Interview de M. Jean Glavany, ministre de l'agriculture et de la pêche, dans "Les Echos" le 8 mars 2001 sur la réorientation de la PAC, les relations franco-allemandes et les mesures prises pour endiguer l'épidémie de fièvre aphteuse et de vache folle.

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Q - Compte tenu des pressions actuelles, l'Europe va-t-elle pouvoir faire l'économie de vraies réformes jusqu'en 2006 comme le prévoient les accords de Berlin ?
R - Certaines des crises qui surviennent montrent la nécessité d'une réorientation de la Politique agricole commune. Les agriculteurs doivent conclure un nouveau contrat avec la société pour passer du "produire plus" au "produire mieux". Je ne conteste pas la nécessité d'une bonne productivité, car l'agriculture doit être productive, mais je dénonce le productivisme, c'est-à-dire la recherche de la productivité à tout prix. Il y a eu assez de dégâts sociaux, environnementaux et sécuritaires pour qu'on en tire les leçons. Une réorientation de la PAC est plus nécessaire que jamais. Elle est attendue par l'opinion européenne et est incontournable dans les dix ans qui viennent. Si on ne voit pas cela, on est aveugle. Elle a été beaucoup trop timide à Berlin, et, d'une certaine manière, la copie reste à écrire.
D'un autre côté, l'agriculture est un secteur économique au même titre que les autres, où les agriculteurs, comme les entreprises, ont besoin de visibilité à moyen et à long terme pour investir et se développer. Si les règles changent tous les deux ou trois ans, cela devient impossible. La PAC est un lourd paquebot qui ne peut pas faire demi-tour comme un Zodiac. Les virages sont longs. Raison de plus pour donner des coups de barre volontaires.
Q - Cela veut-il dire qu'on n'attendra pas 2006 ?
R - Les règles du jeu ont été fixées à Berlin jusqu'en 2006. Donc, il suffit qu'un seul pays membre s'y oppose pour empêcher que les règles ne changent avant. Cela étant, nous avons un rendez-vous de mi-parcours en 2003 pour certains secteurs. Il ne serait pas inconvenant qu'à l'occasion de cette rencontre, on puisse donner des signaux politiques forts, montrant qu'on a tiré les leçons des crises et reçu le message de l'opinion.
Q - Quels seront ces signes politiques forts ?
R - Un signe politique fort serait de réorienter un certain nombre d'aides publiques à la production vers le développement rural. Les aides dites de marché seront de moins en moins légitimes, y compris devant l'Organisation mondiale du commerce. Et le deuxième pilier de la PAC, couronné à Berlin, mais insuffisamment pris en compte, celui du développement rural, sera de plus en plus le moyen privilégié pour intervenir en agriculture. On n'a jamais pu en débattre à Berlin. Essentiellement parce que la présidence allemande, qui n'avait pas obtenu le cofinancement qu'elle souhaitait, a refusé d'étudier toute autre possibilité.
Du coup, on a abouti au compromis mal taillé de la modulation facultative (une ponction sur les aides européennes pour encourager des modes de production plus soucieux de l'environnement et de la qualité, NDLR). Elle n'est appliquée que par deux ou trois pays. La France a été la première à la mettre en uvre. Le Royaume-Uni, l'Italie et maintenant l'Allemagne sont en train d'étudier cette possibilité. Je serais personnellement d'accord pour qu'on rende cette modulation obligatoire en Europe, soit en plafonnant les aides, soit en les rendant dégressives. Cela ne bousculerait pas les équilibres et serait bien accepté par les organisations professionnelles françaises.
Q - Le moment est-il opportun pour réduire les aides à la production alors que jamais les Etats-Unis, le premier concurrent de l'Union européenne, n'en ont distribué autant ?
R - Cette décision ne changerait rien au montant des aides données à l'agriculture. Mais cela reviendrait à les distribuer plus intelligemment pour faire mieux plutôt que plus. L'intervention publique dans l'agriculture américaine pose un problème majeur aux relations économiques internationales. Les soutiens octroyés par Washington ont augmenté de 700 % ces quatre dernières années. Tous les interlocuteurs, y compris le groupe de Cairns, qui était beaucoup plus agressif à l'égard de l'Union européenne ont compris que ce n'était plus 1'Europe qu'il fallait accuser.
Les aides américaines sont d'autant plus gênantes qu'elles sont massives, dérèglent les marchés internationaux beaucoup plus que Washington ne veut bien le reconnaître et qu'elles sont erratiques. La PAC a de gros défauts, mais au moins elle est transparente, programmée et prévisible.
Q - Peut-on raisonnablement penser produire mieux, plutôt que plus et préserver la position française de premier exportateur agro-alimentaire dans le monde ?
R - On peut produire mieux et plus. Je pense que la France peut gagner de nouvelles parts de marché en produisant mieux. C'est vrai même pour les grandes cultures. Quand je demande aux Chinois pourquoi ils n'ont pas respecté leurs engagements d'achat de blé à la France, ils me répondent qu'ils n'ont pas obtenu la qualité qu'ils souhaitaient. La compétitivité du blé français doit se faire sur un rapport qualité-prix et pas seulement sur des questions de rendement.
La France est le premier exportateur de produits transformés dans le monde avant les Etats-Unis, et je n'ai aucunement l'intention de brader cette réalité. Mais la valeur ajoutée de l'industrie agro-alimentaire peut se faire autant sur la qualité que sur la quantité.
Q - L'Allemagne vous suivra-t-elle dans les réorientations que vous souhaitez voir adapter à Bruxelles ?
R - Paradoxalement, les deux ministres qui parlent le plus aujourd'hui de réorienter les aides sont deux écologistes qui viennent d'arriver en Allemagne et en Italie, les deux pays membres qui s'y sont le plus opposés à Berlin. Il est vrai que des prises de conscience ont eu lieu depuis : le gouvernement allemand semble, aujourd'hui, vouloir aller vite et fort dans le sens d'une réorientation de la PAC.
Q - Plus vite et plus fort que vous ne le souhaiteriez vous-même ?
R - Peut-être pas. Mais probablement plus vite et plus fort qu'on ne le pourra quand on sera confronté à la réalité des choses. Je vais rencontrer Renate Künast la semaine prochaine avec Hubert Védrine et Joschka Fischer, les ministres français et allemand des Affaires étrangères. On va pouvoir commencer à s'attaquer aux problèmes de fond et essayer de trouver des convergences.
Q - La crise que traverse le couple franco-allemand ne compromet-elle pas l'avenir de la PAC ?
R - C'est sur le fonctionnement de toute l'Europe que la relation franco-allemande agit. Il en a toujours été ainsi depuis des décennies. Quand il y a des difficultés entre l'Allemagne et la France, c'est toute l'Europe qui est en panne.
Q - Jusqu'où la France est-elle prête à aller, quelles concessions est-elle prête à faire pour sauvegarder l'alliance franco-allemande ?
R - Il y a beaucoup de points sur lesquels on peut s'entendre. C'est le cas de la réorientation des aides publiques à l'agriculture, qui est un point majeur pour moi. Les contrats territoriaux que nous mettons laborieusement en place l'intéressent aussi. Renate Künast a une volonté réformatrice. Elle va me dire qu'elle ne veut pas de dépenses supplémentaires. Moi non plus, je n'en veux pas. Il n'y a rien dans nos divergences qui ne soit surmontable.
Q - Le gouvernement français n'a-t-il pas récemment pris parti pour une "renationalisation" de la PAC en s'engageant à verser des aides nationales si les autres pays membres refusaient les aides aux éleveurs de bovins ?
R - J'accepte l'argument. C'est vrai que, en rentrant dans la logique des aides nationales, on renationalise la PAC. Mais c'est à la marge, et on ne la démantèle pas pour autant. L'objectif de la Commission est de rétablir le marché, et on y travaille tous. Je ne suis d'ailleurs pas favorable à une renationalisation de la PAC, même à l'occasion des profondes réorientations que j'ai précisées.
Q - L'Union européenne peut-elle décemment défendre le modèle agricole européen dans les négociations internationales sur fond de vache folle, de fièvre aphteuse, etc. ?
R - Si on regarde le nombre de décès dus à la listériose aux Etats-Unis, je crois que la défense du modèle européen garde toute sa légitimité. Le problème est que le Canada et les Etats-Unis nous reprochent surtout de trop en faire, sur le buf aux hormones notamment. Mais leur opinion et leurs organisations de consommateurs aussi sont en train de bouger. Je suis persuadé que le principe de précaution, la sécurité alimentaire, les arbitrages seront au cur des négociations de l'OMC. Les conversations que j'ai avec les Brésiliens, les Canadiens, les Américains montrent que, malgré tous ces différends, les choses évoluent, de leur côté. Le prochain round sera l'occasion de défendre des règles d'importation justes et transparentes. Sur le buf aux hormones, l'Union européenne s'y est mal prise. Elle a trop tardé à monter un dossier scientifique apportant les preuves que les hormones sont dangereuses. On a perdu l'arbitrage parce qu'on n'avait pas les preuves scientifiques justifiant les barrières à l'importation, qui de ce fait ont été analysées comme du protectionnisme.
Q - Malgré l'absence de cas de fièvre aphteuse, la France a déjà abattu presque autant d'animaux que le Royaume-Uni. Un troupeau de bovins a même été détruit en dépit d'analyses négatives. Ne craignez-vous pas qu'on vous reproche d'être "jusqu'au- boutiste" ?
R - Bien sûr qu'on peut me le reprocher. Mais on m'accuserait encore plus facilement de laxisme si la fièvre aphteuse venait à se répandre en France. On a éliminé 20.000 ovins venus du Royaume-Uni, donc potentiellement porteurs du virus, de même que 30.000 bêtes qui ont été à leur contact. Ce sont des mesures drastiques, draconiennes, qu'on peut juger excessives. A ce stade, en l'occurrence, peu d'organisations professionnelles nous font cette critique. Mais je préfère celle-là plutôt que d'être accusé dans un mois de ne pas avoir pris la mesure du danger et du risque, et de ne pas en avoir fait assez.
Q - La France a recensé 7 cas de vache folle sur les 227.000 tests effectués depuis le début de l'année sur les bovins de plus de trente mois. L'épizootie est-elle sous contrôle ?
R - D'un point de vue sanitaire, la crise récente nous a permis d'aller au bout de l'harmonisation européenne. Avec l'interdiction des farines animales au niveau communautaire, l'allongement de la liste des "matériaux à risques spécifiés" (abats potentiellement infectants, NDLR) et la mise en uvre du dépistage systématique, je pense que nous sommes à peu près au maximum de ce que nous pouvions faire en matière de maîtrise sanitaire de la crise. Il faut cependant que ces décisions soient effectivement appliquées dans l'ensemble des Etats membres, ce qui n'est pas encore tout à fait le cas. On voit de la viande bovine circuler avec de la moelle épinière, des tests qui se mettent très péniblement en place dans certains pays Mais la Commission fait son travail de contrôle, et elle a raison de le faire.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 mars 2001)