Texte intégral
Je veux exprimer notre gratitude à tous les intervenants et à tous les participants de cette journée, qui permet d'introduire le débat sur la vision et les changements nécessaires en matière de politique étrangère, à quoi il faudrait ajouter une réflexion sur les relations internationales dans leur ensemble, et en matière de politique de défense.
Je voudrais dire ce que j'ai retenu de la journée, et ainsi tracer les orientations majeures du débat que nous aurons entre nous dans les mois qui viennent et qui devrait s'achever au premier trimestre 2007, pour présenter aux Français notre proposition politique.
Je voudrais marquer fortement les inflexions nécessaires :
Première rupture nécessaire, elle est institutionnelle et concerne le statut de la politique étrangère en France. Nous sommes intervenus depuis très longtemps pour dire qu'il nous paraissait complètement anachronique, régressif, que la politique étrangère fût regardée comme étant interdite à la représentation nationale. Le principe du "domaine réservé" est, à notre avis, une faiblesse française. La politique étrangère est au coeur de chaque politique, de chaque Etat, coresponsable de l'avenir de la planète.
S'il est légitime que le Président de la République assume une responsabilité majeure, cette politique ne doit pas être interdite à l'expression du Parlement, à ceux qui représentent le peuple français.
Les nouvelles institutions doivent offrir le droit et le devoir de participer à la réflexion sur la politique étrangère du pays.
1ère conséquence formelle : le Président de la République, doit assumer un grand rapport annuel devant le Congrès - qui rassemble l'ensemble du Parlement français, un discours sur l'état du monde, et le Parlement doit retrouver le droit à écrire des résolutions - qui ne s'imposent pas au Président de la République. Cette question a été largement abordée, pour nous, lors du débat sur l'adhésion de la Turquie. Les parlementaires n'ont pas eu le droit de donner leur avis sur le sujet. C'est une première rupture qui ne fait que retrouver le cadre d'une démocratie de plein exercice.
2ème inflexion, qui tient à la philosophie de la politique étrangère de la France. La démocratie n'est pas un luxe de pays riche, elle n'est pas le fruit du développement. La démocratie c'est le développement, et même dans un grand nombre de cas, la condition du développement. Tous les hommes y ont droit, pas seulement ceux qui ont la chance d'appartenir à un pays riche, et cela doit devenir la ligne principale de la politique étrangère française. Cela tourne la page sur ce qu'on a appelé ce matin le "relativisme intéressé" - on accepte les dictatures si elles contribuent à un ordre international qui nous arrange. Ce qui veut dire : soutien actif aux opposants qui portent le poids, lourd, rude, des dictatures.
Cela emporte un certain nombre de conséquences :
La France doit respecter elle-même ce qu'elle exige des autres. Cela impose que toute intervention de sa part doit se faire dans le cadre d'un mandat de l'ONU. Peut-être cela impose-t-il une transparence plus grande des accords de défense. Je pense notamment à l'Afrique et à la Côte d'Ivoire.
Cela exige une réflexion sur la dette. Il est anormal de faire rembourser aux peuples des sommes qui ont été détournées par les tyrans qui les opprimaient. Cette dette doit être annulée, cela servira de leçon à ceux qui prêtent de bon coeur à des dirigeants, en sachant à l'avance l'usage détourné qui en sera fait.
Cela exige aussi que l'aide internationale à laquelle la France participe comme décideur, soit conditionnée au respect de l'état de droit, notamment à des élections libres. Ce ne sont pas nécessairement des élections qui donnent comme vainqueurs les plus démocrates ! La question touche au degré du droit, ou du devoir, d'ingérence. Mais rien ne peut se construire à long terme sur l'étouffement des opinions. On a vu que ceux qui essayent d'étouffer ces opinions sont parfois obligés d'aller plus loin, dans le sens de l'islamisation, que ceux qu'ils combattent.
La politique française a besoin d'un assainissement en profondeur.
