Interview de M. Thierry Breton, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, à "BFM" le 6 février 2006, sur l'OPA lancée par la société indienne Mittal Steel sur l'entreprise sidérurgique Arcelor.

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Média : BFM

Texte intégral

Q- On va tout de suite commencer par parler d'Arcelor. On n'a pas bien compris, il faut vous le dire, ce qui s'est passé la semaine dernière. Lundi dernier très exactement, cette affaire Mittal- Arcelor était une injure à la grammaire des affaires, aviez-vous
dit...
R- Injure ? Non, "injure", c'est un peu violent !
Q- "Injure" est un peu violent, ah bon... En tout cas une entorse ? cela vous va "entorse" ? - à la grammaire des affaires ; vendredi c'est devenu la marche normale des affaires.
R- Non, absolument pas ! D'abord, merci de m'inviter pour pouvoir vous redire que depuis le début de cette affaire, la position du Gouvernement n'a pas varié d'un iota. Du reste, c'est peut-être la première fois que nous avons un gouvernement qui est aussi homogène sur une affaire de cette nature. Reprenons les faits, si vous voulez bien.
Q- Allons-y.
R- Vendredi, nous apprenons que la société Mittal Steel a l'intention de lancer une OPA hostile sur Arcelor. Dimanche, le conseil d'administration d'Arcelor se réunit et décrète, effectivement, cette offre hostile. Moi-même, sans attendre, qu'ai-je fait ? J'ai d'abord reçu le président d'Arcelor samedi ; il m'a expliqué, effectivement, qu'il n'y avait pas eu de contacts préalables et que cette offre était très hostile. Lundi, je reçois le président de Mittal Steel qui me confirme qu'effectivement, il y a eu très peu de contacts préalables et que le projet industriel n'est pas encore prêt - parce que je le lui ai demandé et je ne l'ai pas -, que le projet d'intégration des cultures n'est pas prêt, que le projet de gouvernance des sociétés qui sera issu n'est pas prêt. Bon, très bien. Je dis de façon extrêmement claire, dans le cadre d'une interview, dans Les Echos, la position du Gouvernement français, qui est une position extrêmement ferme. Nous sommes très préoccupés par la façon dont cette offre a été initiée et nous allons la suivre avec la plus grande attention. Et je répète, du reste - vous ne l'avez pas entendu mais je le répète - qu'in fine, ils ne faisons pas injures au ministre de l'Economie, ce sont les actionnaires qui décideront. Et on dit cela toute la semaine. Il se trouve que mercredi, alors que reçois, bien entendu et à sa demande, avec le président de la République, le Premier ministre luxembourgeois, je ne peux pas être à l'Assemblée pour répondre aux questions, c'est F. Loos qui répond et son intervention est mal comprise sur un point, puisqu'on a l'impression qu'on va durcir encore la position du Gouvernement.
Q- Ah oui, très clairement !
R- Et donc, je redis le lendemain matin exactement, mot pour mot, ce que j'avais dit le lundi et on dit : "Tiens, le Gouvernement recule !?. Non,non, non ! Soyons clair : sur cette affaire, je le redis depuis le début, il n'y a pas de changement d'un iota de la position du Gouvernement. Je le redis encore, du reste, vous voyez, avec la même fermeté aujourd'hui. Nous sommes préoccupés par cette affaire, nous la suivons
avec la plus grande vigilance et nous laisserons pas faire n'importe quoi, c'est tout.
Q- Est-ce que vous êtes contre l'OPA de Mittal ?
R- Mais non, et je l'ai redit !
Q- F. Loos est venu dire à l'Assemblée nationale [inaud]...
R- Non, restons sereins ! Je l'ai redit et j'ai estimé qu'il était de mon devoir de maintenir la ligne gouvernementale très stricte, conformément à ce que m'a demandé le Premier ministre. On n'est pas ni pour ni contre, on est très vigilants, un point c'est tout. Je n'ai cessé de le dire depuis le début, je le redis encore ce matin, et que cela plaise ou non, je continuerais à le dire jusqu'au bout, et ça va durer de longs mois.
