Déclaration de M. Lionel Jospin, Premier ministre, sur les priorités du gouvernement en matière de croissance et d'emploi, sur la coopération économique européenne et les réformes, Paris le 21 janvier 1999.

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Circonstance : Forum de l'Expansion à Paris le 21 janvier 1999 sur le thème "Croissance ou récession ?"

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
Il y a un an, alors que la crise financière s'étendait en Asie, nous étions " En route vers l'euro " -c'était là le thème de votre forum annuel. Depuis, le passage à l'euro s'est effectué avec méthode, aux échéances prévues, et dans la sérénité. Aujourd'hui, je suis heureux de participer de nouveau à votre forum et tiens à vous remercier de votre invitation. Vous avez choisi un thème -" Croissance ou récession ? "- qui traduit sans doute les incertitudes qui pèsent, aux yeux de certains, sur l'année 1999, mais qui me semble réducteur. En effet, s'il est légitime de s'interroger sur la vigueur de la croissance, l'hypothèse d'une récession n'est heureusement pas, en tout cas en France, à l'ordre du jour. Gouverner, certes c'est prévoir. Mais c'est surtout choisir -et agir. C'est pourquoi, en écho à votre interrogation, je voudrais vous indiquer que l'action du Gouvernement, pour l'année qui s'ouvre, tient en trois mots : (I) Croissance,
(II) Europe, (III) Réformes.
I - D'abord, la croissance.
A. La priorité restera, cette année, à la croissance et à l'emploi.
Face à une économie mondiale qui a connu un sensible ralentissement, nous avons bien fait de privilégier, depuis 19 mois, la demande intérieure. En favorisant la création d'emplois et l'augmentation du pouvoir d'achat, nous avons permis que la consommation redémarre, engendrant la reprise de l'investissement et de l'activité économique, en un cercle vertueux -et autonome. En 1998, la croissance a été supérieure à 3 %, le pouvoir d'achat des ménages a progressé de 3,4 %, leur consommation a augmenté de 3,6 %, l'investissement des entreprises de 6 %, environ 390000 emplois ont été créés dans l'ensemble de l'économie et le chômage a reculé sensiblement. Pour la France, il s'agit là des meilleurs résultats de la décennie.
Il n'est pas question de relâcher nos efforts. En 1999, nous accentuerons notre politique en faveur de l'emploi. D'abord, par le plan pour l'emploi des jeunes : 150000 emplois ont été créés fin 1998 et ce chiffre sera porté à 250000 à la fin 1999 ; ensuite, par la réduction négociée du temps de travail. Comme l'an passé, les créations d'emplois stimuleront la consommation et conforteront la confiance des ménages, qui reste élevée. De faibles taux d'intérêt et l'allègement des prélèvements sur les entreprises -je pense en particulier à la taxe professionnelle- devraient favoriser l'investissement pour compenser la contraction relative de nos échanges extérieurs.
Le budget 1999 est adapté à la conjoncture. Il ne met pas l'économie en porte à faux, comme ce fut le cas en 1995 et 1996 par des prélèvements massifs. La progression des dépenses restera largement inférieure à la croissance du PIB et permettra de ramener le déficit public de 2,9 % à 2,3 % du PIB. Dès cette année, il allège le coût du travail par la diminution -et même la suppression, pour la quasi totalité des petites et moyennes entreprises-, de la part salariale de la taxe professionnelle ; il amorce une fiscalité écologique. Aller, comme certains le proposent, plus loin et plus vite en matière de réduction des déficits n'est pas le choix fait par le Gouvernement, dans la mesure où cela serait affaiblir la demande interne à un moment où l'activité économique internationale fléchit, ce qui conduirait à hypothéquer la croissance.
Notre stratégie est d'installer la France dans un parcours durable de croissance. La programmation pluriannuelle des finances publiques françaises, comme celle de nos partenaires allemands, traduit la volonté partagée de faire émerger une politique de croissance forte et de stabilité financière en Europe. Dans les deux cas, il s'agit de revenir, à l'horizon 2002, à des déficits publics proches de 1 % du PIB, tout en permettant à la politique budgétaire de jouer son rôle stabilisateur dans le cycle économique.
B. La priorité à la croissance appelle aussi une nouvelle régulation internationale.
Les ondes de chocs en provenance d'Asie, de Russie, voire du Brésil, ont montré à quel point les turbulences financières, où qu'elles se produisent, sont susceptibles d'affecter la croissance des économies nationales. C'est pourquoi j'ai plaidé depuis le début de cette crise pour que soit mise en uvre une nouvelle régulation du système financier international. A l'automne 1998, mon gouvernement, par la voix de Dominique Strauss-Kahn, a fait à ses partenaires des propositions détaillées en ce sens.
