Entretien de Mme Catherine Colonna, ministre déléguée aux affaires européennes, à la chaine de télévision publique grecque "Net", sur l'avenir de la construction européenne, notamment la réforme des institutions communautaires et l'élargissement, à Athènes le 18 mai 2006.

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Circonstance : Déplacement à Athènes, les 17 et 18 mai 2006

Média : Net

Texte intégral

Q - Vous faites partie du "clan" chiraquien depuis le début de sa présidence. Or, ces derniers temps sur ce fond affaire d'Etat, on a l'impression qu'on assiste à une fin de régime. Sur quoi peut porter la réflexion quant à l'avenir européen, dans un climat interne qui est quand même assez lourd ?
R - Ne mélangeons pas les sujets. Il y a une question dont la justice est saisie, sur laquelle je ne m'exprimerai pas parce qu'on ne fait pas de commentaires sur les questions de justice. Laissons-la travailler, laissons-la faire son travail, la vérité en sortira. Pour le reste, un gouvernement est là pour servir son pays tout comme moi-même j'avais eu l'honneur, en effet, de servir le président de la République. Et donc, le président de la République et le chef du gouvernement nous demandent à chacun d'entre nous, membres du gouvernement, de faire notre travail au service des Françaises et des Français, et pour ce qui me concerne avec un accent particulier sur l'Europe. L'Europe est notre avenir commun. Nous avons non seulement beaucoup à gagner à poursuivre la construction européenne, mais nous devons renforcer nos initiatives et nos propositions pour que l'Europe soit encore plus efficace et mieux comprise des Français, pour qu'elle soit peut-être plus concrète et qu'elle ait plus de résultats dans son action. Depuis un an, c'est ce que je fais.
Q - Justement permettez-moi d'insister un peu. La question européenne divise la France de plus en plus et depuis un an, depuis le référendum on ne voit pas très bien ; vous pouvez nous éclairer là-dessus, sur quoi pourrait porter cette réflexion qui a dû être entamée il y a un an ?
R - Vous savez, chacun vous dira que les Français sont tous attachés à la construction européenne. Ils n'ont pas donné leur accord à un texte européen qui était le traité constitutionnel, mais l'attachement des Français à la construction européenne n'est pas remis en cause. Alors, depuis un an, nous avons donné la priorité à une Europe plus efficace et plus concrète. Priorité par priorité, sujet par sujet, donnons-nous des lignes directrices, un objectif, et un programme de travail. C'est ainsi que l'on pourra renouer le lien de confiance entre les citoyens, les Françaises et les Français, et le projet européen. Que l'Europe soit plus active et plus efficace sur les sujets qui sont les premières préoccupations des citoyens. C'est-à-dire quoi ? La croissance et l'emploi, tout ce qui est développement économique, la recherche et l'innovation, la sécurité aussi qui fait partie des premières préoccupations, et puis un sujet nouveau que nous avons introduit dans les débats européens, à notre initiative, qui est la politique énergétique de l'Europe. Sur ces différents sujets, je viens d'en citer quatre mais il y a d'autres priorités, nous avons pris des initiatives. En tant que pays, nous les avons proposées à nos partenaires, et l'Europe, depuis un an, sur chacun de ces sujets, a pris les décisions qui vont dans le bon sens. C'est un travail qu'il faut poursuivre au fil des années. Mais nous nous attelons à faire une Europe concrète, parce que c'est ainsi que les citoyens pourront avoir confiance en elle.
Q - Sur les grandes questions européennes, un traité qui est justement inadéquat, le Traité de Nice, un autre traité constitutionnel bloqué, une forte résistance qui a des éléments de nationalisme économique. Est-ce que la France est mal à l'aise dans cette Europe à 25 ?
