'est que le Hamas rentre dans le processus politique et arrête et renonce à la violence.
Q - Philippe Douste-Blazy, merci, bonne journée, bon voyage en Inde et en Thaïlande puisque vous partez tout à l'heure avec le président de la République. Pour ceux qui s'intéressent en particulier aux affaires étrangères, il y a le site du ministère : diplomatie.gouv.fr.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 février 2006