Tous ceux qui sont familiers des instances européennes ont été frappés par le remarquable succès britannique pour l'installation de responsables dans les instances européennes, l'occupation des postes-clés, une politique de management des hommes qui a beaucoup apporté à la cause du Royaume-Uni à l'intérieur de l'Union Européenne. C'est un travail qui devrait être conduit par la France de la même manière.
Nous l'avions réussi pendant des décennies au début de l'Union européenne. Les hauts fonctionnaires français qui occupaient des postes de responsabilité dans les instances de l'Union ont été légion, ils ont beaucoup servi l'Europe et ils n'ont pas desservi les intérêts français. Il y a comme un effacement de la France au sein des organisations européennes et internationales.
Il y a une politique à conduire pour être présents aux postes de responsabilité. Trop souvent en France, on considère ces institutions comme un point de passage.
Je voudrais aborder en quelques mots les problèmes de défense et de sécurité.
Tout le monde a à l'esprit, les éléments de ce monde qui a changé. L'effacement, l'éclipse peut-être, de la menace soviétique, et en même temps la prolifération des menaces identitaires, ethniques, religieuses ; déséquilibres au détriment de sociétés traditionnelles, la déstabilisation de sociétés structurées, le changement de visage de la guerre, de plus en plus civile, de plus en plus urbaine, utilisant à la fois des moyens ultra-technologiques, les satellites et lasers, et les moyens les plus archaïques, la guerre économique dont vous n'avez pas voulu parler Monsieur Caillaud mais extrêmement importante, la guerre d'opinion. Tout cela exige d'autant plus de réflexion que ces questions de sécurité n'ont pas encore été reformulées.
On a prolongé des choix des années 70-80 tout en divisant par deux le budget, en termes de part du PIB. Cela exige des réflexions, des chapitres nouveaux pour une politique de défense :
Orientation de moyens supplémentaires massifs en direction de la technologie et de la recherche. Presque chaque recherche militaire a des applications civiles. C'est l'ensemble de l'appareil de recherche et industriel du pays qui en profite. Cette recherche doit être européenne.
Il faut pour cela faire des économies. L'effort de restructuration, vous en savez beaucoup plus que moi sur ce sujet, vous en avez évoqué beaucoup de chapitres. Un certain nombre de programmes de missiles nouveaux, alors que les missiles à disposition peuvent encore aider ; la multiplication de strates, de structures nouvelles sans supprimer les structures existantes, d'agences européennes sans supprimer les agence françaises, la création d'un Etat-major général sans supprimer les trois états-majors existant... La LOLF devrait servir à cela.
Je voudrais ouvrir un troisième chapitre qui me paraît absolument nécessaire.
On a besoin d'ouvrir un chapitre nouveau dans le chapitre de l'observation et du renseignement. Un observateur me disait que la capacité de renseignement française était de 1 à 10 par rapport à la capacité britannique - qu'on vante rarement par rapport à celle des Américains, et en tout cas, les moyens du renseignement américain sont de 10 à 1 par rapport à ceux du Royaume-Uni.
Nous avons à bâtir un chapitre nouveau dans l'efficacité française en matière de renseignement, dans beaucoup de domaines, en particulier le renseignement économique, industriel, où nous apparaissons trop souvent désarmés, et alors que le sentiment d'insécurité globale est croissant. On a trop souvent la tentation de regarder le renseignement comme uniquement technologique. C'est en matière humaine qu'il doit se construire. On a besoin de la longue expérience du terrain, des moeurs, des langues, des coutumes, des cultures, des forces et parfois des faiblesses humaines, pour avancer vers la détention de l'information fiable.
Évidemment, dans mon esprit, c'est aussi une démarche européenne qui doit être construite.
Et évidemment, la clé, c'est la confiance entre les administrations des pays, et les services de renseignement. Représentons-nous la capacité qui serait celle de l'Union Européenne si l'on additionnait la connaissance française, la connaissance britannique... de certaines régions du monde ! si on rapprochait la connaissance française du Tchad et la connaissance britannique du Soudan ! ... si on y ajoutait la connaissance espagnole, celle des Allemands, si tous ensemble étaient capables de bâtir un outil de renseignement européen, imaginons la démultiplication de nos capacités !
