Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur le bilan de la présidence française de l'Union européenne, notamment en matière de réforme des institutions communautaires, Yaoundé le 16 janvier 2001.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Réunion ministèrielle le 16 à l'occasion de la 21ème conférence des chefs d'Etat d'Afrique et de France du 17 au 20 janvier 2001 à Yaoundé (Cameroun)

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Chers Collègues, Chers Amis,
Je suis heureux d'être parmi vous et je remercie les organisateurs de cette réunion d'avoir adapté certains horaires de façon à me faciliter la possibilité de m'exprimer vous devant sur des sujets qui sont importants pour nous en ce moment, dont Charles Josselin vous a déjà parlé brièvement ce matin et dont je vais développer certains autres points. Je veux parler de l'Europe. Je crois que c'est important que nous puissions partager ensemble une analyse la plus exacte possible de la situation dans laquelle se trouve aujourd'hui l'Europe après la Présidence française de l'Union qui a duré pendant six mois et après le Conseil européen de Nice.
Je suis venu vous donner quelques indications sur ce sujet, qui me paraît très directement lié à votre réflexion sur la mondialisation au cours des prochaines années. Chaque fois que l'on se demande si le monde doit être unipolaire ou multipolaire, quelle va être la nature des relations internationales dans le monde de demain, quelle sera la capacité de l'Europe à proposer de nouvelles règles plus équitables pour le monde, cela nous ramène à la question de savoir comment cette Europe va se développer, comment elle va marcher et c'est à ce sujet que je suis venu me livrer à quelques réflexions devant vous. Je voudrais faire un tout petit retour en arrière parce que je sais que beaucoup d'entre vous depuis des années se posent la question de savoir s'il n'y pas eu de la part d'un certain nombre d'Européens une sorte d'abandon, une sorte de modification du regard, l'Europe n'ayant été préoccupée ces dernières années que de son élargissement. Je voudrais redire devant vous qu'il n'y a pas de contradiction historique entre le fait que l'Union européenne s'occupe d'intégrer les pays démocratiques d'Europe - ce qui est conforme à sa charte fondatrice, le Traité de Rome de 1957 qui dit bien que tout pays démocratique d'Europe a vocation à entrer dans l'Union européenne et c'est une sorte de devoir que nous nous sommes fixés nous-mêmes depuis plusieurs décennies - et l'engagement de l'Union européenne par rapport au reste du monde, à commencer par l'Afrique où nous avons une amitié, un partenariat, une fraternité tout à fait ancienne. Même si cet engagement est amené à être profondément modifié dans ses méthodes, son esprit doit demeurer.
Il ne faut donc pas éprouver d'inquiétude parce que l'Europe - c'est vrai - a du consacrer ces dernières années beaucoup de temps, beaucoup d'énergie, beaucoup de réunions, beaucoup de négociations, à savoir comment elle allait pouvoir s'élargir. Nous, Français, nous avons beaucoup insisté ces dernières années auprès de nos partenaires pour que toute cette période d'élargissement soit traitée avec sérieux. Pourquoi ? Tout simplement parce que nous restons fidèles à l'idée que l'Europe doit devenir une puissance, une puissance utile au monde, utile à la paix, utile au développement dans le monde, utile naturellement pour les citoyens européens. Mais si nous voulons qu'elle puisse continuer à se renforcer en tant que puissance il faut réussir notre élargissement, c'est-à-dire notamment régler nos problèmes de fonctionnement et d'institutions. Cela ne veut pas dire que l'on s'intéresse moins aux autres problèmes du monde, ça veut dire que ce bon fonctionnement de l'Union européenne est une condition du reste. Dans le passé nous avons eu à gérer des élargissements limités, pour passer de 6 à 9, de 9 à 10, de 10 à 12 et de 12 à 15. Même si déjà, dans l'Europe à Quinze c'est devenu assez compliqué - chacun d'entre vous le sait - les Européens ont devant eux une échéance historique beaucoup plus grande, le passage de l'Europe de 15 à 27. Puisque nous avons 12 candidats et d'autres pays européens qui ne sont pas encore candidats mais qui, potentiellement, pourraient le devenir. On peut bien imaginer l'Union européenne allant un jour jusqu'à 35 membres. Cette perspective nous obligeait à repenser le fonctionnement de nos institutions pour faciliter la prise de décision, et vous savez bien que lorsque l'on a à travailler sur la question de l'unité africaine, même animé par une ambition commune, plus on est nombreux plus c'est compliqué. Il faut donc s'adapter, et s'organiser.