Q- Reste que, il y a eu à la fin de la semaine dernière, avant votre intervention de vendredi matin, il commençait à y avoir un climat détestable autour de cette affaire. Vous êtes d'accord ?
R- Non, pas du tout d'accord.
Q- Non ?
R- Non, pas du tout, absolument pas ! Non, un climat, encore une fois, de grande vigilance...
Q- ...Les Anglais ont commencé à parler de xénophobie.
R- Non !
Q- Pour la marche des affaires même, en France, on voit que BNP a fait une énorme opération en Italie...
R- ...Amicale.
Q- ...Amicale, absolument. Mais s'il y avait eu un climat comme ça, aussi tendu autour des affaires en France, cela aurait peut-être rendu les choses plus difficiles.
R- Non, je ne crois pas. Je crois, encore une fois, que nous sommes extrêmement mobilisés, attentifs, mais très sereins dans notre comportement. Parallèlement à ce qui a pu se passer dans d'autres affaires, la ligne du Gouvernement est extrêmement rigoureuse et professionnelle. Du reste, vous me dites qu'il y un climat détestable ;moi, je ne dis pas qu'il y a un climat détestable.
Q- Il y a eu, les choses se sont calmées.
R- Mais qu'est-ce que c'est un climat détestable ? Renversons, c'est moi qui vais vous interviewer : c'est quoi un climat détestable ? Racontez-nous.
Q- Climat détestable, c'est à partir du moment où G. Dollé, qu'on sent soutenu par le Gouvernement, parle non plus d'un "industriel" mais d' "une famille d'Indiens". Climat détestable, c'est à partir du moment où l'on ne s'interroge plus sur les projets mais sur la nationalité de celui qui avance ses projets. Vous êtes d'accord avec moi, vous êtes chef d'entreprise international, T. Breton, vous l'avez été...
R- Non, je suis ministre de l'Economie et des Finances du Gouvernement français.
Q- Cela ne se passe pas comme ça, cela ne doit pas se passer comme ça !
R- Qu'ai-je dit jeudi matin ? J'ai rappelé tout le monde à la raison dans cette affaire. Je suis donc là pour être le gardien des procédures. Et quand je rappelle tout le monde a raison - je dis bien tout le monde. Il s'agit pas, encore une fois, vous avez peut-être compris que c'était le Gouvernement, vous avez mal compris : je rappelle tout le monde à la raison. Il y a un sujet qui est un sujet sérieux, qui concerne une entreprise qui a beaucoup d'activités en France, je suis donc légitimement préoccupé et mobilisé. C'est tellement vrai que j'ai écrit ce matin une grande tribune dans le Financial Times - il est assez rare qu'un ministre français s'exprime dans le Financial Times ? pour expliquer précisément la ligne du Gouvernement français depuis le début de cette affaire. Je dis qu'il ne faut pas s'offusquer que la partie prenante non actionnaire que nous sommes, qu'on appelle "les stokes holders" - nous sommes un stokes holder important ; les parties prenantes, ce sont les salariés, les syndicats, les clients, les environnements dans lesquels les entreprises opèrent, les gouvernements des Etats où elles opèrent, ce sont des parties prenants non actionnaires, les stokes holders -, je suis donc une partie prenante importante, et j'estime que c'est ma légitimité et mon devoir de m'exprimer et je le dis dans le Financial Times. Je dis du reste, par ailleurs, qu'il ne faut pas s'offusquer que des gouvernements qui ont des opérations importantes sur leur territoire prennent position sur la façon dont se déroulent, notamment, les OPA hostiles lorsque celles-ci peuvent avoir un effet, y compris un effet négatif - si jamais ça ne se passe pas bien - sur leur territoire. C'est la raison pour laquelle je comprends parfaitement que le gouvernement britannique - après, du reste, avoir trahi un peu la position française - se rallie à sa position en indiquant vendredi qu'il allait suivre, comme je l'ai dit, exactement avec les mots - vous ne le croirez pas mais c'est la vérité -, que lorsque Gazprom...
