Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à France-Culture le 12 février 1999, sur la conférence de Rambouillet sur le Kosovo, le processus de paix au Proche-Orient, la politique de coopération, la situation au Rwanda et en Russie et sur l'élargissement de l'Union européenne.

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Texte intégral

Q - En étroite concertation avec Matignon et lElysée, vous avez vécu deux crises majeures, lIraq puis le Kossovo en ce moment même. Parce que vous vous réclamez de lécole réaliste, celle qui fonde son analyse et son action sur les rapports de force et dintérêt, force vous est de constater que la France nest plus quune puissance résiduelle et vous vous attachez donc à promouvoir une Europe forte avec, je vous cite, un maximum dinfluence française.
Alors, Hubert Védrine, ouvrons tout de suite le dossier le plus chaud, le Kossovo, bien sur. Depuis louverture de la réunion de Rambouillet dimanche, vous vous êtes rendu, je crois, trois fois aux cotes des Serbes et des Kossovars. Hier soir, votre homologue, Robin Cook, qui co-préside avec vous ce sommet, a accusé Belgrade de freiner les discussions. Alors, est-ce votre sentiment et où en est-on ce soir ?
R - Vous me permettez juste un mot sur la présentation que je trouve objective dans lensemble :
le mot « résiduel » est un mot que je nemploie pas, qui est sorti dun contexte tout à fait différent. Ce nest pas comme cela que je décris la France daujourdhui, même quand jessaie de lutter à la fois contre une nostalgie mal placée sur la grande puissance. En même temps, je combats lexpression de puissances moyennes qui est inadéquate. Je pense que nous faisons partie dun petit groupe de pays qui viennent juste après les Etats-Unis que je qualifie de « puissance dinfluence mondiale » mais cest autre chose, cest une discussion...
Q - Nous y reviendrons.
R - ... pour colloque. Cest juste sur ce petit mot parce quil pouvait avoir un rapport avec la suite de la discussion.
Je dirais quà Rambouillet, nous sommes maintenant au coeur de la difficulté mais que cétait une difficulté prévisible. On a affaire à une situation très, très compliquée : nous savons que les positions des parties sont incompatibles. Nous navons pas fait cet effort énorme avec le Groupe de contact depuis des mois et plus encore depuis des semaines, et plus encore depuis quelques jours, pour les faire venir parce que nous pensions naïvement que la solution était à portée de la main. Nous savons que de part et dautre nous narriverons à une solution que si les uns et les autres renoncent, - ce qui suppose des sacrifices et beaucoup de courage politique -, à certaines positions fondamentales, sinon on ny arrivera pas. Cette difficulté apparaît maintenant dans toute sa netteté. Ce nest pas une surprise pour moi.
Q - Mais partagez-vous lanalyse de Robin Cook sur le fait que Belgrade freine les discussions ?
R - Je dirais plutôt quon voit mieux de part et dautre quels sont les points dexigence qui, sils ne sont pas surmontés, bloqueront une solution. Par exemple, il y a, de la part de Belgrade, la question de lacceptation dune véritable autonomie que nous appelons « substantielle ». Cela ne doit pas être une autonomie apparente mais au contraire, elle doit aller extrêmement loin, plus loin que lautonomie qui avait existé de 1974 à 1989. Dautre part, il y a la question dune garantie au sol sous forme de présence militaire internationale. Voila deux points forts que les Yougoslaves refusent pour le moment.
De lautre côté, nous avons affaire à une délégation qui dit ne vouloir conclure que sur lindépendance et pas sur lautonomie substantielle. Or, aucun gouvernement au monde, après avoir examiné méthodiquement la question, lenvironnement, les voisins et ce quentraînerait cette indépendance, ne pense pouvoir soutenir cette revendication.
Voila deux points forts, voyez, et on les voit apparaître plus nettement. Alors dans le détail de la tactique, on peut dire « les Serbes bloquent là, les Albanais du Kossovo bloquent là... ». Je soulignerais surtout que maintenant on voit apparaître le coeur du dilemme.
Q - Nous sommes actuellement au coeur même de la crise. Au moment où les parties doivent enfin se rencontrer parce que tous les jours, elles sont enfermées au château pratiquement sans se voir, est-ce que vous êtes ce soir, jallais dire plutôt optimiste ? Est-ce que vous pensez que la réunion va se poursuivre la semaine prochaine et sans doute arriver à bon terme ? Ou est-ce quon risque ce week-end darriver à un blocage total ?
R - Jai dit dès avant la réunion de Rambouillet, je lai dit depuis, que nous sommes déterminés à faire tout ce qui dépend de nous pour quune combinaison de pressions, intelligemment exercées au moment opportun, fassent finalement bouger les choses et je suis dans ce même esprit de détermination. A Londres, quand le Groupe de contact a lancé cette injonction aux deux parties pour quelles viennent à Rambouillet à une date fixée par nous, - et elles sont venues -, nous avons décidé quau bout de la semaine, il y aurait une évaluation. Nous allons donc, Robin Cook et moi-même, procéder demain à une évaluation pour savoir ce que nous allons proposer à nos autres partenaires du Groupe de contact sur la poursuite éventuelle de ces négociations puisque à Londres, nous avions prévu quelles pouvaient être éventuellement prolongées si cétait indispensable, une seconde... un peu moins quune seconde semaine. Voila ce qui avait été prévu.
Q - A supposer que ces négociations aboutissent - ce que lon peut espérer - quel sera, au-delà de sa présence sur le terrain, le rôle de lOTAN ? On va dire que lOTAN ou un représentant pourrait aller à Rambouillet et puis lOTAN refuse dy aller. Comment sarticule largument politique et léventuel dispositif de sécurité ou militaire ?
R - Vous savez, autour de cette réunion de Rambouillet, il y a un déferlement de rumeurs, de déclarations qui sont des phénomènes décho, qui reviennent trois jours après, alors que les choses ont été démenties entre temps et donc, il faut essayer de décanter. II na jamais été question quil y ait un représentant de lOTAN à Rambouillet, il ny a pas eu de réunions de ce type. Il y a des réunions au sein de lOTAN pour les pays membres de lOTAN qui discutent sur le rôle de lOTAN dans une présence au sol. Mais cela pourrait être plus large. Par exemple, si on prend lexemple de la Bosnie, on est arrivé à un système dans lequel lOTAN joue un rôle mais il y a aussi une présence des Russes dans le cadre dun arrangement particulier. Tout nest pas conclu encore mais se discute, est coordonné avec ce qui se passe à Rambouillet, naturellement. Nous menons les deux négociations de front. Pour le moment, il ny a pas de mélange entre les deux.