A l'échelle internationale, il ne s'agit plus de choisir entre l'économie de marché et l'économie administrée. Il s'agit de choisir entre une libéralisation anarchique -source d'instabilité et d'inefficacité-, et des marchés qui respectent des règles, des marchés organisés, fonctionnant au bénéfice du développement. L'architecture du système financier international doit donc être repensée autour de quatre axes :
- renforcer la transparence et la régulation prudentielle de toutes les institutions financières, notamment des " hedge funds " ;
- mettre en oeuvre une libéralisation ordonnée et progressive des mouvements de capitaux dans les pays émergents ;
- accroître la responsabilité politique du FMI en transformant son comité intérimaire pour le rendre plus légitime ;
- enfin, mieux associer le secteur privé à la résolution des crises.
Sur l'ensemble de ces questions relatives à la réforme du système financier international, je pense que la contribution à vos travaux de M. Raymond Barre sera particulièrement éclairante.
Cette régulation doit aussi concerner les relations commerciales multilatérales. A la veille du nouveau cycle de négociations pour l'an 2000, il faut rappeler que celles-ci doivent être conduites dans l'esprit du multilatéralisme et le respect des règles de l'organisation mondiale du commerce.
Seule, la France ne peut donner corps à ces nouveaux principes. C'est donc en approfondissant la coopération européenne que nous concrétiserons l'idée d'une nouvelle régulation.
II - 1999 sera une année européenne.
A. Nous devons d'abord mettre en place la coordination des politiques économiques européennes.
L'Europe nous offre un " effet de levier " considérable. A l'égard du reste du monde, l'Europe doit s'exprimer d'une seule voix. Le récent accord sur la représentation externe de l'euro représente de ce point de vue un progrès significatif. Mais il faut aller plus loin. Les évolutions des taux de change dollar-euro et yen-euro vont marquer la scène économique mondiale. Il faut donc, au sein de " l'Euro 11 ", suivre l'évolution de ces taux de change pour éviter, en particulier, une appréciation excessive de notre monnaie. Les gouvernements de la zone euro et les dirigeants de la Banque centrale européenne partagent cette préoccupation.
L'Europe fait la démonstration de ce que peut apporter une meilleure régulation collective de l'économie. La stabilité monétaire et financière qu'offre l'union monétaire est une condition de la croissance. En 1998, la seule perspective de l'avènement de l'euro a évité que les crises de change et les crises financières n'affectent trop fortement les économies européennes. Les pays de la zone euro n'ont eu à subir ni dévaluation, ni hausse massive des taux d'intérêt pour lutter contre la spéculation. Ce que la simple perspective de l'euro a permis l'an passé est aujourd'hui un acquis. Avec l'euro, près de 90 % de notre PIB est désormais à l'abri des variations directes des taux de change. Ainsi s'efface pour notre pays une composante importante de ce que nous appelions, il n'y a pas si longtemps encore, la " contrainte extérieure ".
Pour la première fois depuis l'éclatement du système de Bretton Woods, nous pouvons avoir les moyens d'une véritable maîtrise collective des conditions de la croissance en Europe. Encore faut-il en tirer pleinement les conséquences et promouvoir, par une coopération accrue, la croissance et l'emploi sur notre continent. Les changements politiques intervenus ces dernières années en Europe nous y aident. Ils dessinent une " nouvelle philosophie " en matière de politique économique. Si les gouvernements s'accordent sur la nécessité de préserver la stabilité des prix et des finances publiques, tous considèrent que cela ne doit pas occulter la réalité des cycles économiques ni la nécessité d'en tenir compte dans la conduite des politiques macroéconomiques. Presque tous estiment que les réformes de structure nécessaires pour accroître le potentiel de croissance et l'emploi doivent résulter d'un dialogue social renouvelé et d'une répartition des charges plus équitable et moins pénalisante pour le travail.
En Europe, pour conjuguer une croissance forte et la nécessaire réduction de l'endettement, la bonne combinaison de politique économique -ce que d'autres appelleront le " policy-mix "- consiste à maintenir de bas taux d'intérêt et à conduire le rythme de réduction des déficits publics en fonction de la croissance souhaitable dans chaque pays. Ce type de politique, mis en oeuvre avec succès aux États-Unis, est en outre indispensable pour éviter une appréciation excessive de l'euro.