R - Pas du tout. Mais elle veut qu'elle soit efficace. Et c'est l'intérêt de tout le monde. La question du traité et des institutions en général, n'est pas, à court terme, une question que nous pouvons régler collectivement. Et donc, ce que nous disons avec nos partenaires, c'est qu'il faut travailler à un certain nombre d'améliorations dans le fonctionnement de l'Union, y compris sur la question des institutions. On peut voir plus tard la grande question d'une réforme des institutions, qui est nécessaire, qui reste nécessaire, mais travaillons surtout, jour après jour, à faire que l'Union apporte de la protection, de la sécurité, du développement économique à ses citoyens. Et c'est dans ce cadre que la réflexion du gouvernement français se situe. Pour ce qui est de l'économie, vous parlez de patriotisme économique : le patriotisme économique n'est pas seulement français mais européen parce que, dans le monde d'aujourd'hui et de demain, dans ce monde globalisé, il est évident que nos industries et aussi notre indépendance, ne pourront - et là je parle en tant qu'Européenne - ne pourront être assurées que si nous nous appuyons sur une économie performante et sur des groupes qui sont, eux-mêmes, compétitifs à l'échelle mondiale. C'est la raison pour laquelle il faut faire de grands champions européens, on ne fera pas cela sur une fragmentation des forces, mais au contraire sur une union de nos forces. C'est ce que nous proposons.
Q - La classe politique en France est unanime pour dire que le traité constitutionnel est le meilleur qui pourrait être proposé aux peuples européens. Est-ce qu'il faut attendre que la situation économique se redresse avant de proposer à nouveau ce traité au peuple français ?
R - Ce qui est certain, c'est qu'il faudra, dans l'Union élargie qui est la nôtre aujourd'hui, des institutions rénovées. Nous pouvons fonctionner quelques années avec le traité actuel, qui est le Traité de Nice, mais il faudra des institutions plus efficaces. Il est évident que les mécanismes de prise de décision doivent être simplifiés. Mais pourtant, il y a eu une distance qui s'est établie, on l'a vu en France, on l'a vu ailleurs, entre les citoyens et le projet européen. C'est à cela qu'il faut travailler d'abord et en priorité avant de reposer la question des institutions. Je ne sais pas d'ailleurs sous quelle forme elle doit être reposée. Je sais qu'il faut des institutions nouvelles, à terme, et que notre premier objectif doit être de faire une Europe qui réponde mieux aux attentes des citoyens, sinon ils ne la comprendront pas, et s'ils ne la comprennent pas ils ne pourront pas lui donner leur approbation. Donc, notre principale tâche, c'est d'abord celle-là.
Q - Et entre temps sur l'élargissement on avance avec de tout petits pas ?
R - On avance. Chacun doit faire son travail. Nos partenaires ont une perspective claire, dont je rappelle qu'elle a été donnée aux pays des Balkans sous la présidence française de l'Union européenne, et qu'elle a été confirmée ensuite en 2003 sous la présidence grecque. Nous avons, je crois, des points de vue très proches. Les règles sont claires et chaque pays a connaissance de ses droits et de ses devoirs. L'Union européenne, pour sa part, respecte ses engagements. Elle les a toujours respectés, elle a toujours tenu ses promesses. C'est normal. Mais il est normal aussi qu'elle demande aux pays qui veulent devenir ses partenaires de respecter leurs propres engagements, de faire les réformes qui doivent être faites, sur l'économie mais aussi dans d'autres aspects de leur vie politique et des lois, souvent. Et puis, pour certains pays de la région des Balkans, la coopération avec le Tribunal pénal international est une obligation qui n'est pas aujourd'hui, encore, remplie comme elle devrait l'être. Donc, tout est sur la table, chacun doit faire son travail. L'Europe fait le sien et ses partenaires doivent aussi faire le leur. C'est comme cela qu'on pourra progresser et réussir. Je n'ai pas d'inquiétude pour les années qui viennent.
Q - En ce qui concerne la Turquie, plus particulièrement, au-delà de la question chypriote, il y a d'autres raisons pour être inquiet de son progrès, de sa perspective européenne ?
R - Je dirais que c'est une question particulièrement sensible, au-delà de la question chypriote proprement dite, parce que de nombreuses questions se posent sur la candidature turque. Nous avons maintenant franchi une étape avec l'ouverture des négociations. Vous en connaissez la complexité, vous savez aussi que c'est un processus qui durera longtemps, et dont l'issue, d'ailleurs, reste ouverte. Ce que je crois, comme tous les Européens qui ont pris cette décision, c'est que si l'on regarde à l'échelle historique, et si l'on a un raisonnement géostratégique, nous avons, nous pays européens, intérêt à avoir une Turquie pleinement démocratique et moderne qui rejoigne toutes nos valeurs et qui rejoigne l'Europe. La direction a été tracée, les négociations se déroulent maintenant. Regardons pas à pas comment tout cela fonctionne, mais sans esprit autre que celui de la recherche de l'intérêt commun. En l'espèce, il existe quelle que soit la sensibilité du sujet, quelles que soient les difficultés des questions qui se poseront, travaillons à les résoudre dans cet esprit, puisque c'est bien notre intérêt que d'avoir cette dimension et cette réflexion.