Q - Dimanche, il a été annoncé, en principe, une réunion des ministres des Affaires étrangères des Quinze à Paris, cest une rumeur ?
R - Alors, voila ce quil en est exactement. Nous avions dit au Groupe de contact quau bout de huit jours, on allait évaluer la situation. Nous navons pas dit par avance si lévaluation prendrait la forme dune réunion des six ministres du Groupe de contact ou dun contact téléphonique, ce nest pas encore tout à fait conclu parce que dans cette affaire, nous suivons les choses heure par heure et nous nous adaptons. Cest pour cela que nous navons pas de programme fixe. II est envisagé, dans lhypothèse où nous tenons un Groupe de contact à Paris, quil y ait avant ou après, en tout cas le même jour, une réunion des Quinze de lUnion européenne sous la présidence de Joschka Fischer, - lAllemagne préside en ce moment lUnion - pour les informer avec Robin Cook et moi-même de létat des discussions. Les deux sont liés. Comme nous navons pas pris la décision définitive sur le Groupe de contact dimanche à Paris et que nous ferons peut-être cette évaluation sans avoir besoin de faire une réunion, la réunion des Quinze nest pas non plus confirmée à ce stade.
Q - Il pourrait y avoir une stratégie commune des Quinze, un embryon de politique étrangère commune à propos du Kossovo ?
R - II y en a une, il ny a pas un seul point sur lequel il y ait un désaccord entre les Quinze depuis le début.
Q - Mais vous parliez de détermination tout à lheure, est-ce que ça pourrait être une détermination à Quinze ?
R - Mais je crois que cest le cas dans le Kossovo. La politique étrangère, cela couvre tellement de sujets, tellement de crises, tellement de problèmes, quon ne peut pas imaginer que quinze pays aussi différents, réagissent brusquement de la même façon sur tous les sujets. On entend souvent des lamentations sur la politique étrangère de sécurité commune qui nest pas encore en place, parce quon en sous-estime la difficulté, bien sûr et le fait que cest une longue patience.
Mais dans le cas du Kossovo, depuis que cest une crise aiguë, - cest-à-dire mars 98 -, vous navez jamais vu une seule fois les Quinze sexprimer en discordance. Au contraire, ils ont toujours dit la même chose sur le sujet, ils ont toujours été parfaitement associés et reliés au Groupe de contact par lintermédiaire des présidents successifs de lEurope et pris les décisions qui leur incombaient sur le plan des déclarations politiques ou des sanctions qui ont été prises. Avant dailleurs même que cela explose, Klauss Kinkel et moi-même, à lautomne 97, avions déjà écrit au président Milosevic pour lui dire quil fallait durgence rétablir une situation dautonomie. Cétait déjà une démarche franco-allemande, qui avait été soutenue par les Quinze.
Cest, au contraire, un bon exemple, de cas où il y a cohérence et cohésion des Quinze. Mais naturellement, il faut tous les informer régulièrement, ce que nous ferons donc dimanche si lautre réunion a lieu dimanche. Si elle na pas lieu dimanche mais trois jours après, on le fera trois jours après. On sadapte de 24 heures en 24 heures. On décide vite et tout cela est assez souple.
Q - A Rambouillet, est-ce quune des deux parties menace de claquer la porte, dune part ?
Et dautre part, le plan de paix proposé ne vient-il pas trop tard ?
R - Le... « trop tard », cela dépend par rapport à quoi. II y a eu beaucoup defforts très anciens, simplement comme ils nont pas encore abouti, il faut tout faire pour quils aboutissent maintenant. Jai rappelé la démarche commune de Klauss Kinkel et de moi-même en novembre 97. Dautres avaient fait des propositions sur cette question du Kossovo. Je ne crois pas, de toute façon tant quun problème nest pas réglé, il faut toujours essayer de le résoudre. On peut dire cela de tous les problèmes au monde. Sur le Proche-Orient, on pourrait dire que les efforts viennent trop tard. Tant que la paix nest entièrement établie, il faut naturellement faire tout ce quon peut. Quant au début de votre question, non, personne na menacé de partir pour le moment.
Q - Monsieur le ministre, comment appréciez-vous lattitude des Russes et est-ce que vous sentez un soutien particulier de Moscou aux Serbes dans cette réunion ?
R - Lattitude générale des Russes est celle dun pays qui tient beaucoup à rester un partenaire essentiel des pays du Groupe de contact et qui, par conséquent, est sourcilleux quant à son rôle, quant à son statut et quant à la façon dont il est informé ou associé et la diplomatie russe réagit vivement quand elle a le sentiment de ne pas être traitée comme elle le devrait. Cela rejoint exactement notre analyse, qui est que nous avons intérêt à ce que les Russes soient nos partenaires dans la gestion de cette question des Balkans et aujourdhui et pour demain. Dailleurs les Accords de Dayton, par exemple, sur la Bosnie qui finalement avaient mis en place, disons, la moins mauvaise solution possible à ce moment-là, nauraient pas été possibles sans la pleine participation de la Russie. Les progrès qui ont été faits depuis, les quelques progrès qui ont été faits, cest également grâce à la Russie, entre autres. Nous gardons le même raisonnement : nous pensons que pour lavenir des Balkans, il faut que les Russes soient avec nous. Ils sont dans le Groupe de contact. Je lis souvent dans la presse, « les occidentaux » ; non, il y a les Etats-Unis, les Européens, et les Russes dans cette approche et nous souhaitons les garder avec nous. Je trouve que dans lensemble, ils sont vraiment très coopératifs. Ils ont leur point de vue, leurs analyses, parfois leur préférence sur tel ou tel point, mais avec une volonté daboutir comme nous. Ils complètent donc cet effort.
Q - En cas déchec, quelle alternative ? Les frappes aériennes ?
R - Cela dépend des conditions de léchec. On ne peut pas dire échec - frappes parce quon sait que les frappes qui ont été envisagées, ce sont sur des cibles militaires yougoslaves. Alors, cela dépend des conditions de léchec.
Q - Plus globalement, Monsieur le ministre, au-delà des partenaires actuels qui sont à Rambouillet, comment sont les relations avec lAlbanie, qui est intéressée au premier chef et puis avec la Macédoine puisque vous avez vu récemment M. Gligorov, le président. Ces deux pays sont au premier rang des parties intéressées à un règlement de la crise puisque la Macédoine comporte une grande proportion de sa population qui est dorigine albanaise. On soupçonne lAlbanie dalimenter en sous-main ou du moins certains partis albanais dalimenter en sous-main le rêve dune grande Albanie. Comment diplomatiquement ces pays réagissent-ils à cette conférence ?