Quatrième chapitre : on a besoin d'une grande politique de défense civile. Quand on mesure les nouveaux risques, et la capacité de réponse d'une société face à ces risques - risques terroristes, biologiques, besoins de surveillance des sites sensibles ... - on se dit qu'il n'est pas imaginable que notre pays se contente d'avoir un effort de sécurité qui porte seulement sur les militaires.
C'est au coeur de la société que la capacité de défense civile doit se construire. Je relie ceci à notre idée de service civique universel pour les garçons et filles de 18 ans, qui fera circuler dans la nation l'esprit de défense civile. Quand on découvre, au moment de Vigipirate, que nos seuls moyens sont de mobiliser nos militaires, souvent des techniciens de haut niveau, pour de simples tâches de surveillance, on se dit qu'il y a beaucoup de gâchis.
Chapitre délicat : je voudrais dire un mot du nucléaire. Il faut que nous consacrions une réflexion nouvelle aux enjeux du nucléaire en France.
La dissuasion a changé de visage.
Le Président de la République a dit un certain nombre de choses, en matière d'évolution de la doctrine nucléaire de la France, notamment à l'égard d'États voyous, ou qui soutiennent les terroristes, cela mérite une réflexion approfondie.
Je ne vois pas de quelle manière on va éviter dans le siècle qui vient, les risques de prolifération nucléaire. Quand on voit ce qui se passe en Iran : ce sont des technologies à la portée d'un appareil scientifique convenable. Il y a des risques de fuite.
Les Etats qui détiennent l'arme nucléaire considèrent comme légitime qu'ils la détiennent, et que les autres ne la détiennent pas !
J'avais abordé cette réflexion alors que se préparait la guerre en Irak ; on affirmait que la raison de la guerre en Irak était les armes de destruction massive. On avait fait un colloque sur ce sujet ; malgré l'avis des experts présents, j'avais mis des points d'interrogation nombreux sur la perspective que l'Irak détienne en masse des armes de destruction massive. J'avais ajouté cette réflexion : si certains pays dangereux en ont, le moins qu'on puisse dire est en tout cas que les grands pays, et en premier lieu les Etats-Unis, en ont mille fois plus, et c'est une sous-estimation. La question n'est pas tant celle des armes que celle des détenteurs des armes, de la personnalité de ceux qui les détiennent, de leur caractère stable ou instable. Le droit d'ingérence se lit à l'aune de cette stabilité ou instabilité, qui pourraient être analysés par la communauté internationale.
Il faut consacrer, nous Français, le temps nécessaire pour que nous nous posions la question de la mutualisation, ou au contraire du caractère national, de cette approche du nucléaire en Europe. C'est de la dissuasion nationale, mais nos intérêts nationaux ne sont pas limités à nos frontières. Cette réflexion est à poursuivre en parlant aux autres Européens détenteurs de l'arme nucléaire - je pense naturellement aux Anglais.
Il est donc nécessaire que nous reformulions notre doctrine en matière nucléaire.
Je veux finir en parlant de défense européenne.
J'ai un souvenir cruel.
Au moment de la guerre en Irak, nous avions eu un débat, organisé par une fondation estimable, avec de hauts responsables américains. J'y estimais nécessaire qu'une action internationale se fasse sous mandat de l'ONU ; j'évoquais la perspective d'une intervention chinoise à Taïwan se fondant sur le précédent américain en Irak ... j'insistais pour le respect d'un droit international sur la planète, et jugeais légitime que nous refusions de dépendre d'un Empire. Cette réflexion agaçait les responsables américains, et le principal interlocuteur américain a répondu : "Ce que vous dites n'a plus aucune importance : le gouffre technologique qui s'est creusé entre les Etats-Unis et vous est tel, qu'il est illusoire de penser que vous puissiez exister au niveau où nous existons". J'avais trouvé cette remarque cruelle et révélatrice.