Q- Vous pensez aussi que J. Chirac va à la fin du mois en Inde, et qu'il fallait absolument calmer les choses.
R- Ce n'est pas vrai, ne mélangez pas tout, vous êtes une radio sérieuse, ne mélangez pas tout ! Je finis sur Centrica ! je dis donc que le gouvernement britannique a exprimé ses plus vives préoccupations ? en anglais, ?With a robust scrutiny? - c'est-à-dire que c'est très fort, en étant - c'est exactement, ce que j'ai dit - très attentif à ce qui allait se passer de Gazprom sur Centrica. Pour le reste, il ne s'agit absolument, ni de près ni de loin - et je le dis avec la plus grande fermeté et sérénité - de l'Inde dans cette affaire. Nous avons une société qui est une société de droit luxembourgeois, qui est victime d'une OPA inamicale par une société de droit néerlandais, un point c'est tout. L'Inde n'a rien à voir dans cette affaire ! Et moi, je suis dans mon rôle de ministre de l'Economie et des Finances, que cela plaise ou que cela ne plaise pas, pour suivre jusqu'au bout cette affaire avec la plus grande attention, et je dirai ce que je vois, et je préviendrai les actionnaires qui auront, à la fin, à se décider si j'estime qu'il y a des éléments qui sont peut-être bizarres, peut-être pas normaux. J'estime que ce n'est pas normal - et je le dis - d'avoir aujourd'hui une opération de cette envergure sans avoir, pour l'instant, de projet industriel. C'est donc aujourd'hui une opération financière.
Q- Je voudrais revenir là-dessus très précisément : quand vous avez reçu L. Mittal, vous lui avez demandé - je voudrais savoir comment ça s'est passé vraiment - : "votre projet industriel, lequel est-il ?", et il vous a répondu : "It is not ready yet?, il n'est pas encore prêt ?
R- Je lui ai dit : "j'aimerais bien savoir quel est le projet industriel, quel est le projet d'intégration des cultures - ce qui est fondamental dans une entreprise - et puis, quel votre projet de gouvernance". Il m'a dit qu'il viendrait me revoir pour me le donner, donc je ne l'ai pas. Cela pause une question : à partir du moment où on lance une opération de cette nature, un conseil d'administration d'entreprise doit décider sur le projet, alors je lui ai dit : "Mais de deux choses l'une : ou bien il n'y a pas de projet ou bien vous ne voulez pas me le donner". Il m'a dit, "non, c'est vrai que cette opération a été lancée rapidement", parce qu'il avait peur des fuites. Je me dois de le dire pour informer les actionnaires d'Arcelor, un point c'est tout, ni plus ni moins.
Q- Le problème c'est que vous êtes désarmé...
R- Pas du tout ! Vous me trouvez désarmé ?
Q- Non.
R- pas du tout !
Q- Mais cette offensive, la puissance publique a mis 100 milliards dans cette entreprise, il ne lui reste pas une action !
R- Pas du tout ! Encore une fois, il faut apprendre, au XXIème siècle, ce que j'appelle "la grammaire des affaires", "la grammaire du monde économique moderne". Au XXIème siècle, il faudra maintenant vivre avec le fait que les stokes holders, les parties prenantes ont leur mot à dire, et croyez-moi, ils ne sont pas désarmés. Demain, je suis à New York, je m'exprimerai devant la communauté des affaires et devant les journalistes financiers pour leur expliquer la position du Gouvernement français. Elle est rigoureuse, elle n'a pas varié d'un iota mais elle est ferme.
Source: premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 7 février 2006