R - Vous avez raison de souligner cette dimension. Ce sont des pays importants parce quils sont aux premières loges et quils sont les premiers vulnérables en cas dabsence de solution, de poursuite des affrontements et dun élargissement de la déstabilisation de la région. On trouve des populations albanaises ou dorigine albanaise dans le Kossovo, - les Albanais disent 90 %, les Yougoslaves disent que ce chiffre est inexact, il y a une controverse depuis longtemps, mais en tout cas, ils sont très majoritaires. On en trouve un petit peu dans le Monténégro voisin qui est une autre partie de la Yougoslavie, et naturellement en Albanie mais aussi en Macédoine. Il y a un élément de réflexion là-dessus dans la mesure ou une partie des responsables des Albanais du Kossovo, ceux qui sont proches de larmée de libération du Kossovo, lUCK, disaient - ils ne le disent pas toujours mais enfin beaucoup dentre eux lont dit -, que leur véritable programme, cest le regroupement de lensemble des Albanais.
Alors ça, cest un programme qui change complètement la donne, qui est déstabilisant, qui est mortel pour la Macédoine par exemple et qui est déstabilisant pour la plupart des autres pays. Tous les dirigeants des pays voisins disent quils ne soutiennent pas cette revendications du regroupement des Albanais, quon ne peut pas faire cela dans les Balkans parce que cest comme le regroupement des Serbes ou des Croates, ou des autres. Cest incompatible avec des structures dEtat stables. Il faut essayer dans lEurope moderne de dépasser ce type de critères, sinon on réouvre la boite de Pandore. Officiellement, tous ces pays sont pour la solution du Groupe de contact et je ne connais pas de gouvernement qui ait soutenu une autre approche. Quand je dis la solution du Groupe de contact, je rappelle que cest celle de lautonomie substantielle qui soppose tant au statu quo qui est intolérable quà lindépendance.
Q - Au sein des frontières de lactuelle Yougoslavie.
R - En Albanie, il y a un problème particulier : cest un pays très instable, dans lequel le gouvernement central de Tirana ne contrôle pas vraiment tout le pays. On sait que le nord de lAlbanie - disons - sautogouverne et quil y a dans le nord de lAlbanie différentes forces politiques qui sont en sympathie avec certains Albanais du Kossovo qui jouent plutôt la carte de lindépendance que la politique modérée de, par exemple, M. Rugova. Cest vrai que cest compliqué. Cest pour rendre compte de tout cela quon a arrêté cette idée dautonomie substantielle.
Q - Pour rester dans les Balkans mais sortir un petit peu du Kossovo. Christopher Hill, disait lautre jour à Rambouillet que le souhait de la diplomatie américaine était darriver à terme dans cette région du monde, cette région dEurope plutôt, à des pays où les libertés soient totalement garanties : celles de circuler, celle de sétablir, celle de penser ce que lon voulait. En fait, il dessinait en quelque sorte lesquisse dune Europe élargie à laquelle participeraient les pays balkaniques. Quel est le sort à terme de ces pays ? Quel est leur avenir face à lUnion européenne ?
R - Dans le livre que jai écris en 95-96 consacré à la politique étrangère de François Mitterrand sur les quatorze années, je conclus le long chapitre sur la désintégration malheureuse de lex-Yougoslavie par la formule, « il faut européaniser les Balkans ». Cest dire à quel point je suis daccord, naturellement et depuis très longtemps, bien avant les discussions, sur cette question immédiate. II faut un programme qui doit être pensé par lEurope, qui permette enfin - ça prendra le temps que cela prendra - à lensemble de ces pays des Balkans de franchir les étapes qui feront au bout du compte quils soient une partie normale de lEurope moderne, sur tous les plans, sur le plan des valeurs, de la démocratie, etc...
Il faut prendre la situation là où elle est : on a cette crise aiguë au Kossovo, on a la situation en Bosnie où les Accords de Dayton ont établi la sécurité au jour le jour mais dans lequel les trois communautés, en réalité, ne se mélangent pas et les réfugiés ne rentrent pas dans des zones où ils ne sont pas majoritaires, donc on nen est un peu au même point sur ce plan. LAlbanie, on en parlait, cest compliqué. Il faut naturellement consolider ce pays mais comment ? Et puis, il y a naturellement des pays qui sont dans une situation bien meilleure, beaucoup plus avancée, qui eux veulent entrer dans lOTAN, sont candidats à lUnion européenne comme la Roumanie et la Bulgarie. Il faut avoir une diversité dapproche mais un seul objectif, il faut que le plus tôt possible, - je ne sais pas si cest dans cinq ans, dix ans, quinze ans -, tous ces pays soient en mesure de rentrer et que lUnion européenne soit en mesure dassumer le choc. Mais en tout cas, voila le cap : européaniser les Balkans.
Q - Alors, une dernière question sur ce thème des Balkans : quel regard portez-vous sur lévolution du région Milosevic et notamment ce rapprochement avec son ex-opposant, Vuc Drascovic ?
R - Je ne ferai pas un commentaire global mais sur le sujet qui nous occupe au premier chef aujourdhui, nous sommes obligés de constater quil y a une quasi-unanimité en Yougoslavie et en Serbie, sur ce sujet puisque la position, sagissant du Kossovo, va de lextrême-droite jusquaux anciens opposants comme Drascovic, le vice Premier ministre, que jai rencontré hier. Ils sont très, très fermes sur le fait que le Kossovo est vraiment partie intégrante, historiquement et en terme de droit international, de la Serbie et de la Yougoslavie. Ils nenvisagent au maximum quune autonomie et encore en discutant terme à terme, cest lobjet de la négociation. On est obligé de constater quil y a des désaccords fondamentaux sur le régime, les institutions, la démocratie, la liberté dexpression, tout ce qui va avec mais sur le Kossovo, non, il ny a quasiment pas de nuance.
Q - Deuxième point fort de lactualité internationale, cette semaine, le Proche Orient, le Proche et le Moyen-Orient dailleurs. Lundi, nous avons été nombreux à suivre en direct les obsèques du Roi Hussein de Jordanie, laffection était très présente sûrement, laffliction aussi, bien sûr mais au-delà, on sentait surtout linquiétude sur le devenir de ce petit pôle de stabilité dans le Proche-Orient compliqué.
A cette occasion, Monsieur le Ministre, vous avez déclaré quil y aurait une vraie continuité parce que cest lintérêt fondamental de la Jordanie et que Amman continuera dêtre un pays désirant ardemment de faire la paix, de faire tout ce qui est en son pouvoir pour cela. Votre homologue allemand, M. Fischer, qui préside le Conseil des ministres de lUnion européenne, est actuellement en tournée au Proche-Orient. Comment expliquez-vous le surplace du processus arabo-israélien et comment le relancer ?