B. Au-delà de la dimension économique et monétaire, nous devons travailler à donner du sens à l'Europe.
La vocation de l'Europe n'est pas seulement de devenir un géant économique, mais de construire une communauté politique. Parce que les Européens ont le sentiment d'appartenir à une communauté de destin, fondée sur des valeurs -la démocratie représentative, l'esprit d'entreprise, mais aussi la solidarité sociale-, l'Europe a une vocation politique. L'Europe est un espace où, siècle après siècle, se sont sédimentés les efforts des hommes dans leur recherche des richesses, du savoir, de la beauté, de la grandeur. Elle conserve son génie de la découverte, son goût de l'échange, sa passion de bâtir. L'Europe ne saurait se réduire à un
" euroland ". Elle est un projet politique. Aujourd'hui, notre ambition est de la conforter à la fois comme puissance économique et comme civilisation.
Ce que nous voulons pour la France, nous le voulons pour l'Europe.
Nous voulons construire une Europe qui renforce les valeurs de notre République. Nous voulons bâtir une Europe solidaire -par une politique agricole commune et des fonds structurels rénovés-, une Europe sociale -privilégiant l'emploi, harmonisant la fiscalité et les conditions de travail pour éviter le " dumping "-, une Europe coopérative -unissant ses forces autour de grands projets technologiques, de l'innovation et de la recherche, qui sont les garants de l'avenir.
III - Préparer cet avenir suppose des réformes.
C'est ce que nous faisons.
A. Nous agissons pour une fiscalité plus juste et une organisation financière plus efficace.
Les mesures adoptées au cours des dix-neuf derniers mois l'attestent. Pour la première fois depuis 1992, le taux de prélèvements obligatoires amorce une décrue en 1998, que 1999 confirmera. Le rééquilibrage des prélèvements entre l'épargne et le travail permet de réduire le coût de celui-ci. Dès cette année, la réforme de la taxe professionnelle profitera intégralement aux PME. L'impôt sur les sociétés va redescendre comme nous nous y sommes engagés. Au plan européen, le " code de bonne conduite " en matière de fiscalité des entreprises, auquel travaillent les ministres de l'économie et des finances, permettra de supprimer les régimes fiscaux qui portent atteinte à une concurrence loyale. En fonction des marges disponibles, nous poursuivrons les réformes fiscales, avec pour objectifs de baisser les prélèvements obligatoires, de favoriser l'emploi, d'améliorer la justice fiscale.
Les réformes financières ont été significatives. Nous avons fait voter toutes les dispositions dont les entreprises avaient besoin pour le passage en troisième phase de l'union économique et monétaire. Nous avons fait en sorte que la place financière de Paris dispose des outils dont elle avait besoin dans une compétition européenne qui reste ouverte. Le projet de loi sur l'épargne et la sécurité financière va moderniser le statut des caisses d'épargne, créer des mécanismes de prévention et de traitement des crises bancaires et financières, permettre de créer un marché du crédit hypothécaire.
B. Le gouvernement soutient l'effort productif en se fixant un triple objectif.
Premier objectif : favoriser l'innovation, la prise de risques et rapprocher les entreprises de la recherche. Nous continuerons de développer l'esprit d'initiative et d'entreprise chez nos concitoyens. Tel est en particulier l'objet du projet de loi sur l'innovation et la recherche. Les chercheurs pourront créer une entreprise sans rompre le lien avec leurs centres de recherche, qui pourront eux-mêmes plus facilement organiser des structures de coopération avec des partenaires industriels. Le dispositif des " bons de souscription de parts de créateur d'entreprise ", créé par la loi de finances pour 1998, sera élargi et permettra aux entreprises d'intéresser leurs salariés à leur croissance et d'attirer ainsi des chercheurs ou des cadres confirmés.
Deuxième objectif : construire des ensembles industriels puissants, en mesure d'affronter la concurrence européenne et mondiale. Cela peut exiger des ouvertures de capital des entreprises publiques, qui peuvent, dans certains cas, aboutir à des privatisations. Nous ne le faisons pas pour des motifs idéologiques, mais nous le consentons, lorsque cela est nécessaire, pour doter la France -le plus souvent dans le cadre européen- des groupes industriels que requièrent son développement économique et son rayonnement.
