Interview de Mme Christine Lagarde, ministre déléguée au commerce extérieur, à "BFM" le 3 juillet 2006, sur les raisons du retard dans les négociations internationales au risque de privilégier les accords bilatéraux sur le multilatéralisme.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Texte intégral

Nicolas DOZE - Avec nous ce matin Christine LAGARDE, ministre déléguée au Commerce extérieur. Bonjour Christine LAGARDE.
Christine LAGARDE - Bonjour.

Nicolas DOZE - L'heure de vérité est arrivée, avertissait Pascal LAMY avant la réunion. Les négociations sont en crise dit t-il désormais. Je vais cogner les têtes les unes contre les autres indique le directeur général de l'OMC. L'heure est t-elle vraiment aussi grave, Christine LAGARDE ?
Christine LAGARDE - Ecoutez il est évident qu'on n'a pas tiré de conclusion de cette réunion de Genève et qu'on avait fin du mois d'avril pas non plus tiré de conclusion alors qu'il devait y avoir un rapport d'Etat.

Nicolas DOZE - En avril, la réunion avait même été suspendue.
Christine LAGARDE - Tout à fait. Donc la technique utilisée par Pascal LAMY ne semble pas porter particulièrement ses fruits aujourd'hui. Moi je suis, j'ai pas lu et j'ai pas entendu en tous cas son commentaire, je vais cogner des têtes. Je suis pas sûre que ce soit la bonne approche. Je pense que mettre les négociateurs sous pression de cette façon la sera sans doute pas la meilleure solution, mais c'est sa responsabilité. Pour l'instant, c'est son choix aussi que de mener les ébats de cette manière la.

Nicolas DOZE - Alors Christine LAGARDE, quel est le point qui bloque aujourd'hui ? Tout le monde accuse les Américains sur la question des subventions agricoles, c'est bien ça ?
Christine LAGARDE - Alors ça mais vous savez, c'est trop simple de dire, de montrer du doigt et de dire, c'est l'un, c'est pas l'autre. Aujourd'hui très clairement, les Etats Unis étaient sous pression puisqu'ils n'ont fait aucune proposition dans le domaine du soutien interne. Alors le soutien interne, ce sont les subventions qui sont données par le gouvernement américain à l'industrie agro alimentaire et à l'agriculture américaine. Mais c'était pas les seuls à ne pas avoir fait de concession. Les membres du G20, c'est à dire essentiellement l'Inde, le Brésil, la Chine, un certain nombre d'autres grands émergeants n'ont fait aucune concession non plus dans le domaine des produits industriels. Et on sait très bien que c'est dans le domaine des produits industriels que nous pays développés, nous avons un certain nombre d'atouts à tirer de cette négociation. Il y a eu aucun mouvement de ce côté la.

Nicolas DOZE - Alors comment on va relancer Doha ? Enfin relancer si il y a une chance de le relancer, il y a déjà deux ans de retard, on essaie de mettre ensemble, de faire que l'Europe, les Etats Unis et les pays émergeants du G20 parviennent à s'entendre. Est-ce que le cycle de Doha est finalement un troc tellement grand qu'il est hors de portée ?
Christine LAGARDE - C'est vrai que c'est un très gros effort que d'arriver à faire converger les intérêts de pays aussi différents que la Chine, que l'Inde qui ont des populations rurales très établies et très importantes dont elles ne souhaitent pas les voir arriver en masse vers les villes, ce qui les amène à avoir une politique agricole assez conservatrice. Un pays comme le Brésil où là, au contraire, la politique agricole est très extensive et très exportatrice. D'autres pays beaucoup plus développés comme l'Australie et la Nouvelle Zélande qui, eux aussi, sont très agressifs. Donc c'est vrai que c'est compliqué et que les intérêts sont divergents et que même les groupes qui sont formés aujourd'hui entre les pays développés d'un côté, les grands émergeants de l'autre, les pays les moins avancés et puis toute une série de sous-groupes qui ont des intérêts particuliers comme les petites économies, comme les pays récemment accédant à l'OMC. Tout ça, ce sont des intérêts particuliers extrêmement différents et pour les faire converger, c'est difficile.

Nicolas DOZE - Mais alors Christine LAGARDE, qu'est-ce qui se passe pendant trois jours à Genève avec tous ces gens, ces 149 membres réunis, qu'est-ce qu'on se dit si depuis des années chacun campe sur ses positions ?
Christine LAGARDE - Alors ce qu'il faut savoir d'abord, c'est que tous les cycles de négociation de l'OMC ou du GATT précédemment ont toujours duré plus longtemps que prévu. Le fait que ça ait commencé en 2001 et que ça aurait du se terminer en 2004 et que nous sommes en 2006, n'a rien de surprenant par rapport au cycle précédent.

Nicolas DOZE - On est d'accord mais il y a quand même la peur de l'échec qui existe aujourd'hui.
Christine LAGARDE - Il faut aussi savoir laisser du temps au temps, faire que, nous sommes un peu sous contrainte parce que les Etats Unis ont eux en terme de procédure, la contrainte de ce qu'on appelle la Tripe promotion authority qui permet à l'exécutif américain de faire passer un accord multilatéral de ce type la sans avoir à en rediscuter mot par mot et article par article, les différentes dispositions.

Nicolas DOZE - Et c'est en juillet que cette disposition...
Christine LAGARDE - C'est en juillet 2007.

Nicolas DOZE - Voilà absolument. Aujourd'hui il faut que la peur de l'échec se transmette dans les Etats membres, nous dit Pascal LAMY. Si échec du cycle de Doha il y a, à l'évidence on verra émerger les accords bilatéraux et ça pourrait signer la fin du multilatéralisme. C'est quand même le grand danger.
Christine LAGARDE - C'est le risque mais de toute façon qui est déjà en cours de réalisation. Il faut savoir que par exemple les Etats Unis sont déjà en train de réactiver très sérieusement leur politique d'accords bilatéraux en en signant un certain nombre notamment avec le Maroc récemment, en, en négociant avec l'Egypte, avec la Corée, avec un certain nombre de pays. Donc ce n'est pas, si vous voulez, c'est pas une branche de l'alternative ou l'autre. Il peut très bien y avoir les deux en parallèle. Il est clair et ça la France l'a dit et redit, le multilatéralisme est préférable à toutes sortes de bilatéralisme. Mais pas au détriment de n'importe quoi. Notamment on est pas prêt, nous les Européens, à sacrifier notre agriculture simplement pour avoir en peau de chagrin quelques diminutions de tarif industriel dans certains pays qui protégeront d'autres pans entiers de leur industrie.

Nicolas DOZE - Merci Christine LAGARDE ministre déléguée au Commerce extérieur. Tous les espoirs sont désormais fondés sur ce G8 qui va se tenir mi-juillet à Saint Petersbourg.

Source http://www.exporter.gouv.fr, le 4 juillet 2006