R - Dabord, je confirme que je suis convaincu que le Roi actuel de Jordanie est inspiré par les mêmes idées que son père à cet égard et quil est convaincu que la paix, donc la relance du processus de paix et sa consolidation sont indispensables à la Jordanie, compte-tenu de la nature de ce pays, de la situation où il se trouve. Je suis sûr quil y aura continuité, en tout cas désir de continuité mais jai indiqué que tout dépendait de ce qui est en son pouvoir. Et précisément, je crois que lavenir de la région dépend en plus grande partie de ce qui se passera dans les élections en Israël. Je ne veux pas mingérer dans la campagne électorale israélienne. Il faut souligner que ce sera déterminant.
Q - Vis à vis de la Jordanie, allez-vous prendre des décisions concrètes, par exemple économiquement pour aider ce pays, comme lont fait les Etats-Unis ?
R - Oui mais ce nest pas nouveau. Cela fait longtemps que lEurope est un énorme donateur dans toute la région et que ces questions sont débattues régulièrement au sein des Conseils des ministres de lUnion européenne à Quinze. Je veux dire que ce nest pas précipité par ce triste événement quest la disparition du Roi Hussein, cest une politique continue, de longue haleine. La priorité pour la région, cest évidemment la relance du processus du paix mais pour savoir si nous sommes dans une configuration qui le permet, il faut savoir quel est le résultat de la campagne électorale en Israël.
Q - Alors justement, le 17 mai et le 1er juin auront lieu ces élections israéliennes destinées à renouveler le Parlement et la nomination du Premier ministre, est-ce que, sans rentrer dans la politique israélienne interne, vous verrez dun heureux oeil le retour des travaillistes ?
R - Alors ça, précisément, cest une ingérence directe !
Q - Cela ne nous avait pas échappé !
R - Il faut essayer de léviter. Ce que je peux dire, cest que quand M. Netanyahu avait été élu, il avait été élu après avoir annoncé quil faisait campagne contre les accords de paix et contre le processus de paix parce quils les trouvaient déséquilibrés, contestables du point de vue dIsraël, etc... Il avait dit les choses clairement, il avait fait campagne contre et il na cessé dagir en tant que Premier ministre contre les engagements pris pour les renégocier, les rediscuter, les remettre en cause, même des accords quil a lui-même finalement signés. Il a eu une sorte de cohérence à cet égard.
Cest vraiment aux électeurs israéliens de choisir. Ce que je peux dire de lextérieur, cest ce qui pour nous est important, est la relance du processus de paix. II faut donc écouter et observer ce que vont dire les différents candidats en lice sur la façon dont ils conçoivent la façon dont Israël tient les engagements pris dans le passé, dans les différents accords, (Madrid, Oslo, Wye River, etc...) et comment ils conçoivent la poursuite de ce processus au-delà des problèmes déjà théoriquement réglés par ces accords.
Q - Est-ce que lidée dune confédération jordano-palestinienne est un projet politique que vous appuyez ?
R - La France na jamais été à aucune époque spontanément favorable à cette idée, dans la mesure où cétait, en général, présenté par un tour de passe-passe, comme étant une solution de remplacement et qui correspondait à lidée quon pouvait peut-être régler le problème israélo-palestinien en faisant comme si cétait simplement un problème avec la Jordanie, pays déjà assez largement palestinien et sans avoir à reconnaître aux Palestiniens des droits spécifiques et un territoire spécifique : cela a souvent été historiquement présenté ainsi. Mais, depuis 1982, dans le fameux discours à la Knesset de François Mitterrand, cela fait très longtemps que la France a reconnu que les Palestiniens avaient un droit à lautodétermination, pouvant conduire à un Etat. On est donc sur une ligne différente.
Maintenant, si les intéressés, eux-mêmes directement, arrivaient à trouver dans des discussions une configuration dans laquelle ils combineraient tous ces éléments, y compris des relations étroites avec la Jordanie, pourquoi pas ? On ne va pas dire à leur place ce quil faut penser. Je réagissais plutôt à lusage historique, antérieur, de ce terme.
Q - Vous parlez dun Etat palestinien, poussez-vous à lavènement de cet Etat palestinien, le 4 mai, selon le calendrier dOslo. A la fin de la période intérimaire dautonomie, M. Arafat envisage de proclamer unilatéralement un état palestinien, quest-ce que vous en pensez ?
R - II rappelle quil en a le droit au terme théorique des accords passés. On ne sait plus très bien où on en est des accords et des calendriers dapplication, on est fort loin de ce qui avait été prévu. Il rappelle quil a ce droit, que personne ne peut lui enlever ce droit mais en même temps, on voit bien à la façon dont il conduit les choses quil ne cherche pas, semble-t-il, à prendre des décisions unilatérales rendant la situation encore plus compliquée quelle nest.
Il a un droit. Maintenant, il est clair que ce serait encore mieux si ce droit sinscrivait dans une solution négociée mais cela dépend de la relance générale du processus, dont on parlait il y a un instant.
Q - Mais Hussein décédé, Arafat, malade, les hommes israéliens en campagne, quels sont les hommes forts avec qui vous pouvez discuter de lavenir du Proche-Orient ?
R - Vous savez, on discute avec les gens qui sont là au moment où on a besoin de parler...
Q - Parce que vous navez pas parlé de la Syrie encore.
R - ... Parce que vous ne mavez pas questionné. On ne choisit pas les interlocuteurs en se disant « il est trop malade... »
Q - Mais est-ce que cest un handicap sérieux pour la diplomatie ?
R - ... non, il faut mettre de côté les aspects physiques. Regardez lextraordinaire courage du Roi Hussein, jusquà la fin. II y a quelques semaines, quand les négociations de Wye Plantation marquaient le pas, alors quil y avait la présence du président Clinton, de Mme Albright etc... il est sorti de sa clinique et il est venu, là, pour discuter avec les uns et les autres. Il a jeté toute son autorité morale dans la balance. Cétait quelques semaines avant sa mort, donc, le fait quil ait été malade - depuis, nous dit-on maintenant, huit-neuf ans, je crois - nempêchait pas quil ait joué un rôle, quil ait incarné la stabilité de son pays et quil ait été vraiment engagé jusquau bout.
Yasser Arafat, on ne sait pas très bien, il y a eu des inquiétudes, on a lu des articles qui sinterrogeaient sur sa santé. Ce quon voit, cest quil tient les rênes et quil a une conduite politique claire. Prenons les problèmes les uns après les autres. Bien évidemment tout le monde, un jour ou lautre, finit par disparaître mais il faut prendre les problèmes tels quils se présentent aujourdhui et traiter avec ceux qui sont la pour essayer, je le disais, de redébloquer.
Q - Alors, on reste avec vous pour évoquer un autre point fort de lactualité de la semaine, lIran avec le vingtième anniversaire de la révolution. Est-ce quil y a une date arrêtée pour la venue en France du président iranien, qui était prévue au printemps ?
R - Oui, il y a une période qui est le printemps. Des discussions sont en cours pour décider dune date précise.
Q - Et vous avez décidé aussi de faire un rapprochement irano-français, notamment dans le domaine culturel.
R - Je voudrais dire pourquoi et dans quel contexte. Ce qui sest passé, cest quil y a eu lan dernier lélection dun nouveau président en Iran, le président Khatami. Après analyse du corps électoral, on a vu que dabord, il y avait un taux de participation très, très élevé, beaucoup de femmes, beaucoup de jeunes et que ce nétait pas du tout le candidat préféré des tendances les plus conservatrices issues de la révolution islamique. Ce qui a provoqué un intérêt, dans le monde notamment occidental et en Europe.
Q - Intérêt que vous avez montré en y allant au mois daoût.
R - Alors après quon ait discuté entre nous, après quon ait réglé entre Européens un problème qui était lié au fait que lambassadeur dAllemagne avait été expulsé, on sétait solidarisé avec lui. Entre Européens, on sest dit « au fond, on peut faire des analyses diverses, nuancées, sur lampleur et la vitesse du changement en Iran mais ceux dentre nous qui estiment quil est temps de reprendre le dialogue peuvent le faire ». Nous nous sommes donnés cette liberté, les uns aux autres. Deux pays, lItalie et la France surtout, ont décidé davancer dans ce dialogue avec lucidité et prudence parce quil y a beaucoup de points de préoccupation ou de désaccord. Mais en même temps, il y a un vrai intérêt parce quil y a un président et un gouvernement qui veulent manifestement réouvrir ce pays, changer les choses et même utiliser ce dialogue avec ceux des pays qui, comme le nôtre laccepte, pour en faire un acteur de changement interne et de modernisation. Doù par exemple des accords culturels ou autres.
Q - Alors question de principe et danniversaire, toujours, dimanche prochain le 14 février, dixième anniversaire, Khomeini lançait la fatwa contre Salman Rushdie. A lépoque, on avait dit que cétait un préambule absolu à toute reprise de discussion, il semble maintenant que lon semble oublier ce principe, alors que lIran se refuse à relever cette fatwa..
Non, on noublie pas le principe mais on ne veut pas prendre la responsabilité de ne pas répondre à louverture que tentent des responsables en Iran qui veulent faire bouger les choses chez eux et qui manifestement, ne peuvent pas faire tout bouger en même temps, ni le même jour. Il y a différentes forces, il y a différentes tendances, et il sagit de savoir si on laisse passer cette occasion, peut-être historique, ou pas. Nous, nous prenons nos responsabilités...
Q - Au prix de la fatwa ?
R - Non, pas au prix de la fatwa parce que cela ne change rien. Dailleurs dans ce dialogue, tous les sujets de désaccord, je le disais à linstant, sont abordés tout ce qui touche à des désaccords philosophiques ou politiques et aux Droits de lHomme, - cela va des problèmes de principe comme celui que vous évoquiez jusquà des cas très particuliers sur lesquels nous discutons. Il ny a dailleurs plus de politique étrangère aujourdhui qui puisse faire limpasse sur ces questions ou sur cette dimension. Mais est-ce que nous allons nous cantonner dans des postures de principe et laisser passer loccasion utile daccompagner un mouvement de changement qui permettra peut-être à ce président et à ce gouvernement en Iran daller plus loin, en dépit des obstacles considérables quils rencontrent sur leur chemin ? Non, nous préférons, nous, être constructifs.
Q - Un mot sur lIraq maintenant, voici deux mois commençait lopération « Renard du désert » avec les résultats que lon sait. La France a semblé relativement impuissante à infléchir lhyper puissance justement américaine. Si la première fois, laviation française avait servi, cette fois-ci on a eu des frappes et une manière dagir qui nétaient pas conformes, sans doute, à lidée que la France se faisait des rapports avec lIraq et la manière de régler ce problème.
R - Les deux crises sont différentes. Au printemps, nous nous sommes engagés dans un effort diplomatique intense qui a pas mal contribué, je crois, à leffort de la mission qua intelligemment mené le Secrétaire général des Nations unies. Les Iraquiens ont bougé dans cette affaire, il y a eu un accord entre Kofi Annan et Tarek Aziz.
Arès, il y a eu toute une série de crises dans lesquelles les Iraquiens ont accumulé les provocations, ou bien refuser dappliquer pleinement lesprit de cet accord. Je ne dis pas quil ny a pas eu dautres sortes de provocations mais enfin, il y en a eu de part et dautre. Nous avons quand même fait, nous les Français, au sein du Conseil de sécurité, un gros effort, notamment pendant lété et plus encore en septembre, pour quon essaie de sortir de cette impasse pénible. Les conséquences humanitaires sur le peuple iraquien sont désastreuses, nous avons essayé de faire un gros effort pour sortir de cela. Nous avons mis au point une idée qui était de faire une sorte dexamen global du travail de désarmement qui avait mené en Iraq depuis le lendemain de la guerre du Golfe, qui a permis dailleurs de détruire des quantités extraordinaires darmes, de fusées, darmement chimique, bactériologique. Il y avait un arsenal énorme mais on ne sait pas encore si on est tout à fait au bout ou pas. Cétait, en quelque sorte, un progrès puisquon disait :
« on va faire le point complètement et on va essayer de passer à un régime plus tourné vers lavenir, moins fondé sur linventaire des programmes passés et plus tourné vers lavenir ». Dans le jargon élyséen, cela signifiait quon devait passer au contrôle continu.
A ce moment-là, alors quon sétait beaucoup engagé, quon avait beaucoup travaillé, lIraq a de nouveau interrompu toutes les formes de coopération avec les commissaires quels quils soient et pas uniquement avec M. Butler, et beaucoup plus encore quils ne lavaient fait au printemps. Nous nous sommes trouvés dans une situation où, du coup, la proposition iraquienne est apparue comme incompréhensible par nous, mais aussi par les Russes, par les Chinois. Il ny a pas eu un pays au Conseil de sécurité qui nait trouvé compréhensible cette attitude. Ce qui ne veut pas dire quon nait pensé ensuite quune action unilatérale de bombardement soit de nature également à régler le problème...
