Déclaration de Mme Dominique Voynet, ministre de l'aménagement du territoire et de l'environnement, sur les relations entre agriculture et environnement, Paris le 17 février 1999.

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Circonstance : Réunion de l'Assemblée permanente des chambres d'agriculture (APCA) sur le thème "agriculture et environnement", à Paris le 17 février 1999

Texte intégral

Messieurs les Présidents,
Mesdames, Messieurs,
Jai tenu à venir mexprimer devant vous aujourdhui, à loccasion de cette réunion spéciale que vous avez organisée sur le thème " agriculture et environnement ", car je fais le pari quil est possible de discuter sereinement de ces sujets entre gens responsables. Manifestement ceux qui sont venus se défouler dans mon ministère ne létaient pas ; je ne crois pas quils rendent service à la profession. Je ne crois pas non plus quils soient soutenus par limmense majorité des agriculteurs. Ma politique est à linverse de pratiquer une concertation systématique au sein des groupes de travail que jai mis en place et qui associent très largement les représentants des agriculteurs.
Les relations entre lagriculture et lenvironnement sont en effet un sujet fondamental, qui mérite un vrai débat, parce que, cest maintenant presque devenu un lieu commun à force de le répéter : lagriculture est aujourdhui à un tournant.
Les politiques agricoles mises en uvre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale avaient pour objectif principal, comme vous le rappelez régulièrement, de nourrir la population. Nul ne nie que cet objectif a été atteint, et même dépassé, et que la population française a pu ainsi bénéficier de produits alimentaires abondants, de qualité et à des prix très abordables.
Cependant, les effets indésirables de ces politiques sont maintenant bien connus, et je ne crois pas que ce soit une agression ou une provocation à lencontre du monde agricole que den dresser simplement le constat, et dailleurs vous le faites également.
Les effets pervers des politiques agricoles se font tout dabord sentir dans le domaine social, par une disparition massive demplois agricoles, au rythme de 40 000 par an actuellement. Le nombre dactifs dans lagriculture est ainsi divisé par deux tous les dix ans.
Alors que la défense de lemploi est affirmée comme la priorité absolue de tous les gouvernements depuis plus de 20 ans, comment ne pas sinterroger sur une politique qui mobilise chaque année en France des dizaines de milliards de francs dargent public, sans pouvoir enrayer une telle diminution du nombre demplois ?
Dailleurs, les agriculteurs eux-mêmes ne sont-ils pas les premières victimes de politiques qui conduisent à la fois à une diminution constante de la valeur ajoutée produite par lagriculture, et à une disparition progressive des exploitations ?
Les conséquences des politiques agricoles sont également très perceptibles en matière daménagement du territoire, avec des campagnes qui se dépeuplent, sauf celles proches des villes, qui accueillent les fameux " périurbains ".
Ce dépeuplement cause de graves déséquilibres territoriaux, en consacrant le partage entre des zones souvent prospères mais vides dhommes et de femmes et, par exemple, une agriculture de montagne plus proche de la nature, qui entretient ses paysages et ses milieux, mais peine à se maintenir et à permettre à ceux qui y travaillent de vivre décemment.
Enfin, et cest le thème abordé aujourdhui, les conséquences des politiques agricoles sont aussi environnementales. La situation bretonne est souvent citée en exemple : lélevage hors sol y a certes permis le maintien dune population agricole dense, mais à quel prix ? Le secteur est secoué par des crises périodiques violentes, leau des captages nest plus potable dans plusieurs cantons, certaines plages sont envahies par des marées dalgues vertes, et jen passe.
Ces conséquences portent atteinte au développement économique lui-même, puisque le tourisme est menacé dans certains secteurs, la conchyliculture ou la mytiliculture ailleurs, ou que des laiteries menacent de fermer parce quelles ne trouvent pas leau de qualité nécessaire à leur processus de fabrication, ou suffisamment de lait produit par du cheptel nourri à lherbe, comme limpose leur cahier des charges.
Les difficultés ne se résument pas évidemment aux seules régions délevage intensif : ainsi, par exemple, le recours généralisé à lirrigation assèche, chaque été, les rivières de la Beauce. Un récent rapport de lInstitut Français de lEnvironnement (IFEN) vient par ailleurs de souligner que les produits phytosanitaires sont présents dans la quasi-totalité de nos cours deau, et dans la moitié des nappes phréatiques. Enfin, les surfaces en herbe et les bocages ont considérablement régressé depuis vingt ans, et les paysages agricoles se sont banalisés.
Ce constat est-il provocateur ? Je ne le crois pas. Je crois au contraire que lhonnêteté réclame de tenir aux agriculteurs un langage de vérité, qui ne masque pas la réalité des choses. En effet, ce nest pas par une perpétuelle démagogie, motivée peut-être par une quelconque crainte des violences agricoles, que lon parviendra à définir le nouveau contrat de confiance entre lagriculture et la société françaises, et à le mettre en uvre.
En effet, en dressant ce constat, je ne veux pas charger les agriculteurs dune quelconque culpabilité. Dune part, cest évident, lagriculture est loin dêtre la seule cause de pollution. Je puis dailleurs vous garantir que je mattache tout autant à en résorber les autres sources, quil sagisse par exemple de la pollution de lair due à lusage excessif de lautomobile en agglomération, ou du traitement des déchets ménagers ou industriels.
Mais surtout parce que les agriculteurs sont avant tout des acteurs économiques qui se sont conformés à la demande de la société : ils ne sont évidemment pas coupables davoir fait ce que les politiques publiques les incitaient à faire.
Aujourdhui, cette demande de la société change. Nos concitoyens ne veulent plus seulement que lagriculture les nourrisse, ils demandent des produits sains et de qualité, des produits proches du terroir. Ils demandent également des paysages et des milieux naturels préservés, des plages où lon puisse se baigner et de leau potable à leur robinet.
Un récent sondage commandé par deux unions de coopératives agricoles indique ainsi que, pour les Français, le premier enjeu pour lagriculture française du XXIe siècle, cest de participer à la préservation des paysages et de lenvironnement. Cet enjeu arrive juste devant la nécessité de couvrir les besoins alimentaires en produits de qualité et dassurer un revenu correct aux agriculteurs.
Lagriculture française doit donc faire face à une demande complexe, multiple, parfois contradictoire. Cest donc la reconnaissance de la multifonctionnalité de lagriculture qui doit être au cur de notre politique. Il faut arriver à concilier les différentes fonctions : la production, bien sûr, parce que nous aurons toujours besoin dêtre nourris, mais aussi la fonction sociale, parce que lagriculture ne peut plus continuer à détruire sans cesse ses emplois, et enfin la fonction environnementale et doccupation de lespace.
Pour prendre en compte cette évolution de la demande sociale, la profession agricole a mis en place un certain nombre dactions volontaires tout à fait pertinentes. Les opérations FARRE, Fertimieux, Phytomieux, Irrimieux, jouent ici un rôle essentiel de pédagogie, et font évoluer les mentalités dans un sens très favorable, comme jai dailleurs pu men rendre compte personnellement en visitant une ferme FARRE, le 29 septembre dernier à Quesnoy-sur-Deûle, près de Lille.
Par leur nature même, parce quil sagit dopérations pilotes, ces opérations ne concernent toutefois quun petit nombre dagriculteurs et quune faible proportion des terres agricoles. Laction du gouvernement vise donc tout dabord à généraliser ce type dactions contractuelles, qui reposent sur le volontariat. Cest la philosophie des contrats territoriaux dexploitation (CTE), créés par la loi dorientation agricole, puisquils permettront à tout agriculteur qui le souhaite de souscrire, sur une base de volontariat, des engagements portant sur la production, lemploi, lenvironnement ou loccupation de lespace.
Cest également la philosophie de la loi dorientation pour laménagement et le développement durable du territoire (LOADDT), qui vient dêtre votée en première lecture par lAssemblée nationale : les contrats de pays permettront ainsi de définir des projets globaux de développement pour les territoires ruraux, dans lesquels lagriculture aura naturellement une place importante. Tous les acteurs économiques, et en particulier le monde agricole, seront étroitement associés à leur élaboration et à leur mise en uvre, au sein des commissions de développement installées dans chaque pays.
Cette loi permettra également de reconnaître lensemble des services que les espaces ruraux (qui sétendent au-delà des seuls espaces agricoles) rendent à la population : cest le but du schéma de services collectifs des espaces naturels et ruraux, qui constitue une des innovations fortes de la loi. Nos concitoyens nont en effet pas toujours conscience de la variété et de lampleur des services que rend lagriculture, notamment dans le domaine environnemental.
Vous avez évoqué, à cet égard, Monsieur le Président, la question des boues de stations dépuration. Les citadins nont pas toujours conscience que la valorisation agricole de ces déchets produits par les villes leur rend un grand service.
Cest pourtant le cas à la fois tant sur le plan économique, puisque lincinération de ces boues conduirait à une augmentation significative du prix de leau, que sur le plan environnemental puisque leur épandage est un mode de recyclage intelligent de matières organiques, à condition que linnocuité des produits en cause soit garantie et surveillée. Les textes réglementaires nécessaires à cette fin ont été publiés. Ils sont dailleurs considérés comme très exigeants par les gestionnaires de stations dépuration,
Le ministère de lAménagement du territoire et de lEnvironnement mène maintenant une concertation approfondie pour pérenniser cette filière. Les discussions se focalisent actuellement sur la pertinence et la faisabilité dun fonds de garantie, dont la création est la principale revendication des organisations agricoles, discuté au sein dun groupe de travail qui associe tous les acteurs concernés, en particulier les représentants de laval (transformateurs et grande distribution).
Jy suis quant à moi favorable, et jai mandaté en conséquence mes services pour étudier précisément la question. Ce nest pas un secret : dautres ministères seront plus difficiles à convaincre ! Voilà en tout état de cause un sujet sur lequel nous devons combiner nos efforts pour trouver une solution durable.
Le schéma de services collectifs des espaces naturels et ruraux contribuera en outre à préciser les conditions de constitution du réseau Natura 2000 et de mobilisation du Fonds de Gestion des Milieux Naturels, dans le climat de concertation que je me suis employé à instaurer sur ce dossier, et qui nous permettra, je lespère, daboutir ensemble sur ce dossier délicat. Le bon esprit qui règne dailleurs maintenant entre le Ministère de l'Aménagement du Territoire et de l'Environnement et les organisations agricoles a permis de faire redémarrer ce dossier, et je crois que chacun a compris quil ne sagissait pas dune mise sous cloche des milieux naturels et que la question de la rémunération des services rendus par les gestionnaires de ces milieux devait être traitée.
Quil sagisse de la LOA et des CTE, de la LOADDT, des pays et schémas de services collectifs des espaces naturels et ruraux, la France se dote des outils nécessaires pour passer dune logique de guichet à une logique de projet, mutation indispensable à la prise en compte réelle de la multifonctionnalité de lagriculture.
Mais pour être efficaces, ces politiques volontaires, contractuelles, doivent sinscrire dans un cadre économique clair et cohérent : les agriculteurs sont avant tout, je le répète, des acteurs économiques, et comme tels ils répondent dabord, et cest parfaitement légitime, aux signaux économiques qui leur sont envoyés.
Ces signaux sont de trois ordres :
- la rémunération par le marché, cest-à-dire par le prix ;
- la mise en place de taxes ;
- lattribution de subventions.
Une meilleure rémunération dune plus-value environnementale par le marché est une première piste qui me paraît prometteuse.
Le boom actuel de la demande des consommateurs pour les produits de qualité, en particulier pour les produits issus de lagriculture biologique est à cet égard significatif : les consommateurs qui achètent du bio sont prêts à payer plus cher parce quils considèrent quils consomment ainsi des produits plus sains et qui ont moins dégradé lenvironnement. Ces produits répondent également au souci des consommateurs de retrouver des liens entre celui qui produit et celui qui consomme, et de mieux savoir ce quil a dans son assiette.
Il ne sagit évidemment pas que tout le monde se mette subitement à faire du bio, mais lagriculture française a tout à gagner à répondre à cette demande, si elle ne veut pas que de tels créneaux davenir soient occupés par ses concurrents étrangers. La tendance actuelle, qui se caractérise par une augmentation spectaculaire et régulière des importations de produits bio, dont certains dailleurs correspondant à des cahiers des charges parfois plus laxistes que les normes françaises, est à cet égard préoccupante.
Il me semble en fait quil y a là deux sujets. Dune part, définir un certain nombre de critères environnementaux de base, auxquels toute la production agricole satisferait pour donner aux distributeurs et aux consommateurs les garanties quils demandent. Lintervention de la puissance publique pour définir ces critères me paraît indispensable si on ne veut pas laisser les producteurs aux prises avec les stratégies commerciales de la grande distribution. Linitiative dun réseau tel que FARRE, qui consiste à définir des critères de certification pour lagriculture raisonnée, me paraît en ce sens une démarche prometteuse.
Dautre part, il sagit doccuper les créneaux à meilleure valorisation économique. Mais attention, cette stratégie de valorisation ne saurait être durablement payante quà condition de ne pas gruger les consommateurs : les critères mis en place, notamment en matière denvironnement, doivent être crédibles, clairs et vérifiables.
Lutilisation de loutil fiscal sinscrit pleinement dans cette logique économique. Lobjectif de la réflexion actuelle du gouvernement sur la fiscalité écologique est ainsi de dissuader les comportements polluants dans tous les domaines dactivités, et parallèlement dinciter à ladoption de pratiques aussi respectueuses de lenvironnement que possible.
Le principe " pollueur-payeur " est ainsi dores et déjà appliqué en France à de nombreux secteurs dactivités. Les industriels payent ainsi par exemple depuis de nombreuses années des redevances sur leur rejets polluants, et touchent parallèlement des subventions pour leurs investissements de dépollution. Ce dispositif a été efficace : les pollutions industrielles ont en effet été significativement réduites. Les usagers domestiques sont aussi beaucoup mis à contribution.
Lagriculture est actuellement la seule à ne pas couvrir les coûts de réparation des pollutions de leau quelle engendre.
Les pollutions diffuses dorigine agricole, quelles soient dues aux engrais ou aux produits phytosanitaires, ne sinscrivent en effet pas à lheure actuelle dans la logique " pollueur-payeur ". Pourtant, comme je lai montré tout à lheure, les engrais et les produits phytosanitaires peuvent être la cause de pollutions tout à fait significatives.
Cest pourquoi différents scénarios de création dune écotaxe sur les engrais et les phytos sont actuellement étudiés, en concertation, au sein de groupes de travail auxquels les organisations agricoles sont naturellement conviées.
Pour lazote, la réflexion soriente actuellement autour de la taxation de lazote excédentaire, sur la base de bilans globaux par exploitation. Ce nest pas en effet la première molécule dazote épandue qui pollue : celle-ci sert à faire pousser les plantes ; cest bien lazote en excès qui est en cause.
La situation est différente pour les produits phytosanitaires, pour lesquels chaque molécule utilisée a un impact toxicologique ou écotoxicologique, ce qui légitime une taxation au premier gramme. Cependant, pour être juste et efficace, une telle taxation doit naturellement être différente selon la toxicité du produit, ce qui impose de définir plusieurs niveaux de taxes.
Et puis, bien entendu, il ny a pas que les taxes, il y a aussi les subventions ! En matière de fiscalité écologique, parallèlement à la création des outils de dissuasion des pollutions, que jai évoqués, je souhaite ladoption de mesures daides aux pratiques de prévention des pollutions. Je compte dailleurs sur votre collaboration pour définir les propositions les plus intelligentes possible.
Enfin, bien sûr, il y a la PAC : près de 70 milliards de francs dépensés par an à ce titre dans notre pays, cest évidemment, et de très loin, le plus fort des signaux économiques que lon puisse concevoir dans le domaine agricole et le plus puissant outil daménagement du territoire dont nous disposons. Pour répondre aux nouvelles demandes de la société, il me semble en conséquence tout à fait indispensable que la future PAC sinscrive dans le sens dune plus grande préservation de lenvironnement.
Cela suppose tout dabord que la dégressivité et la modulation des aides puissent permettre de dégager les financements suffisants pour les CTE, en atténuant par ailleurs les effets négatifs principaux des aides directes non modulées, en termes demplois et de concentration des structures. Jajouterai que, pour moi, la question de lécoconditionnalité des aides, qui consiste à faire en sorte quelles ne contribuent pas à dégrader lenvironnement, doit également être traitée.
Je ne crois pas que cest par la baisse des prix, par la course sans fin à la compétitivité internationale avec des pays dont les caractéristiques géographiques, et en conséquence les coûts de structures, sont très différents des nôtres, quon assurera lavenir de lagriculture française.
Cest au contraire par lutilisation et la valorisation de nos atouts propres, que sont la qualité des produits et de notre environnement, ainsi que la compétence de nos producteurs, que nous pourrons préserver le " modèle agricole français ". Nous le ferons en harmonie avec une société qui continue à aimer ses agriculteurs, mais risquerait de les aimer chaque jour un peu moins si elle les perçevait comme des pollueurs ou des casseurs.
Pour ne pas tomber dans la caricature, nous devons donc associer nos efforts pour relever ensemble ces défis. Elue dun secteur rural dont les paysans ont aussi le droit de vivre de leur métier, je connais les difficultés quils rencontrent et souhaite travailler avec vous pour les résoudre. En tout état de cause, je suis satisfaite que vous ayez choisi ce thème pour vos entretiens, et je vous remercie de votre attention.
(Source http://www.environnement.gouv.fr le 22 février 1999)