Déclaration de M. Laurent Fabius, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, sur l'évolution des relations franco-britanniques, et l'intégration du Royaume-Uni à l'Union européenne, la nécessité de renforcer la coordination européenne des politiques économiques et de mettre en place un marché unique des services financiers, les fondements de la croissance européenne, Londres, le 19 janvier 2001.

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Circonstance : Colloque franco-britannique, Londres, le 19 janvier 2001

Texte intégral

Monsieur le Chancelier de l'Echiquier, mon cher Gordon, Mesdames, Messieurs, chers amis, dans l'évocation des relations entre nos deux nations que je voudrais aborder ce soir, une interprétation a longtemps prévalu : nos conflits (le principal n'a duré que 100 ans et s'est poursuivi sur tous les océans !) tenaient à nos différences. Chacune des deux rives du Channel s'en trouvait confortée dans son isolement, insularité géographique d'un côté, exception culturelle de l'autre. Je pense, pour ma part, à peu près exactement l'inverse : nos ancestrales rivalités venaient pour une large part de nos ressemblances.
France et Grande-Bretagne ont eu en effet très tôt l'avantage d'être des nations souveraines, l'une fondée sur la prééminence de ses institutions et de leurs missions, l'autre sur le primat de l'individu et de ses intérêts. Toutes deux sont rapidement devenues des démocraties. La vôtre monarchique, la nôtre républicaine avec cependant bien des traits communs. Rejoints par l'Allemagne, nous avons ouvert la voie du développement moderne selon des cycles et des structures spécifiques. Evolutive chez vous, plus chaotique chez nous, nous avons donné à la " révolution industrielle " la dimension de la modernité en faisant constamment évoluer sa définition et son contenu. Nous pensons les uns et les autres que la force économique et le rayonnement culturel sont liés. Sensibilité britannique, rationalisme hexagonal nous ont intellectuellement rapprochés mais parfois philosophiquement éloignés. Si nous avons Descartes et vous Byron, le paradoxe de Russell est à coup sûr anglais, la mystique hugolienne très française. Français et Anglais ont fait de leurs rivalités le métronome de leur expansion, cherchant de décennie en décennie à accroître leur influence, parfois au détriment de voisins, d'amis, d'alliés, chacun avec sa stratégie, mais la compétitivité pouvant être dynamique, ils se sont faits aussi le moteur neuf du vieux monde.
Le temps des apprentissages est fini. Nous nous savons suffisamment proches pour être partenaires. Des guerres planétaires, froides ou chaudes, ont déchiré le monde mais nous ont réunis. Avec le temps, nous avons, en France, largement surmonté la réticence gaullienne qui, dans les " Mémoires d'espoir ", soupçonnait avec modération " les Anglais, n'ayant pu empêcher la Communauté de naître, maintenant de la paralyser". Nous avons changé. Le monde a changé. Le Royaume-Uni donne des preuves de son adhésion européenne. La France, pour passer de 6 à 15, est sortie du camp de Boulogne. La géographie " sert " aussi à faire la paix, le tunnel sous la Manche met Londres très près de Paris. C'est également tout cela la nouvelle donne.
Ce choix n'est donc plus celui des alliances différenciées, comme hier, mais celui de l'efficacité pour demain. Parce que nous sommes confrontés aux mêmes défis dans un monde globalisé, nous devons répondre à des exigences voisines de réformes. Aucune nation ne peut assurer seule son avenir, quelle que soit sa stature. C'est par l'Europe que se fera le succès.
En ce qui concerne l'Europe, mon cher Gordon, en bonne part grâce à la conjugaison de nos efforts, les avancées économiques et financières sont réelles. Un accord européen important a été conclu le 27 novembre à Bruxelles. Intervenant après des années d'atermoiements, il traduit notre volonté politique de parfaire l'intégration des individus et des marchés en harmonisant la fiscalité des Etats membres. Il reste naturellement beaucoup à faire : formaliser la directive sur la fiscalité de l'épargne, mener à bien les négociations avec les pays tiers, concrétiser le démantèlement des régimes fiscaux déloyaux. Mais je suis assez confiant. En souscrivant à des principes partagés en matière de fiscalité, singulièrement lorsqu'il s'agit de l'épargne, nous renforçons le socle de l'Union, ses perspectives institutionnelles, sa dimension solidaire. Tu y as beaucoup contribué.
Accélérer la mise en place du marché unique des services financiers est également un objectif pour nos pays. Nous constatons le décalage entre d'un côté l'émergence d'un marché unique, la multiplication des opérations transfrontières, de l'autre côté le maintien de régulations européennes fragmentées et hétérogènes. Pour tirer profit des avantages d'un marché intégré de capitaux, financer nos investissements au moindre coût, profiter du développement de l'Euro, il faut offrir plus de sécurité aux épargnants. Ce n'est pas vous, que professions et responsabilités mettent quotidiennement au contact de ces réalités, qui me démentirez. Le rapport du groupe de travail présidé par M. Lamfalussy fait des propositions intéressantes qui seront affinées avant le Conseil européen de Stockholm en mars.