Q - Même lallié européen anglais, vous ne lavez pas dissuadé de cette politique autonome de lhyper-puissant américain...
R - Comme je le disais, on part de situations différentes sur beaucoup de sujets et puis, en temps de crise, ce sont des réflexes de fond qui ressortent et on na pas le temps délaborer des positions communes, les compromis des uns et des autres. Les Anglais ont eu une réaction différente sur ce type de sujets. Ce qui ne les empêche pas dêtre, je crois, de bonne foi quand ils disent vouloir développer avec nous une identité européenne de défense. Cette action a été menée, nous ny avons pas participé, comme vous lavez vu.
Nous avons dit à plusieurs reprises que ce nétait pas une façon de régler le problème et que les conséquences en étaient tout à fait regrettables. Depuis lors en janvier, nous avons fait des propositions précises pour sortir de cette crise iraquienne qui comporte la levée de lembargo pour mettre un terme à cette tragédie qui déstructure cette société. Comme tous les pays voisins de lIraq restent extrêmement méfiants, quaucun dentre eux ne pense que ce pays est devenu sans danger - en tout cas pour lavenir -, il faut bâtir un système de contrôle pour prévenir tout éventuel réarmement et toute utilisation détournée des revenus éventuels du pétrole que nous ré-autoriserions à être vendu. Ce sont des idées cohérentes, complètes et les discussions qui se tiennent à lONU depuis la mi-janvier, ont lieu sur nos idées. Mais le problème, bien sûr, nest toujours pas réglé.
Q - Nous allons maintenant évoquer lAfrique, là encore en nous appuyant sur lactualité de la semaine. Vous savez que, mercredi, le Conseil des ministres mettait sur pied la dernière pièce de sa réforme de la politique de coopération française. Le Conseil des ministres a approuvé un décret pourtant création du Haut conseil de la coopération internationale. Cest un organisme qui constitue le dernier élément de la réforme de la coopération telle quelle a été annoncée il y a un an par Lionel Jospin. Il avait eu ces mots : « la réforme proposée se donne pour objectif de simplifier et mettre en cohérence le dispositif français de coopération internationale et daide au développement afin de la rendre plus efficace et plus transparente ». Un an plus tard, quel premier bilan peut-on tirer ?
R - Le bilan est assez simple : cette réforme de la coopération qui avait été envisagée à plusieurs reprises depuis 20 ans et qui avait été différée deux fois si ce nest trois pour de multiples raisons, a finalement été décidée par Lionel Jospin. Cela a été mis en oeuvre et a abouti à une fusion des ministères des Affaires étrangères et de la Coopération.
Aujourdhui, tout est regroupé au sein du ministère des Affaires étrangères et a entraîné une refonte complète de plusieurs directions qui traitaient avant ces sujets soit aux Affaires étrangères, soit à la Coopération. Je rappelle que lambition est bien de donner une cohérence densemble, à la fois à ce qui touche à laide au développement qui était géré par le ministère de la Coopération pour un certain nombre de pays et, dautre part, à toutes les formes de coopération internationale. Cela englobe donc toute notre coopération culturelle qui est dune importance considérable mais également la coopération technique, scientifique, les échanges artistiques, toutes les activités. La France a des activités de coopération ou daide avec les 184 autres pays du monde. Cela peut aller jusquà de laide au développement dans les pays les moins avancés et vraiment les plus pauvres jusquà des échanges en matière dastronomie avec des savants japonais ou californiens. Cela couvre tout. Cela est maintenant cohérent dans un ministère qui a refondu des outils et des directions pour cela : fusion des personnels avec un mélange des postes pour quon ne perde pas les savoir-faire et lexpertise qui ont été accumulée au fil des décennies et qui sont précieux. Et, toujours pour la cohérence, un comité qui se réunit une fois par an auprès du Premier ministre qui est préparé des semaines avant avec tous les ministres concernés - et pas uniquement les deux co-secrétaires - cest-à-dire en premier lieu le ministre des Affaires étrangères et le ministre de lEconomie et des Finances, et un Haut conseil parce quil faut associer les forces vives de ce que lon appelle aux yeux de la société civile où il y a énormément de personnalités, dassociations, dorganisations, dONG qui sont passionnées par ces questions. On a beaucoup travaillé en peu de temps.
Q - Alors justement, ces ONG en particulier, les associations qui travaillent sur le terrain, reprochent souvent à laide publique au développement dêtre mal distribuée, de manquer defficacité, parce que, comme on le sait, cela aboutit dans la poche de gens qui ne sont pas les plus pauvres. Alors, avez-vous commencé à remédier à cette situation ?
R - Cest-à-dire les mêmes, qui en même temps, regrettent amèrement la diminution de laide publique au développement. A cet égard, la France a fait de gros efforts pour rester à un niveau très élevé. Elle reste le troisième pays en valeur absolue daide au développement, et le premier pays du Sommet des 7.
Il faut faire attention parce que certaines de ces critiques alimentent lapproche purement ultralibérale qui consiste à dire, que ces pays nont besoin que de commerces, ils nont quà se brancher sur le commerce international et lépoque de laide au développement est terminée. Cela ne veut pas dire que les critiques ne soient pas fondées mais il faut avoir un bon équilibre. Il faut faire en sorte que ces aides soient correctement utilisées. En réalité, jai eu loccasion dans le passé de suivre ces questions et la plupart des polémiques qui portent sur des projets idiots ou pharaonesques, trop coûteux, ne sont pas des projets daide étrangère. Très souvent, ce sont des projets qui sont financés dans les pays concernés sur le budget national. Laide nationale est quand même très contrôlée, lopportunité, lutilité des projets. Quelquefois, il peut y avoir des erreurs dans le choix des projets mais cest quand même assez contrôlé, assez transparent. Cela lest de plus en plus. Laide européenne lest assez aussi.
Par contre, il y a évidemment lopportunité pour chacun de ces pays dutiliser ces fonds comme il lentend. Donc, il faut faire les deux : maintenir un haut degré daide et être toujours plus transparent et rigoureux dans les décisions.
Q - On va évidemment dire un mot sur le Rwanda : mais quel virage tout de même en vous écoutant, vous, qui avez été aux avant-postes de la politique africaine mitterrandienne, quel virage par rapport à ce qui est mis en oeuvre aujourdhui par le couple Jospin-Chirac. Comment appréciez-vous ce virage ? Parce que vous avez été artisan des deux...
R - Je suis un acteur de ce virage.
Q - Vous le souhaitiez donc dans les années 80 mais vous ne pouviez pas le mettre en oeuvre ?
R - Je ne le dirais pas comme cela et je naime pas hurler avec les loups sur ce sujet mais je nai pas le temps de développer cette idée. Je pense que la politique française menée en Afrique - si je choque cest parce que jai peu de temps donc, vous me réinviterez une autre fois pour développer...
Q - Très volontiers !
R - Je pense que la politique française en Afrique, menée depuis, disons le général de Gaulle jusquà François Mitterrand pour simplifier un peu, na pas été sans mérite. Je pense quelle a une fonction de stabilisation, quon y a mené une politique daide au développement de très haut niveau. Je pense que ces pays ont su, que pendant ces années-là, ils avaient, dans toutes les organisations internationales, un avocat qui était la France. Si vous regardez les grands drames horribles en Afrique depuis lindépendance, - je parle des drames qui ont fait 500.000, 600.000, 700.000 morts, des choses de ce type, il y en a eu une douzaine peut-être - en dehors de ce problème quasiment insoluble que lon trouve dans la région Ouganda, Rwanda, Burundi, ou Est du Zaïre - et cest encore un problème aujourdhui de ce que lon appelle « lAfrique des Grands lacs » -, tous ces grands drames, se sont produits en dehors de cette zone française sécurisée, stabilisée par des procédés que lon trouve aujourdhui dépassés, que lopinion publique ne soutient plus comme auparavant.
Q - Hormis le Rwanda sur lequel...
R - Oui, je termine simplement une phrase. Si on veut comparer, il faut comparer la politique menée par dautres pays en Afrique ou par labsence de politique menée par dautres pays en Afrique qui sont partis et qui sen sont totalement désintéressés. Si on veut faire une comparaison équitable, il faut se demander ce qui sest passé dans la zone où il ny avait pas la France, aux 10, 12 pays que je naurais pas la cruauté dénumérer mais quil est facile de reconstituer.
Q - Alors justement, le Rwanda est en filigrane de toutes ces déclarations. Quels sont nos rapports actuels de la France avec le Rwanda ? Est-ce que laspect dabsolution à la France dans le drame, dans le génocide a été assez mal ressenti et même très mal ressenti à Kigali, est-ce que nos rapports ont changé ?
R - Vous faites allusion au rapport de la Mission dinformation animée par Paul Quilès qui est, je crois, un progrès dans les moeurs parlementaires. Je souligne que le gouvernement a pleinement coopéré. En ce qui me concerne, jai autorisé laccès à tous les documents diplomatiques qui ont été demandés. Cela a été le cas également au ministère de la Défense.
Il se trouve que cette Mission dinformation menée avec des représentants de tous les partis politiques est arrivée à une conclusion qui ne corrobore pas lacte daccusation qui avait été dressé auparavant dans certains articles par certaines organisations.
Q - Mais il est malgré tout assez critique le rapport.
R - Il est critique mais il décrit - disons - des dérives. Il considère que cétait mal coordonné, que lobjectif nétait pas clair, que les ordres étaient appliqués de façon pas nette et ce sont des choses que lon peut dire sur laide au développement, des choses que lon peut dire sur à peu près toutes les interventions menées pendant des dizaines dannées en Afrique sur lesquelles il ny a pas eu cet extraordinaire procès en sorcellerie qui a été fait sur la politique française en Afrique. Je nai jamais été mêlé directement aux décisions parce quaucune des fonctions que jai occupées ne ma amené à prendre des décisions sur les questions du Rwanda. Ce que je peux dire, - et je lavais dit devant la mission Quilès, je le dirai constamment et cest finalement corroboré, me semble-t-il, par cette analyse qui a été très loin -, cest que la France a essayé par une politique dengagement très fort dempêcher le retour des massacres qui marquent lhistoire de ce pays depuis son indépendance et quelle na réussi quà les différer si je puis dire. Tout le reste était vraiment hallucinant, si vous me permettez le terme, en terme daccusation. Cétait incompréhensible. Il ny avait aucune motivation, aucune raison, aucune justification. Il me semble que la Mission denquête a fait justice de ce qui était indéfendable. Nous avons maintenu une grande disponibilité en matière daide et de coopération technique avec le régime actuel du Rwanda mais cest un régime qui, sur le plan politique est quand même très agressif...
Q - Si vous le voulez bien, nous allons poursuivre ce tour dhorizon diplomatique quasi planétaire avec la Russie et son ex-empire avec un homme à sa tête dont on ne sait plus très bien si elle est en état de le gouverner. De tout temps, la France a eu une relation spéciale avec Moscou, soucieuse de sauvegarder un équilibre notamment en Europe ; vous-même, tout récemment, avec plus de conviction que les autres pays occidentaux, avez plaidé pour la reprise de laide du FMI à la Russie en saluant le travail courageux et sérieux de M. Primakov, lactuel Premier ministre. Alors, je voudrais vous demander, que pensez-vous des orientations actuelles de la Russie ? Sont-elles bonnes pour la crise ? Et quelle politique spécifique avez-vous vis-à-vis de ce pays en équilibre incertain et justement au moment où la Douma demande, envisage de voter la destitution de Boris Eltsine ?
R - Je mets à part les tensions ou les discussions de politique intérieure en Russie. En ce qui nous concerne, jai simplement voulu dire quà mon sens il faut poursuivre une aide à la Russie mais une aide intelligente. Je nai pas dit que le FMI ou nous-mêmes devions laider sans condition. Il sagit de savoir quelles conditions on pose. Je crois quaprès la fin de lURSS et au début de la Russie, on sest un peu trompé sur la façon de traiter léconomie russe : un certain nombre de conseillers sont venus plaquer sur des décombres de léconomie soviétique des recettes qui peuvent être excellentes sur des économies ultra développées très libérales et qui se sont progressivement dérégulées mais sur 20 ou 30 ans. Le problème auquel on a affaire en Russie na aucun rapport avec cela. On pose les conditions, parce quon ne peut pas aider comme cela, complètement aveuglément, mais que lon pose des conditions qui soient intelligentes par rapport à ce dont la Russie a besoin aujourdhui et qui supposent, dabord et avant tout, la reconstitution dun Etat qui soit capable, ne serait-ce que de collecter des impôts, de créer un environnement juridique fiable et permette aux investissements étrangers de venir. Il y a des choses basiques et je crois que lon a un peu mis la charrue avant les boeufs.
Q - Et vous croyez que M. Primakov est en train de le faire ?
