Déclaration de M. François Bayrou, président de l'UDF et candidat à l'élection présidentielle de 2007, sur ses conceptions de la politique de l'immigration, des politiques agricoles au niveau international et de l'aide au développement, Paris le 30 janvier 2007.

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Circonstance : Colloque de l'UDF sur le thème "Co-développement et coopération partenariale", à Paris le 30 janvier 2007

Texte intégral

Ma gratitude va à tous ceux qui ont animé les tables rondes, à ceux qui y ont participé tout l'après-midi, à Thierry Cornillet pour avoir organisé cette rencontre, lui qui est au Parlement européen le pilier de ce qu'on appelle "les ACP", le travail avec les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique.
J'ai été très frappé par ce qui a été dit, et voudrais reprendre quelques-unes des idées évoquées.
Ce n'est pas une question politique comme les autres, ce n'est pas un des chapitres de l'action politique, que l'on classe habituellement en fin de programme : "Ah tiens, on a oublié le développement !"... cela ne rend pas compte de la gravité de ce que nous avons à traiter.
Pour moi, la question s'exprime en une phrase : nous avons un problème d'assurance-vie pour l'humanité, pour l'équilibre de la planète, l'équilibre des sociétés développées comme celui des sociétés qui doivent se développer. Ce n'est pas un problème seulement pour l'Afrique, c'est un problème pour le monde.
Quand les riches imaginent que la misère est un problème pour les pauvres, ils ne comprennent pas ce qu'est désormais l'imbrication de l'humanité, la réciprocité des grandes questions. J'ai aimé l'expression utilisée par le ministre sénégalais Agne : "les problèmes de la misère ne sont pas nos problèmes, car ils seront exportés, qu'on le veuille ou pas !"
Il y a une unité de l'humanité, des pays pauvres ou riches : plus on détruit cet équilibre, plus le monde tout entier est en danger. Il y a un risque de non-assistance à humanité en danger.
Je suis frappé en particulier par les réflexions sur l'immigration, par les déséquilibres que l'immigration amène , et d'abord pour les migrants eux-mêmes : discrimination, racisme, haine... Je suis de ceux qui pensent qu'à chaque fois qu'il y a des déplacements de population importants, il y a des déséquilibres. J'ai découvert en Guadeloupe le racisme croissant à l'égard des Haïtiens, qui sont leurs frères de race, d'Histoire. J'ai découvert les problèmes à Mayotte à l'égard des Comoriens, pourtant frères de sang, oncles, neveux, frères ou cousins. Ces grands déplacements provoquent des fractures. Je suis partisan de traiter clairement cette question.
Je ne cesserai d'exprimer ma conviction : il est légitime qu'il y ait des tentatives de régulation, pour que les déséquilibres ne soient pas trop importants - tout le monde le fera quelle que soit sa couleur politique - mais je ne crois pas que le problème se réglera par la police, les douaniers, les charters, les miradors, les chiens policiers, pratiques que beaucoup appellent de leurs voeux, mais qui sont un pis-aller.
La question de l'immigration ne peut se traiter que par le développement des pays dont la misère chasse ceux qui viennent chez nous. Il n'y a pas d'autre approche.
Nous sommes face à l'un des plus grands échecs que notre génération ait vécu.
Madame Monnou [du Forum des Organisations de Solidarité Internationale issues de l'Immigration, vice-présidente de Coordination Sud], en vous écoutant ainsi que monsieur le Ministre [Abdourahima Agne], je me remémorais l'adolescent que j'étais, en cours d'Histoire, écoutant le cours sur le colonialisme. C'était très simple. On allait en Afrique, on prenait les matières premières, on prenait des populations pour venir travailler chez nous, et on réexportait des produits à haute valeur ajoutée.
Je pensais alors que cette époque s'achevait, et qu'on allait entrer dans une nouvelle époque. Mais quand je regarde aujourd'hui la structure des échanges, la manière dont fonctionnent les relations entre Afrique et Occident, je constate que l'on continue. Quelquefois même, on théorise l'exportation de main d'oeuvre utile vers nos pays. Cela continue exactement de la même manière, plus aisément encore, peut-être, parce qu'on en parle moins.
J'ai été très frappé par les chiffres évoqués : il y a trente ans, l'écart entre les dix pays les plus riches et les dix les plus pauvres était de 1 à 5. Il est maintenant de 1 à 50 ! On a multiplié le gouffre par dix. Or nous ne sommes distants que de quelques centaines de kilomètres. C'est une loi de l'humanité : quand les plus pauvres sont à côté des plus riches, ils s'en vont chez les plus riches, à pied, à cheval ou en voiture, en bateau, en rampant s'il le faut, en usant leurs ongles sur les murailles de Ceuta et de Melilla. Soyons capables de regarder la réalité en face, sinon nous vivrons des drames, la déstabilisation des démocraties, la drogue, les pandémies...
Il convient de changer notre mode de pensée et de réflexion.
L'objectif qui doit être le nôtre, c'est que les femmes et les hommes de ces pays soient en situation de vivre et de travailler au pays, de nourrir et équiper leur continent, et cela au lieu d'être arrachés à leur terre, plongés dans le chômage, si bien que nous sommes appelés à nourrir et équiper leurs pays.
Cela impose un changement de vision et de politique. Je vais m'arrêter au monde agricole : un milliard 300 millions de chefs de famille sont agriculteurs, dont 200 millions ont une bête de somme, 30 millions un tracteur : un milliard et presque 100 millions n'ont que leurs deux mains. Ils représentent 50, 60, 70% de la population de leur pays. Si nous n'avons qu'une approche strictement économique, nous les arracherons à leur terre et les jetterons dans les bidonvilles. La réflexion sur l'agriculture doit prendre en compte la question de la nourriture de l'humanité, mais doit se fixer comme objectif de conserver à la terre le plus grand nombre possible de paysans . Ce qui veut dire une remise en cause du modèle d'échange agricole que nous imposons à ces peuples depuis des années.
La politique irresponsable des Etats-Unis et de l'Union Européenne, qui prélève des impôts pour effondrer le prix des produits agricoles et les déverser sur le continent africain, incapable de produire avec les mêmes rendements, de produire à ces mêmes prix effondrés, est criminelle. Nous sommes, en France et aux Etats-Unis, les producteurs de blés et de maïs qui avons les plus hauts rendements (100 à 120 quintaux à l'hectare) ; avec deux mains on peut produire au maximum 10 quintaux. Alors, sur un même marché, c'est impossible : les productions du Nord inondent le Sud et arrachent à la terre des centaines de millions de personnes. De surcroît, cela provoque un profond malaise chez les producteurs européens et américains, qui eux non plus ne peuvent pas vivre de leur travail. Il y a quelque chose de détraqué dans la manière dont nous avons organisé les échanges, au moins dans le domaine agricole. Je suis persuadé que nous pouvons trouver, dans le domaine industriel, des phénomènes du même ordre.
Deuxième idée : je suis très heureux que vous ayez utilisé le terme de co-développement, même si je ne me lancerai pas dans des définitions, puisque vous en avez donné plusieurs différentes !
Le développement impose de reconnaître la légitimité des peuples et celle des dirigeants , de ceux qui ont la charge de ces pays et de ces continents. Ce n'est pas à nous de définir leur développement. Nous devons les considérer comme des partenaires à égalité de légitimité avec nous.
Nous devons donc adopter des démarches politiques différentes.
D'abord, renoncer à un certain nombre de pratiques de déséquilibre, comme le pillage des cerveaux auquel on nous invite à nous livrer - on va chercher des médecins pour pallier les carences qui sont les nôtres en France. Sur ce point, je mets en cause le concept d'immigration choisie défendu par Nicolas Sarkozy. Il y a quelque chose d'injuste à vouloir priver les pays en voie de développement de ceux qui, dans les générations nouvelles pourraient être les principaux acteurs de ce développement, à annoncer que "nous allons trier, pour que les meilleurs de chez vous viennent chez nous" ! Les meilleurs des pays africains, nous devons les encourager à porter le développement des pays africains. Les aider et non les trier.
Notre politique de développement doit soutenir les démarches démocratiques dans les pays avec lesquels nous travaillons. Ce qui veut dire un certain nombre de changements dans la façon dont la France conduira sa politique africaine. L'idée que, par une certaine pratique politique, on se fait des obligés de gouvernements qui défendront nos positions dans les enceintes internationales, ce n'est pas une idée du développement. Tous les hommes ont droit à la démocratie, pas seulement les habitants des pays riches.
On doit soutenir, ne serait-ce que les écoutant, les forces qui défendent une vision démocratique dans les pays qui sont nos partenaires. Cela fera le développement des pays pauvres, cela fera aussi notre développement dans les pays riches, ce sera un plus pour nous. Les réseaux, les facilités, les yeux fermés, ça ne correspond pas à l'idée que nous nous faisons du développement démocratique de la France.
Ce développement ne peut être conçu uniquement de puissant à puissant.
La coopération à la base, la coopération décentralisée, celle qui supporte en particulier la microfinance, coûte moins cher et est infiniment plus efficace pour le développement du tissu social , que les politiques de développement qui transitent par des circuits politiques et autres, où je ne suis pas sûr qu'on trouve à l'arrivée ce qu'on avait mis au départ : j'ai depuis longtemps l'impression que des fleuves de subventions se perdent dans les sables.