Cette tentative d'amélioration institutionnelle a déjà eu lieu il y a quelques années, en 1996 et 1997. Elle avait échoué à Amsterdam, les 15 n'ayant pas réussi à trouver la solution aux différents problèmes institutionnels comme le poids de chaque pays dans la prise de décision. Nous avons à l'époque dit à nos partenaires il faut absolument réformer nos institutions avant le grand élargissement, sinon l'Europe - qui est tellement importante pour le monde d'aujourd'hui - va s'affaiblir, se paralyser. En 1997 il n'y avait que trois pays qui pensaient ainsi : l'Italie, la Belgique et la France ; c'est vous dire qu'il y avait douze pays qui pensaient que l'Europe pouvait procéder à un grand élargissement sans améliorer ses institutions. Cela montre bien que lorsque la France met en avant l'idée que l'Europe doit être une puissance efficace, ce n'est pas le point de vue automatique de nos partenaires. Il faut travailler, il faut convaincre. Nous les avons convaincus puisque les autres partenaires ont finalement accepté de refaire ce que nous appelons une Conférence intergouvernementale pour négocier sur les problèmes qui n'avaient pas été réglés à Amsterdam : augmentation du nombre de sujets sur lesquels nous votons au sein de l'Europe à la majorité qualifiée et non pas à l'unanimité, modification - deuxième point lié au premier - des droits de vote de chaque pays. Il faut que vous sachiez que les droits de vote au sein de l'Union européenne sont extraordinairement favorables aux petits pays, l'écart des populations dans l'Union européenne est de un à 200 entre le pays le moins peuplé et le pays le plus peuplé. L'écart des votes était de 1 à 5. Ce système est extraordinairement favorable aux petits pays. Nous ne demandions pas de passer à un vote proportionnel - ce n'est pas l'esprit de la construction européenne - mais nous voulions que l'on modifie les droits de vote de façon à ce que la représentativité des quatre principaux pays de l'Union européenne soit quand même moins sous-évaluée. Il était évident à l'avance que c'était une discussion indispensable mais difficile. Pourquoi indispensable ? Si nous n'avions pas eu cette discussion, et bien nous risquerions d'avoir dans l'Europe élargie des décisions adoptées par une majorité de pays représentant moins de 20 % de la population. Cette situation, même en terme de démocratie, devenait absurde et il fallait donc corriger un peu les choses. Un peu corriger, pas trop. Voilà donc c'était ça le problème qui était en discussion.
D'autre part nous avions proposé, nous Français - c'était une proposition du président de la République il y a déjà plusieurs années - de limiter la taille de la Commission. Vous connaissez tous la Commission européenne, vous la fréquentez, c'est un partenaire pour vous. Vous avez constaté au fil des années qu'elle est devenue très nombreuse, peut-être trop et que si ça continue le risque est qu'elle devienne un organisme trop lourd, trop bureaucratique, pas assez efficace. Nous avons donc fait, dans l'intérêt de l'Europe, des propositions de plafonnement. Ces sujets n'avaient pas pu être réglés à Amsterdam. Et les Quinze en 1997
- juste avant l'arrivée du gouvernement auquel Charles Josselin et moi-même appartenons - avaient du constater que l'accord n'était pas possible. Nous avons donc remis sur la table ces questions. Nous avons ajouté un 4ème sujet les "coopérations renforcées" qui concerne la possibilité pour un groupe de pays moins nombreux que les 15 - 7 ou 8 par exemple - de mener une politique allant plus loin sans attendre que tout le monde soit d'accord. C'est pour donner une souplesse, une possibilité d'ambition supplémentaire à l'Union européenne. Et nous avons discuté, là-dessus. Et comme c'était nous qui avions convaincu nos partenaires de l'importance de cette réforme avant l'élargissement, nos partenaires nous ont dit aimablement que l'on allait conclure cette négociation sous la présidence française, ce qui est un cadeau disons, ambivalent, parce qu'il était clair à l'avance - tout le monde le savait en Europe - que la discussion au dernier moment, dans la dernière nuit, serait dure. C'est comme toutes les répartitions de pouvoir, chacun de vous connaît ça. On savait donc à l'avance que ce serait difficile. Enfin, nous avons accepté dans un esprit de bonne camaraderie européenne de nous charger de cette conférence intergouvernementale et surtout de sa conclusion.