R - Nous constatons quil est Premier ministre, nous constatons que cest le premier Premier ministre depuis des années à avoir le soutien de la Douma. On peut contester naturellement les points de vue de la Douma sur toutes sortes de choses mais enfin cest quand même lAssemblée qui exprime le point de vue des citoyens russes et si on veut, si on souhaite de lextérieur, un pouvoir qui puisse travailler, le fait quil y ait cet accord est un élément positif. Ce nest pas à nous de dire « cest bien, cest mal » ou donner un blanc-seing. Nous avons le droit de donner un avis sur les conditions que nous posons pour aider. Je crois quil ne faut pas prendre prétexte de la situation de lan dernier pour sarrêter daider. Je crois que ce serait un calcul à courte vue. Si nous avons aidé la Russie de Gorbatchev puis celle de Eltsine, cest aussi dans notre intérêt bien compris parce que nous avons besoin de 10, 15, 20 ans - peut-être plus - pour faire de la Russie un grand pays moderne et stable et sur le plan politique et sur le plan économique, avec lequel nous pourrons voisiner et coexister sans problème. Cest aussi notre intérêt. Trouvons des conditions qui soient utiles pour nous et pour eux.
Q - Pensez-vous que la Douma peut obtenir léviction de Boris Eltsine ? Et le souhaitez-vous après tout ?
R - Nous, nous navons pas à nous ingérer. On na évidemment pas à souhaiter cela. On ne peut que souhaiter la stabilité, ce qui veut dire que lon ne peut que souhaiter constitutionnellement...
Q - Cest la stabilité le régime Boris Eltsine ?
R - Mais il a un mandat : il est président. Il est malade mais le roi Hussein était malade et on a vu tout à lheure quil a été utile à son pays jusquau bout. Il ne faut pas entrer dans ces jeux internes. Il a un mandat qui expire, je crois, au printemps 2000 et on ne peut que souhaiter et physiquement et constitutionnellement quil soit en mesure de le respecter et que par ailleurs, M. Primakov travaille, continue à travailler pour le bien du pays.
Q - Nous allons maintenant évoquer lEurope parce quévidemment, nous ne pouvons pas terminer ce tour dhorizon sans évoquer les questions européennes et notamment, vous évoquiez dans une interview très récente à « Lexpress », la vision dune Europe à 30. Sur lélargissement, actuellement, 6 pays ont ouvert des négociations dadhésion avec lUnion européenne pour entrer dans lEurope des Quinze. Or, la France et dautres pays, la Belgique, lItalie, ne souhaitent pas un élargissement, ne souhaitent pas lentrée dun seul pays avant que les institutions de lUnion européenne ne soient réformées - cest-à-dire que lon ait revu le fonctionnement de lUnion. Les Allemands sapprêtent à nous proposer une nouvelle Conférence intergouvernementale pour revoir ces institutions de lUnion. Etes-vous daccord avec cette méthode de travail ?
R - Je confirme quen effet, nous pensons, nous Français, - et ce sentiment est partagé maintenant par plus que deux autres pays je crois -, que lUnion européenne ne peut pas sélargir au-delà du chiffre actuel, si on ne réforme pas auparavant un certain nombre de choses comme la taille de la Commission, comme la pondération des voix, comme les cas où lon utilisera le vote à la majorité qualifiée, ... Et, il faudra sans doute dautres réformes. Sinon, on voit bien quà 15 le fonctionnement de lUnion est très difficile, très lourd. Si on se retrouve à 20, 25 voire 30 ou 32, ce sera la paralysie assurée. Ce nest évidemment pas notre projet. Nous ne posons pas des conditions pour compliquer quoi que ce soit et nous pensons que nous pouvons trouver une solution sur laffaire Agenda 2000, le financement - cest très compliqué mais on devrait y arriver. On doit pouvoir trouver à réformer les institutions et à gérer ensuite les élargissements.
Maintenant, la méthode : je suis partisan dune nouvelle Conférence intergouvernementale à partir du moment où les positions seront un peu plus précisées et décantées quelles ne le sont aujourdhui. Il faudra venir à cette solution à un moment ou à un autre mais il me semble quil faut travailler encore un peu parce que sinon, on rassemble les 15 pays, chaque représentant dit la position de principe de son pays et on risque de se retrouver devant des blocages qui avaient empêché la Conférence intergouvernementale dAmsterdam, celle qui sétait terminée à peu près au moment où il y a eu le changement de gouvernement. Ces blocages lavaient empêché de trouver les solutions adéquates, ce qui fait que dans le Traité dAmsterdam, il y a quelques améliorations qui ne sont pas inutiles mais qui sont insuffisantes. Il faut donc reprendre. Cest peut-être un peu tôt pour démarrer sur une conférence. On a besoin encore de travailler les uns et les autres au sein de lUnion.
Q - Mais sur la taille de la Commission de Bruxelles, avez-vous une proposition ?
Combien de commissaires ?
R - Je ne veux pas me lier à un chiffre. Je veux simplement dire ce qui est lesprit de la réflexion française sur ce sujet, cest que si on continue à avoir deux commissaires par pays et que lon arrive à 30, cela fait 60 commissaires. Il est clair que lon perd complètement lesprit de ce quétait la Commission, son pouvoir dinitiative, son aspect collégial, qui était une force immense quand on se rappelle par exemple ce qui se passait autour de Jacques Delors. Cest donc une remarque de bon sens. Maintenant, le chiffre exact pour limiter cette inflation, on le déterminera par la négociation.
Q - On est à six semaines du Sommet européen de Berlin où lon doit en principe boucler lAgenda 2000, cest-à-dire le financement de lUnion européenne pour la période 2000 à 2006. Les positions étaient, il y a quelques semaines, encore très éloignées. Pensez-vous que lon peut parler encore dun risque déchec ?
R - Plus exactement, on échouera jusquau jour où on réussira. Cest comme cela que cela se passe et on finira par trouver une solution, comme on la toujours fait dans le développement de lUnion européenne. Cest comme sur le budget sauf que là, cela porte sur cinq ans et cest vraiment difficile, les positions sont vraiment éloignées. Nous avons dit que nous avions la conviction que lon trouverait une solution que si toutes les politiques communes de lUnion étaient mises à contribution, politique agricole, certes, sous la forme de certaines économies qui ne remettent pas en cause les principes fondamentaux de la PAC - donc pas de cofinancement qui en contredirait lidée même - mais également les « fonds » structurels, mais également la cohésion, mais également la ristourne particulière dont bénéficie la Grande-Bretagne depuis 1984. Il faut que tous les pays, toutes les politiques soient mises à contribution pour bien montrer partout quil y a eu un effort de compromis au service dune dynamique. Est-on capable de trouver cette solution dici à la réunion de fin février ? Certainement pas. Dici à mars ou le rendez-vous suivant ? Nous le souhaitons, nous y travaillons. Mais nous nen sommes pas sûrs. Mais on finira par trouver une solution, bien sûr ! .
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 février 1999)