Ces réseaux ou micro-réseaux, des ONG les plus puissantes aux plus petites coopérations, sont à la dimension humaine des problèmes à traiter. Ils n'ont pas que des avantages, et cela ne remplace pas tout : bâtir une centrale électrique, une université, c'est à l'échelle des nations ! Mais j'insiste pour qu'on aille vers le micro, la coopération à la base, celle des villes, des départements, qui prend en charge des problèmes concrets, dont on peut voir de ses yeux comment ils sont résolus.
Je veux insister sur le commerce équitable. Il y a là une coresponsabilité dans le développement, qui est une des réponses les plus intéressantes, les plus riches, qu'on ait trouvées ces dernières années , en particulier à l'initiative de votre organisation (l'ONG Max Havelaar). Sur quoi repose le commerce équitable ? Sur l'organisation des producteurs et d'une distribution qui intègre les nécessités du développement. Ce n'est pas de la charité, c'est la prise en compte, par des associations, par des ONG, par des sociétés qui intègrent le développement dans leurs objectifs, des problèmes concrets des producteurs auxquels on s'adresse. Cette organisation rend possibles une garantie des prix, de la qualité, de la commercialisation. Un autre commerce est possible, une autre conception de l'économie est possible, qui intègre autre chose que des intérêts financiers à court terme.
Ceci est pour nous un autre modèle de développement : pas seulement pour les plus pauvres de la planète, pour nous ! Nous intégrons d'autres valeurs, d'autres objectifs, que les seules valeurs financières. Quand nous intégrons ces autres valeurs, que l'on pourrait dire éthiques, morales, nous servons le tissu social des pays pauvres, nous servons notre propre équilibre social, nous offrons à nos enfants un autre visage de nous-mêmes, nous devenons responsables en étant consommateurs.
Ça vaut bien les 5% ou 10% de plus qu'il faut consentir !
Je voudrais ajouter une dimension supplémentaire.
Cette nouvelle conception du développement est une richesse formidable si nous considérons que les migrants chez nous sont des partenaires de cette politique de développement équilibré , sont coresponsables. Considérons-les comme des femmes et des hommes en situation de construire un nouvel équilibre du monde. Ils sont les plus capables, et de loin, de nous expliquer les réalités des pays d'où ils viennent, et où ils ont bien raison de conserver des liens. C'est un droit élémentaire de la personne humaine de garder des liens avec sa langue d'origine, sa famille d'origine ! Permettez à un Béarnais de considérer qu'on peut être pleinement engagé dans la communauté française en additionnant son identité, au lieu de la soustraire. L'identité n'est pas forcément monocolore. Chacun d'entre nous est capable de conjuguer toutes ces identités : identité d'origine, de citoyenneté, identité européenne et de citoyen du monde. C'est ce qui fait la richesse de ce que nous sommes. C'est parce que nous sommes ainsi, que nous pouvons envisager des problèmes qui ne sont pas ceux seulement ceux de notre tribu, mais ceux de notre famille humaine.
C'est le cas du problème du climat. La question de l'énergie n'est pas seulement celle des pays occidentaux : quand les pays en développement en consommeront autant que nous, nous serons "dans le mur" . Il faut que nous réfléchissions avec ces pays à la façon dont ils se développeront tout en limitant les émissions de gaz à effet de serre. Cela veut dire le partage des connaissances, des techniques, de la Recherche. Par exemple en matière d'énergie solaire, puisque l'ensoleillement est la contrepartie du malheur climatique qui touche, par exemple, le Sahel.
Enfin, notre politique de développement ne peut être une politique uniquement nationale, strictement française. Et cela détendra un certain nombre de situations politiques, notamment en Afrique, qu'elles ne se traitent plus dans le cadre de la "Françafrique". Que nous bâtissions une politique européenne du co-développement, où l'Union Européenne ne se considère pas seulement comme la signataire de chèques, mais comme un partenaire à égalité de légitimité, pour que le co-développement ne soit plus un mot mais une réalité.
Cela signe la nécessité d'une nouvelle politique du développement, fondée sur un respect réciproque , et non plus sur les solidarités anciennes et les réseaux. Cette politique s'adresse à ce que nous avons de plus précieux - car ce qui est un problème de survie pour eux, les pays qui sont nos partenaires et en situation de crise, c'est tout autant un problème pour nous leurs voisins du Nord, pour toute l'humanité. Ces problèmes économiques, humains et de conscience, je suis très heureux que nous y ayons réfléchi ensemble.
Merci beaucoup.Source http://www.udf.org, le 2 février 2007