Troisième objectif : améliorer l'environnement de toutes les entreprises. Nous avançons en matière de simplifications administratives : un premier ensemble de mesures a été pris en décembre 1997 et un second a été décidé en novembre dernier. La réforme engagée des tribunaux de commerce constitue, à cet égard, un projet important : le dispositif actuel n'avait guère changé depuis -dit-on- cinq siècles. Nous allons aussi lancer une consultation sur la réforme des marchés publics, afin de les rendre plus transparents et d'en faciliter l'accès aux PME.
C. 1999 verra des avancées décisives dans deux domaines essentiels pour l'efficacité de notre économie et l'équilibre de notre société.
Le premier chantier sera celui de la réduction du temps de travail. En France, à la différence d'autres pays européens, le dialogue social a souvent du mal à se nouer spontanément entre partenaires pour aboutir à des compromis acceptables par tous, et qui soient favorables à l'emploi. En matière de réduction du temps de travail, il fallait donc que la loi fixe un cap et donne une impulsion pour que s'engagent des négociations.
Au moment de cette première loi, un discours se développait selon lequel les 35 heures allaient "sacrifier" les entreprises, diminuer le pouvoir d'achat des Français, pour finalement ne pas créer d'emplois. Aujourd'hui, quatre mois seulement après le début des négociations, la réalité est bien différente. Les négociations en cours intéressent six millions de salariés : beaucoup d'entreprises se sont engagées -et notamment les plus petites. Le pouvoir d'achat des salariés -comme je l'ai indiqué- a augmenté en 1998. Enfin et surtout, les premiers accords se traduisent par un effet positif sur l'emploi de 8 %, supérieur à l'objectif fixé par le Gouvernement.
La vérité, c'est que grâce à l'initiative du gouvernement, un ample mouvement de dialogue social est en train de se développer dans notre pays. Après les PME, après de grandes entreprises publiques, le temps va venir des accords d'entreprises privées de grande envergure. Les 35 heures, c'est du travail pour les demandeurs d'emploi : tous dispositifs confondus, la réduction du temps de travail a déjà permis de créer ou de préserver près de 30.000 emplois ; c'est du temps libéré pour les salariés ; c'est enfin la recherche d'une organisation plus efficace pour les entreprises.
Nous ferons un premier bilan au printemps prochain des accords intervenus. La deuxième loi sur les 35 heures viendra dans les délais prévus. Elle sera équilibrée. Elle sera fidèle à l'esprit de la première loi, qui fait du passage aux 35 heures un instrument de création d'emplois. Elle tiendra compte des réussites de la négociation.
Vous êtes pragmatiques dans la vie économique, dans la réalité de vos entreprises. Là-aussi, soyez-le. Saisissez-vous de l'instrument que représentent les 35 heures, pour négocier. Conduisez les négociations dans un esprit ouvert et réaliste afin de construire des accords qui soient favorables à vos entreprises comme aux salariés qui les font vivre.
C'est ainsi que vous préparerez le mieux le passage aux 35 heures.
Le second chantier sera la réforme de notre système de retraites. L'allongement de la durée de la vie est une conquête, mais il fait surgir de nouveaux problèmes. Il faut tirer collectivement les conséquences de ce progrès. Les choix que nous ferons auront à répondre aux problèmes financiers des régimes de retraite. Au-delà, ils engageront la conception même que nous avons de l'activité professionnelle dans notre parcours de vie et de l'organisation du temps dans notre société. Les césures jusqu'ici fortement marquées que sont la jeunesse et la formation, l'activité professionnelle, et la retraite, s'estomperont progressivement.
Cette réforme implique d'abord un diagnostic partagé. Dans le cadre de la mission qui lui a été confiée, le Commissaire général au Plan me remettra à la fin du mois de mars le constat détaillé de la concertation qu'il conduit. Sur cette base, nous informerons nos concitoyens, puis nous ouvrirons la négociation avec les partenaires sociaux, en vue de fixer les orientations nécessaires dans le second semestre de l'année. Le gouvernement entend conforter les régimes par répartition -notamment en développant le fonds de réserve que nous venons d'instituer-, avant de mettre en uvre d'autres moyens complémentaires, dont des fonds d'épargne salariaux gérés avec les partenaires sociaux.
Mesdames et Messieurs,
Puisqu'il me faut conclure mon intervention, je le ferai en résumant ma réponse à l'interrogation qui est au centre de votre forum. A court terme, nous allons subir les contrecoups de la crise financière internationale. A moyen terme, nous aurons la croissance.
Le dynamisme de nos entreprises, la confiance retrouvée de nos concitoyens, la résolution du gouvernement me donnent en effet la conviction que la France est entrée dans un parcours durable de croissance.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr)