Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à France-Inter le 16 mai 2006, sur son vote pour la motion de censure contre le gouvernement et sa stratégie politique.

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Circonstance : Débat sur la motion de censure, à l'Assemblée nationale le 16 mai 2006

Média : France Inter

Texte intégral

Q- F. Bayrou prendra la parole cet après-midi à l'Assemblée nationale pour dire pourquoi il va voter la motion de censure présentée par le Parti socialiste. Votre geste est spectaculaire mais vous n'êtes pas suivi, c'est la division à l'UDF : seuls quinze députés sur trente vont
vous suivre. Qu'en pensez-vous ? Cela fait un peu désordre...
R- N'employez pas ce mot, parce qu'il n'est pas exact. Il y a des moments dans les formations politiques où elles sont divisées ; ce n'est pas le cas. J'ai choisi une attitude, qui est un peu révolutionnaire, on va dire, sous la Vème République, c'est-à-dire j'ai choisi de traverser ou de faire tomber les frontières habituelles entre formations politiques parce que la situation de la France - on vient de l'entendre, lorsque B. Guetta disait - est terrible pour notre image et terrible pour la confiance à l'intérieur entre gouvernants et citoyens. Donc, dans ces circonstances là, on se dit : est-ce qu'il est bon pour la France que cela dure encore un an comme cela ? Et tous ceux qui nous écoutent - oublions les questions qu'ils se posent et les étiquettes qu'ils portent - si on leur demande est-ce qu'il est bon pour la France que cela continue encore un an comme cela. Ils répondent "non".
Q- Mais vous n'êtes pas suivi, monsieur Bayrou !
R- Je vais vous répondre. Vous comprenez, ce qui compte, c'est le fond, alors, essayons de parler du fond, une seconde. Comment interrompre cette crise ? Il y a deux autorités en France qui peuvent interrompre une telle crise. La première c'est le président de la République ; on attendait qu'il fasse quelque chose, on attendait, certains espéraient : il a choisi de ne rien faire. Et la deuxième autorité, celle qui reste, l'autorité qui vient en réserve, c'est l'Assemblée nationale. Ce sont les députés qui ont le pouvoir individuel - vous entendez monsieur Weill : INDIVIDUEL -, en conscience, de mettre un terme à une telle crise. C'est la responsabilité que j'ai choisie d'exercer.
Q- Mais vous êtes un homme seul, c'est G. de Robien qui le disait dans le journal de 8 heures. Il précisait : "F. Bayrou est un homme seul, qui change de camp ; il fait un bras d'honneur à son électorat".
R- Ce sont des expressions que je n'emploie pas. Il y a un certain nombre de gens qui s'effrayent - certains de bonne foi, d'autres de moins bonne foi - de ce que l'on puisse choisir de partager une position au-delà des frontières politiques habituelles. Alors ils disent "mais enfin, vous allez mélanger vos voix avec la gauche !". Monsieur Weill, lorsqu'en 2002, il s'est agi d'élire J. Chirac, cela n'a effrayé personne qu'on partage les voix avec la gauche. Dans l'électorat de J. Chirac, il y avait plus de voix de gauche - ils l'ont regretté, pour certains - qu'il n'y avait de voix dites de droite. Eh bien, cette idée selon laquelle une moitié de la France est infréquentable pour l'autre moitié, une moitié de a France est intouchable pour l'autre moitié, et que même si je suis d'accord avec des gens qui ne sont pas de mon camp, il est interdit de le dire, cette idée je la récuse et je propose une démarche politique différente, qui est la démarche républicaine, qui dit : eh bien, on est capable, pour des convictions qui dépassent les étiquettes, de manifester ensemble l'attente de la Nation...
Q- Monsieur Bayrou...
R- J'entends bien, je vois bien ce que vous voulez dire, mais la Nation, ce n'est pas PS/UMP. La Nation ce sont des Français qui expriment des attentes et des sentiments que les députés devraient traduire à l'Assemblée nationale sur certains sujets.
Q- Mais certains députés UDF auront besoin de l'UMP lors des prochaines législatives. Ils ont été élus souvent grâce aux voix ou au report de voix de l'UMP. Leur réélection dépend d'accords avec l'UMP. Vous mettez tout cela par terre, avec cette censure.
R- Monsieur Weill, les députés, pour être élus, ont besoin de citoyens. Et ce n'est pas les états-majors qui font les citoyens. C'est un monde dans lequel nous ne sommes plus...
Q- C'est pourtant ce que pense la moitié de votre groupe...
R- C'est normal.
Q- Certains députés ne voteront pas la censure.