Les gouvernements de l'Union européenne devraient réfléchir à cela : la priorité des priorités est la construction d'une défense européenne - pas une armée européenne, ce n'est pas la bonne perspective - la mise en synergie de capacités militaires nationales, à qui on permet de manoeuvrer ensemble, d'interagir ensemble, d'échanger des renseignements. Perspective beaucoup plus réaliste et rapide, que celle qui voudrait renoncer au caractère national des armées.
Quel est le principe de la défense européenne ? Que l'Europe se donne pour obligation de se défendre elle-même. Que notre défense soit assurée par nos capacités. Nous sommes plus nombreux et aussi riches que les Américains, il n'y a aucune raison que nous renoncions au devoir de nous défendre nous-mêmes. Nul ne peut exclure que les Américains pensent un jour avoir d'autres priorités. Organiser ou assurer la défense du territoire européen, c'est notre affaire, notre responsabilité ; les Etats européens qui ne partagent pas cette idée, il faut les en convaincre.
On a claironné des communiqués de victoire sur [le sommet franco-britannique de décembre 1998 à] Saint-Malo ; en vérité les résultats sont extrêmement minces ; comme nous l'a dit tout à l'heure le directeur adjoint de l'Agence européenne de Défense, l'état d'esprit n'est absolument pas celui-là.
Il est nécessaire, par un livre blanc européen d'abord, par un document qui explique nos buts et les évolutions que nous voulons suivre, d'exprimer l'inspiration, le projet de défense européenne.
Là encore, nous avons une responsabilité éminente : cela ne se fera pas si les dirigeants français ne sont pas au rendez-vous.
C'est quand nous aurons fait cela, c'est dès que les Européens auront arrêté la volonté de prendre en main leur propre défense, que l'Alliance atlantique aura un autre visage, et toutes les réticences françaises qui se sont exprimées au cours des dernières décennies, s'effaceront. Je suis persuadé que beaucoup de Français n'accepteront pas d'être suiveurs, ils voudront être partenaires dans une Alliance atlantique rénovée.
Mutualisation, coordination, ces principes de la défense européenne doivent devenir pour nous le coeur d'une politique de défense de l'avenir.
Voilà les quelques idées que je voulais évoquer devant vous, pour ouvrir les réflexions que les plus intéressés parmi vous conduiront jusqu'à la fin de l'année 2006.Source http://www.udf.org, le 23 juin 2006
Je voudrais dire ce que j'ai retenu de la journée, et ainsi tracer les orientations majeures du débat que nous aurons entre nous dans les mois qui viennent et qui devrait s'achever au premier trimestre 2007, pour présenter aux Français notre proposition politique.
Je voudrais marquer fortement les inflexions nécessaires :
Première rupture nécessaire, elle est institutionnelle et concerne le statut de la politique étrangère en France. Nous sommes intervenus depuis très longtemps pour dire qu'il nous paraissait complètement anachronique, régressif, que la politique étrangère fût regardée comme étant interdite à la représentation nationale. Le principe du "domaine réservé" est, à notre avis, une faiblesse française. La politique étrangère est au coeur de chaque politique, de chaque Etat, coresponsable de l'avenir de la planète.
S'il est légitime que le Président de la République assume une responsabilité majeure, cette politique ne doit pas être interdite à l'expression du Parlement, à ceux qui représentent le peuple français.
Les nouvelles institutions doivent offrir le droit et le devoir de participer à la réflexion sur la politique étrangère du pays.
1ère conséquence formelle : le Président de la République, doit assumer un grand rapport annuel devant le Congrès - qui rassemble l'ensemble du Parlement français, un discours sur l'état du monde, et le Parlement doit retrouver le droit à écrire des résolutions - qui ne s'imposent pas au Président de la République. Cette question a été largement abordée, pour nous, lors du débat sur l'adhésion de la Turquie. Les parlementaires n'ont pas eu le droit de donner leur avis sur le sujet. C'est une première rupture qui ne fait que retrouver le cadre d'une démocratie de plein exercice.