Nous avons travaillé d'arrache-pied pendant cette présidence. Nous avons eu l'occasion de calculer avec Pierre Moscovici, qu'il y avait eu environ 340 heures de négociations, à différents niveaux élevés, mais les problèmes n'avaient pas pu être résolus avant le Conseil européen de Nice parce que, évidemment au bout du compte, ce sont des choses qui se tranchent au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement. Mais dans le même temps, pendant la présidence française, nous avons obtenu énormément de résultats, indépendamment de la question institutionnelle. Nous avons réglé 10 à 15 problèmes importants pour l'Europe qui dans certains cas n'étaient pas réglés depuis très longtemps. Par exemple, nous nous sommes mis d'accord sur les statuts d'une société européenne commune pour les entreprises, pour les affaires. Ce problème était en discussion depuis 32 ans. Nous l'avons réglé. Nous avions une négociation sur la fiscalité de l'épargne qui était bloquée depuis 3 ans et demi. Nous l'avons réglée. Il y avait la question d'une charte des valeurs fondamentales de l'Europe, qui a un grand sens politique sur le plan des idées et des valeurs. Elle a été proclamée. Nous n'avions jamais réussi à adopter ensemble, nous les quinze, un programme social. Nous avons un agenda social, etc, etc. Nous avons fait des progrès énormes en matière de sécurité maritime et de sécurité alimentaire. Charles Josselin - il vous en a dit un mot ce matin - a réussi, au sein du Conseil du Développement, à faire reformuler la politique de développement de l'Union européenne, pour qu'elle soit la plus efficace possible, la plus adaptée aux réalités de l'Afrique d'aujourd'hui de façon à ce que l'on dépasse cette opposition artificielle et stérile entre les différentes politiques d'aide au développement. Entre la politique française que vous connaissez bien et la politique européenne, il n'y a pas opposition mais complémentarité. Toute la politique de développement a été repensée, refondée. D'autre part nous avons avancé en ce qui concerne les décisions pour la mise en uvre de la convention de Cotonou. Je prends le cas particulier du sujet de développement qui vous intéresse beaucoup mais nous avons eu beaucoup d'avancées dans beaucoup de domaines.
Il n'empêche que, en Europe, l'attention des médias et de l'opinion était concentrée en priorité sur la question des institutions. Cette discussion à Nice était comme prévu difficile mais a permis d'aboutir. Je ne dis pas que c'est grâce à la seule présidence française, parce que c'est un effort des Quinze. Mais là où les Quinze avaient échoué trois ans et demi plus tôt, ils ont réussi à Nice à trouver des solutions. Ce sont donc des résultats substantiels.
Nous allons donc désormais nous concentrer sur un certain nombre d'autres sujets, c'est-à-dire la mise en uvre et la mise en place de l'euro, l'an prochain. Nous allons poursuivre la mise en uvre de la capacité européenne de défense, cette défense européenne qui pourra être très utile pour certaines opérations de maintien de la paix, dans le cadre de ce qui pourrait être décidé par le Conseil de sécurité. Nous avons fait des progrès énormes en deux ans. Nous allons continuer à travailler pour élaborer une vision commune dans le cadre de la politique étrangère commune de l'Europe, pas par des procédures artificielles, ou bureaucratiques mais en travaillant beaucoup entre nous pour faire surgir une conception commune. Je vous parlais par exemple de ce que Charles Josselin avait obtenu dans le Conseil développement. Vous savez tous très bien que le degré d'intérêt au sein de l'Europe des Quinze pour le développement en général, pour l'Afrique en particulier le degré d'intérêt, est très inégal. C'est un euphémisme, il y a des pays pour qui c'est fondamental - nous en faisons partie - et des pays pour lesquels, c'est marginal. A force de discuter, à force de travailler ensemble, je crois que nous sommes en train de créer une conception commune de la politique européenne de développement, même dans les pays qui étaient le moins motivés. Sur d'autres sujets, comme le Proche-Orient, qui a toujours été un sujet très sensible, très difficile, qui a toujours opposé les sensibilités des Européens entre eux, petit à petit, étape après étape, nous arrivons à faire converger les mentalités et les analyses. C'est un travail de longue haleine, vous savez bien que cela ne se décide pas par décret, mais nous y travaillons et nous allons continuer.
Je termine en disant que notre objectif - vous l'avez bien compris à travers ce que je vous ai dit sur tout ce que nous avons fait avant la négociation de Nice, pendant Nice et ce que nous voulons faire maintenant - est que l'Union européenne soit un grand acteur utile dans le monde de la globalisation. Nous sommes, nous Français, très engagés dans cette affaire. Nous souhaitons que le monde de demain ne soit pas unipolaire mais multipolaire, nous souhaitons que le monde ne soit pas uniforme mais un monde de diversité culturelle, linguistique, de diversité d'expressions et d'identités. Nous souhaitons que l'économie de marché puisse donner tous ses meilleurs résultats possibles, c'est-à-dire l'enrichissement, mais que l'enrichissement soit équitable et justement réparti et si nous sommes pour l'économie marché, nous ne sommes pas favorables à la société de marché parce que là il me semble qu'il y a des réflexes humains, sociaux, culturels qui doivent conduire à d'autres types de règles. Nous sommes naturellement très engagés dans le travail de démocratisation de tous les pays du monde qui ne sont pas encore dans une démocratie suffisamment satisfaisante. Et je dirais que personne ne l'est jamais car rien n'est jamais parfait, même dans les pays qui sont démocratiques depuis longtemps mais nous voulons que ce travail d'aide à la démocratisation se fasse de façon ambitieuse mais amicale, qu'il soit constructif, qu'il soit intelligent, qu'il tienne compte des leçons du passé et de la situation d'aujourd'hui, et qu'en même temps, ce ne soit jamais un prétexte pour baisser les bras et pour s'arrêter et pour ne pas continuer. Donc nous souhaitons aller de l'avant dans cet esprit et pour nous l'Union européenne doit être un moteur, un moteur amical, fraternel, exigeant mais un moteur utile pour tout le monde.
Nous souhaitons enfin qu'existent dans ce monde de la globalisation, tous les éléments de la démocratie. Je veux dire par là que dans les relations internationales d'aujourd'hui, il y a de nombreux intervenants et pas seulement les Etats. Il y a les Etats, mais il y a aussi les grandes entreprises dont la puissance est colossale, les médias, il va y avoir la justice internationale - et c'est un progrès - il y a aussi les organisations non gouvernementales, tous ont leur place. Je souligne simplement que les pouvoirs publics, les gouvernements qui représentent les populations doivent garder un rôle essentiel ; ils sont les seuls à avoir une légitimité complète. Même s'ils doivent coopérer toujours avec les autres intervenants, c'est à eux qu'il doit revenir en dernier ressort de faire des choix collectifs démocratiquement et de faire des choix à long terme pour le devenir des sociétés. Donc coopération, ouverture, partenariat, mais dans le respect du rôle fondamental de chacun. Il est très important que dans cette mondialisation qui se développe, les principes démocratiques fondamentaux soient respectés et que chaque citoyen dans chaque pays, en Afrique, en Europe ou ailleurs, puisse être convaincus, que par son vote, il a une influence qu'il exerce sur les décisions collectives qui sont prises.
S'agissant de l'Europe, je conclus en rappelant ce que nous en attendons : une Europe utile au monde et une Europe qui restera bien sûr un grand partenaire de l'Afrique.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 janvier 2001)