R- Monsieur Weill, c'est la huitième fois que vous le répétez, c'est bien. Donc, vous allez le répéter une neuvième, une dixième, une onzième fois. J'ai dit, en annonçant cette décision, que c'était une décision de responsabilité personnelle. Il y a deux attitudes : soit vous êtes le chef, et vous décidez de suivre, soit vous êtes le chef et vous décidez de proposer des voies politiques nouvelles. Ma conviction est celle-ci : il faut faire bouger les lignes en France. On ne peut pas continuer à s'enfoncer dans l'espèce de glaciation dans laquelle nous sommes. Je vous réponds : si aujourd'hui cela allait bien, si aujourd'hui les Français avaient le sentiment qu'ils étaient bien gouvernés, naturellement, je ne serais pas dans une situation de contestation de la majorité. Si, sans penser que c'était bien, si on trouvait que c'était moyen, convenable, honorable, je n'en serais pas là. Mais sortez de votre studio, allez parler avec les gens, et demandez-leur si ça va bien, s'ils savent où on va, s'il y a un cap, demandez-leur si ce gouvernement, en qui ils ont mis tant d'espoir qu'ils ont voté à 82,5 % pour lui, si ce gouvernement représente leurs attentes.
Q- Vous dites qu'il faut faire bouger les lignes. Seriez-vous favorable, en France, à une union gouvernementale façon R. Prodi en Italie, qui regroupe les communistes, les socialistes, les radicaux et les centristes. Cela peut-il marcher en France ?
R- Je ne suis pas favorable à une telle alliance en France, bien que R. Prodi soit un de mes amis les plus proches. Je n'y suis pas favorable parce que c'est toujours votre rêve de bipolarisation : on coupe, on met un mur de Berlin entre les deux France, et on oblige le centre-droit à s'entendre avec les néo-fascistes et le centre-gauche à s'entendre avec les trotskistes. Ceci ne ressemble pas à ce qui me paraît utile et urgent pour le pays. Ce que je crois, moi, c'est qu'il faut une proposition politique nouvelle qui soit capable de rassembler - c'est un vieux mot qui vient du général de Gaulle - de rassembler des Français et des forces politiques, qui, en effet, ont eu des passés différents et qui sont d'accord pour relever la France. Parce que la seule chose qui compte, c'est qu'on sorte de ce marasme, de cette espèce d'enlisement national dans lequel nous sommes. En disant cela, je parle au nom des Français du centre, naturellement, d'un certain nombre de Français de gauche, mais je parle aussi au nom de beaucoup de Français de droite, parce que ceux-là, qui ont eu confiance dans l'UMP, aujourd'hui - je vais employer un mot parfois fort -, il y a des jours où ils ont honte. Ils ne peuvent plus parler politique en famille, ils ne peuvent plus se prévaloir de leurs idées, tellement cela suscite de déception. Vous avez vu l'autre jour le titre du Parisien, c'était un formidable titre : "Lassés, écoeurés". Ils ont interrogé beaucoup de Français, qui se disaient "lassés et écoeurés". Il faut sortir de cet écoeurement.
Q- La rupture, c'est N. Sarkozy ou c'est vous ?
R- La rupture, c'est ceux qui rompent, pas ceux qui restent à l'intérieur. Ceux qui ont le courage de sortir de ces habitudes qui nous tuent, qui nous asphyxient. J'ai écouté B. Guetta avec attention. Il a posé une question très importante. Il dit qu'il y a des milieux dans le monde qui nous regardent comme retardataires, nous les Français. Eh bien, si mon intuition est juste, ce n'est pas que nous sommes en retard, c'est que nous voulons défendre un certain nombre de valeurs, qui ne sont pas les valeurs matérialistes, financières que le monde entier porte aujourd'hui. Je crois que cette défense est légitime. Je pense que nous avons raison. Il y a dans le peuple français une raison pour défendre des valeurs qui ne sont pas seulement les valeurs imposées par les marchés, comme on dit.
Q- En votant cette motion de censure socialiste, lancez-vous votre campagne présidentielle ?
R- Monsieur, ce n'est pas une motion de censure socialiste, autrement, je ne la voterais pas ; c'est une motion de censure de l'Assemblée nationale.
Q- Mais elle a été présentée par le Parti socialiste, soutenue par les communistes et les Verts !
R- Oui, c'est vrai. Eh bien, il m'est souvent arrivé...
Q- Vous la votez, on est bien d'accord ?
R- Il m'est souvent arrivé...
Q- Est-ce que vous lancez votre campagne présidentielle aujourd'hui ?
R- Monsieur Weill ! Il m'est souvent arrivé de voter des textes présentés par l'UMP, ce n'était pas me rallier à l'UMP pour autant. Et, en effet, il est souvent arrivé au Parti socialiste de voter des textes présentés par l'UMP, et le contraire. Arrêtons de considérer qu'on ne peut pas mélanger ses voix dans une urne, parce que ces Français qui vont voter comme vous...
Q- Vous ne me répondez pas : je voudrais savoir si vous lancez votre campagne présidentielle en votant cette motion de censure socialiste ?
R- Le temps de la campagne viendra. Mais vous savez bien, vous sentez bien, ne serait-ce que l'agitation que cela provoque, qu'en effet, ce genre de geste propose au pays une vision de l'avenir différente, que j'assume, et pour laquelle je me bats.Source:premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 17 mai 2006