2ème inflexion, qui tient à la philosophie de la politique étrangère de la France. La démocratie n'est pas un luxe de pays riche, elle n'est pas le fruit du développement. La démocratie c'est le développement, et même dans un grand nombre de cas, la condition du développement. Tous les hommes y ont droit, pas seulement ceux qui ont la chance d'appartenir à un pays riche, et cela doit devenir la ligne principale de la politique étrangère française. Cela tourne la page sur ce qu'on a appelé ce matin le "relativisme intéressé" - on accepte les dictatures si elles contribuent à un ordre international qui nous arrange. Ce qui veut dire : soutien actif aux opposants qui portent le poids, lourd, rude, des dictatures.
Cela emporte un certain nombre de conséquences :
La France doit respecter elle-même ce qu'elle exige des autres. Cela impose que toute intervention de sa part doit se faire dans le cadre d'un mandat de l'ONU. Peut-être cela impose-t-il une transparence plus grande des accords de défense. Je pense notamment à l'Afrique et à la Côte d'Ivoire.
Cela exige une réflexion sur la dette. Il est anormal de faire rembourser aux peuples des sommes qui ont été détournées par les tyrans qui les opprimaient. Cette dette doit être annulée, cela servira de leçon à ceux qui prêtent de bon coeur à des dirigeants, en sachant à l'avance l'usage détourné qui en sera fait.
Cela exige aussi que l'aide internationale à laquelle la France participe comme décideur, soit conditionnée au respect de l'état de droit, notamment à des élections libres. Ce ne sont pas nécessairement des élections qui donnent comme vainqueurs les plus démocrates ! La question touche au degré du droit, ou du devoir, d'ingérence. Mais rien ne peut se construire à long terme sur l'étouffement des opinions. On a vu que ceux qui essayent d'étouffer ces opinions sont parfois obligés d'aller plus loin, dans le sens de l'islamisation, que ceux qu'ils combattent.
La politique française a besoin d'un assainissement en profondeur.
Tous ceux qui sont familiers des instances européennes ont été frappés par le remarquable succès britannique pour l'installation de responsables dans les instances européennes, l'occupation des postes-clés, une politique de management des hommes qui a beaucoup apporté à la cause du Royaume-Uni à l'intérieur de l'Union Européenne. C'est un travail qui devrait être conduit par la France de la même manière.
Nous l'avions réussi pendant des décennies au début de l'Union européenne. Les hauts fonctionnaires français qui occupaient des postes de responsabilité dans les instances de l'Union ont été légion, ils ont beaucoup servi l'Europe et ils n'ont pas desservi les intérêts français. Il y a comme un effacement de la France au sein des organisations européennes et internationales.
Il y a une politique à conduire pour être présents aux postes de responsabilité. Trop souvent en France, on considère ces institutions comme un point de passage.
Je voudrais aborder en quelques mots les problèmes de défense et de sécurité.
Tout le monde a à l'esprit, les éléments de ce monde qui a changé. L'effacement, l'éclipse peut-être, de la menace soviétique, et en même temps la prolifération des menaces identitaires, ethniques, religieuses ; déséquilibres au détriment de sociétés traditionnelles, la déstabilisation de sociétés structurées, le changement de visage de la guerre, de plus en plus civile, de plus en plus urbaine, utilisant à la fois des moyens ultra-technologiques, les satellites et lasers, et les moyens les plus archaïques, la guerre économique dont vous n'avez pas voulu parler Monsieur Caillaud mais extrêmement importante, la guerre d'opinion. Tout cela exige d'autant plus de réflexion que ces questions de sécurité n'ont pas encore été reformulées.
On a prolongé des choix des années 70-80 tout en divisant par deux le budget, en termes de part du PIB. Cela exige des réflexions, des chapitres nouveaux pour une politique de défense :
Orientation de moyens supplémentaires massifs en direction de la technologie et de la recherche. Presque chaque recherche militaire a des applications civiles. C'est l'ensemble de l'appareil de recherche et industriel du pays qui en profite. Cette recherche doit être européenne.
Il faut pour cela faire des économies. L'effort de restructuration, vous en savez beaucoup plus que moi sur ce sujet, vous en avez évoqué beaucoup de chapitres. Un certain nombre de programmes de missiles nouveaux, alors que les missiles à disposition peuvent encore aider ; la multiplication de strates, de structures nouvelles sans supprimer les structures existantes, d'agences européennes sans supprimer les agence françaises, la création d'un Etat-major général sans supprimer les trois états-majors existant... La LOLF devrait servir à cela.
Je voudrais ouvrir un troisième chapitre qui me paraît absolument nécessaire.
On a besoin d'ouvrir un chapitre nouveau dans le chapitre de l'observation et du renseignement. Un observateur me disait que la capacité de renseignement française était de 1 à 10 par rapport à la capacité britannique - qu'on vante rarement par rapport à celle des Américains, et en tout cas, les moyens du renseignement américain sont de 10 à 1 par rapport à ceux du Royaume-Uni.
Nous avons à bâtir un chapitre nouveau dans l'efficacité française en matière de renseignement, dans beaucoup de domaines, en particulier le renseignement économique, industriel, où nous apparaissons trop souvent désarmés, et alors que le sentiment d'insécurité globale est croissant. On a trop souvent la tentation de regarder le renseignement comme uniquement technologique. C'est en matière humaine qu'il doit se construire. On a besoin de la longue expérience du terrain, des moeurs, des langues, des coutumes, des cultures, des forces et parfois des faiblesses humaines, pour avancer vers la détention de l'information fiable.
Évidemment, dans mon esprit, c'est aussi une démarche européenne qui doit être construite.
Et évidemment, la clé, c'est la confiance entre les administrations des pays, et les services de renseignement. Représentons-nous la capacité qui serait celle de l'Union Européenne si l'on additionnait la connaissance française, la connaissance britannique... de certaines régions du monde ! si on rapprochait la connaissance française du Tchad et la connaissance britannique du Soudan ! ... si on y ajoutait la connaissance espagnole, celle des Allemands, si tous ensemble étaient capables de bâtir un outil de renseignement européen, imaginons la démultiplication de nos capacités !
Quatrième chapitre : on a besoin d'une grande politique de défense civile. Quand on mesure les nouveaux risques, et la capacité de réponse d'une société face à ces risques - risques terroristes, biologiques, besoins de surveillance des sites sensibles ... - on se dit qu'il n'est pas imaginable que notre pays se contente d'avoir un effort de sécurité qui porte seulement sur les militaires.
C'est au coeur de la société que la capacité de défense civile doit se construire. Je relie ceci à notre idée de service civique universel pour les garçons et filles de 18 ans, qui fera circuler dans la nation l'esprit de défense civile. Quand on découvre, au moment de Vigipirate, que nos seuls moyens sont de mobiliser nos militaires, souvent des techniciens de haut niveau, pour de simples tâches de surveillance, on se dit qu'il y a beaucoup de gâchis.
Chapitre délicat : je voudrais dire un mot du nucléaire. Il faut que nous consacrions une réflexion nouvelle aux enjeux du nucléaire en France.
La dissuasion a changé de visage.
Le Président de la République a dit un certain nombre de choses, en matière d'évolution de la doctrine nucléaire de la France, notamment à l'égard d'États voyous, ou qui soutiennent les terroristes, cela mérite une réflexion approfondie.
Je ne vois pas de quelle manière on va éviter dans le siècle qui vient, les risques de prolifération nucléaire. Quand on voit ce qui se passe en Iran : ce sont des technologies à la portée d'un appareil scientifique convenable. Il y a des risques de fuite.
Les Etats qui détiennent l'arme nucléaire considèrent comme légitime qu'ils la détiennent, et que les autres ne la détiennent pas !
J'avais abordé cette réflexion alors que se préparait la guerre en Irak ; on affirmait que la raison de la guerre en Irak était les armes de destruction massive. On avait fait un colloque sur ce sujet ; malgré l'avis des experts présents, j'avais mis des points d'interrogation nombreux sur la perspective que l'Irak détienne en masse des armes de destruction massive. J'avais ajouté cette réflexion : si certains pays dangereux en ont, le moins qu'on puisse dire est en tout cas que les grands pays, et en premier lieu les Etats-Unis, en ont mille fois plus, et c'est une sous-estimation. La question n'est pas tant celle des armes que celle des détenteurs des armes, de la personnalité de ceux qui les détiennent, de leur caractère stable ou instable. Le droit d'ingérence se lit à l'aune de cette stabilité ou instabilité, qui pourraient être analysés par la communauté internationale.
Il faut consacrer, nous Français, le temps nécessaire pour que nous nous posions la question de la mutualisation, ou au contraire du caractère national, de cette approche du nucléaire en Europe. C'est de la dissuasion nationale, mais nos intérêts nationaux ne sont pas limités à nos frontières. Cette réflexion est à poursuivre en parlant aux autres Européens détenteurs de l'arme nucléaire - je pense naturellement aux Anglais.
Il est donc nécessaire que nous reformulions notre doctrine en matière nucléaire.
Je veux finir en parlant de défense européenne.
J'ai un souvenir cruel.
Au moment de la guerre en Irak, nous avions eu un débat, organisé par une fondation estimable, avec de hauts responsables américains. J'y estimais nécessaire qu'une action internationale se fasse sous mandat de l'ONU ; j'évoquais la perspective d'une intervention chinoise à Taïwan se fondant sur le précédent américain en Irak ... j'insistais pour le respect d'un droit international sur la planète, et jugeais légitime que nous refusions de dépendre d'un Empire. Cette réflexion agaçait les responsables américains, et le principal interlocuteur américain a répondu : "Ce que vous dites n'a plus aucune importance : le gouffre technologique qui s'est creusé entre les Etats-Unis et vous est tel, qu'il est illusoire de penser que vous puissiez exister au niveau où nous existons". J'avais trouvé cette remarque cruelle et révélatrice.
Les gouvernements de l'Union européenne devraient réfléchir à cela : la priorité des priorités est la construction d'une défense européenne - pas une armée européenne, ce n'est pas la bonne perspective - la mise en synergie de capacités militaires nationales, à qui on permet de manoeuvrer ensemble, d'interagir ensemble, d'échanger des renseignements. Perspective beaucoup plus réaliste et rapide, que celle qui voudrait renoncer au caractère national des armées.
Quel est le principe de la défense européenne ? Que l'Europe se donne pour obligation de se défendre elle-même. Que notre défense soit assurée par nos capacités. Nous sommes plus nombreux et aussi riches que les Américains, il n'y a aucune raison que nous renoncions au devoir de nous défendre nous-mêmes. Nul ne peut exclure que les Américains pensent un jour avoir d'autres priorités. Organiser ou assurer la défense du territoire européen, c'est notre affaire, notre responsabilité ; les Etats européens qui ne partagent pas cette idée, il faut les en convaincre.
On a claironné des communiqués de victoire sur [le sommet franco-britannique de décembre 1998 à] Saint-Malo ; en vérité les résultats sont extrêmement minces ; comme nous l'a dit tout à l'heure le directeur adjoint de l'Agence européenne de Défense, l'état d'esprit n'est absolument pas celui-là.
Il est nécessaire, par un livre blanc européen d'abord, par un document qui explique nos buts et les évolutions que nous voulons suivre, d'exprimer l'inspiration, le projet de défense européenne.
Là encore, nous avons une responsabilité éminente : cela ne se fera pas si les dirigeants français ne sont pas au rendez-vous.
C'est quand nous aurons fait cela, c'est dès que les Européens auront arrêté la volonté de prendre en main leur propre défense, que l'Alliance atlantique aura un autre visage, et toutes les réticences françaises qui se sont exprimées au cours des dernières décennies, s'effaceront. Je suis persuadé que beaucoup de Français n'accepteront pas d'être suiveurs, ils voudront être partenaires dans une Alliance atlantique rénovée.
Mutualisation, coordination, ces principes de la défense européenne doivent devenir pour nous le coeur d'une politique de défense de l'avenir.
Voilà les quelques idées que je voulais évoquer devant vous, pour ouvrir les réflexions que les plus intéressés parmi vous conduiront jusqu'à la fin de l'année 2006.Source http://www.udf.org, le 23 juin 2006