Q - Sur le point de principe, dans la conjoncture actuelle est-ce que vous voyez que la Turquie est dans le bon sens, dans la bonne voie ?
R - Nous aurons un rapport de progrès, comme on l'appelle, au cours de cette année, et puis nous aurons un deuxième rendez-vous en 2006 qui est distinct, d'ailleurs, des rapports de progrès classiques de négociations, puisque les Européens, l'an dernier, ont décidé de faire le point en 2006. Cela se fera au deuxième semestre de l'année 2006 sur les engagements pris par la Turquie, notamment sur la mise en oeuvre du protocole d'Ankara. C'est-à-dire la façon dont la Turquie conçoit ses relations avec l'ensemble des membres de l'Union européenne. Nous sommes 25 Etats membres, donc chaque Etat membre doit être reconnu évidement par la Turquie comme faisant partie de l'Union. Les engagements ont été pris et nous souhaitons qu'ils soient tenus. Le rendez-vous de la deuxième partie de l'année 2006 permettra de vérifier où nous en sommes.
Q - Est-ce que vous pensez que l'Europe fait assez pour développer le dialogue entre l'Ouest et le monde islamique ? Est-ce que vous pensez qu'il faut aller au cas par cas et examiner les relations avec chaque pays d'une façon particulière ou est-ce qu'il faut faire plus pour avancer cet agenda américain sur le Grand Moyen-Orient ?
R - Cet agenda n'est pas le nôtre, mais, pour répondre à votre question, je relève qu'il faut faire les deux. Chaque pays est différent avec son histoire, ses traditions, ses caractéristiques. Une approche objective est nécessaire. Mais, en même temps, nous avons tous le souci d'améliorer le dialogue et de le renforcer là où il doit être renforcé entre, comme on dit maintenant, les civilisations. C'est une sensibilité particulière de l'Europe et c'est son intérêt aussi. Elle a sa responsabilité dans ce dialogue. Ses partenaires également, car, pour se parler, il faut être deux. Vous savez que la France est depuis toujours très attachée à faire progresser le dialogue des cultures et le dialogue des civilisations. L'histoire récente nous montre que nous avons intérêt à faire des efforts renouvelés pour éviter toutes les incompréhensions qui peuvent exister. Elles ne viennent pas souvent de notre part, il faut avoir la lucidité de le dire, mais notre intérêt est bien de renforcer le dialogue là où il a besoin d'être renforcé. Nous sommes au travail et je crois qu'il y a encore beaucoup à faire. La perspective globale d'un dialogue euro-méditerranéen, qui est une dimension depuis plus de 10 ans de la diplomatie européenne, nous donne les assises qui nous permettent de faire ce travail sur des bases concrètes, qui ne soient pas seulement des déclarations politiques, mais aussi des espaces de partenariat économique, culturel et évidemment politique, bien sûr.
Q - Dernière question. Depuis le référendum français on entend de moins en moins parler de cette option de coopération renforcée au sein de l'Union européenne des noyaux durs, des pays qui avanceront à leur propre rythme dans cette Union européenne. Est-ce que c'est devenu un sujet tabou ou sur quoi pourrait porter ce genre d'avancement ?
R - Non, c'est une possibilité qui existe, qui demeure et qui est reconnue d'ailleurs dans les traités européens depuis plusieurs années. Mais depuis un an, il est vrai que nous mettons tous nos efforts, toute notre énergie à essayer de faire que les Européens se retrouvent et travaillent tous ensemble. Vous savez que le contexte n'est pas facile. La priorité de notre action européenne c'est d'abord d'essayer de restaurer un esprit collectif européen, de faire que, sujet par sujet, nous puissions prendre le plus de décisions positives et concrètes pour l'avenir de nos pays et de nos peuples et qui renforcent l'efficacité de l'Europe. C'est le meilleur moyen, encore une fois, de faire progresser l'attachement à l'Union européenne. C'est ce qui nous a un peu manqué. C'est la raison pour laquelle c'est d'abord là où nous travaillons.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 23 mai 2006