L'intégration des marchés ne peut progresser sans le renforcement de la coordination des politiques économiques. Cette culture commune n'est pas spontanée, mais elle progresse. Le traitement différencié dans nos pays des licences UMTS il y a un an n'a pas exactement été un modèle, mais, face à un choc exogène, nous recherchons plus souvent qu'avant une manière européenne de faire face, an european way of fight. Nous avons tenu à distance les crises de la globalisation. Le bouclier de la monnaie unique, même quand on n'en fait pas directement partie, nous a protégés de la récession. Incomplet sans l'Angleterre, tel est le regret de l'Eurogroupe. Imparfaite sans l'Euro, telle est la participation de l'Angleterre à l'Europe. Cette double réflexion n'est peut-être pas totalement la tienne, cher Gordon. Mais je te la devais. Car devoir d'écoute l'un de l'autre, devoir de vérité l'un pour l'autre, c'est le règlement intérieur de l'amitié anglo-française. Notre réponse à la hausse du prix du pétrole a été un pas significatif dans la bonne direction. Et au total, plus flexible et mieux coordonnée, la réaction des économies européennes a été très différente de celle qu'elle aurait été voici 25 ans.
Peut-on en déduire pour le court terme une plus grande autonomie de la conjoncture européenne ? Le fléchissement de l'activité aux Etats-Unis, le maintien des inquiétudes nippones, les incertitudes des dragons ont relancé le débat sur les perspectives de l'économie mondiale. J'ai été frappé, au cours des discussions que nous venons d'avoir à Kobé et à Tokyo, dans le cadre de l'ASEM, par le retour d'une certaine perplexité. J'ai toujours considéré comme naïve la vision selon laquelle l'économie américaine aurait découvert le secret de la croissance exponentielle perpétuelle. Les insuffisances que nous observions il y a quelques mois (manque d'épargne ou déficit extérieur), le maintien de certaines " négligences " financées par le cours élevé du dollar, indiquaient les limites de cette expansion exceptionnelle. La correction était inévitable. Je sais cependant les nouveaux responsables américains très conscients des enjeux et capables d'agir avec pragmatisme, en étroite coordination avec Alan Greenspan. La réunion du G7 dans un mois à Palerme nous donnera la possibilité de discuter à fond de ces questions.
Autre constat, l'Union européenne apparaît désormais davantage comme une référence en matière de croissance économique et de stabilité politique. Sa dynamique de développement, avec ses fondamentaux solides, est soutenue par un cercle vertueux : l'économie a favorisé l'emploi, l'emploi entraîne l'économie. Les pressions inflationnistes restent minimes, même si la situation macroéconomique de quelques-uns de nos partenaires peut contrarier le jugement d'ensemble. La gestion des budgets publics tire profit de cette croissance retrouvée en cherchant l'équilibre entre réduction du déficit, de la dette et des impôts. Notre stratégie, que la remontée de l'euro a couronnée, reste, je crois, la bonne. En contrepartie, nous portons une responsabilité particulière pour assurer la continuité de la croissance mondiale et la régulation de l'économie internationale. Les sujets ne manquent pas : animer la négociation en matière d'aide au développement, de commerce, d'environnement, de stabilité monétaire, lutter contre la criminalité financière, refaire des institutions de Bretton Woods un forum universel, défendre l'idée de gouvernance mondiale et je rends hommage à la façon dont tu as présidé, Gordon, les travaux du Comité Monétaire et Financier International. C'est notre devoir parce que c'est notre conception d'une mondialisation à visage humain.
Nous savons aussi que rendre la croissance en Europe robuste et durable requiert d'autres conditions que la seule macroéconomie. Nous voulons les uns et les autres que le site Europe soit attractif, qu'il attire les talents, qu'il soit propice au développement d'activités à forte valeur ajoutée. Nous voulons créer un modèle européen de société, que l'Europe redevienne le continent de l'innovation. Dans la société de la connaissance et du savoir, l'information n'est plus une ressource parmi d'autres, mais un facteur -le facteur de production décisif-. Dans le cadre fixé à Lisbonne, l'Union s'est dotée des moyens de mobiliser les TIC au service de la croissance et de l'emploi. Je fonde aussi des espoirs sur le processus de Cardiff qui organise l'examen des politiques nationales et des meilleures pratiques pour accélérer, par des coopérations sectorielles renforcées, les réformes structurelles. Nous devons donc pousser plus haut sur l'agenda européen une commune ambition : l'éducation tout au long de la vie que Tony Blair et toi évoquez régulièrement. Nous savons aussi que le surcroît de marché n'aboutit pas mécaniquement à un surcroît de solidarité. Pour faire face aux nouveaux risques technologiques, pour éviter la marchandisation du vivant, de l'enseignement, pour instaurer des droits et des sécurités satisfaisants, nous ne pouvons pas seulement rapiécer l'Etat-providence conçu dans l'après-guerre. Sans tomber non plus dans l'excès inverse et dans l'idéologie du non-Etat, nous devons moderniser les outils et la gestion d'un Etat partenaire. Je pense sur ce sujet au dispositif en faveur du retour à l'emploi et pour la redistribution des fruits de la croissance, présenté cette semaine en France, sur lequel ont réfléchi nos amis britanniques. Il illustre un modèle européen en train de se dessiner : l'activité doit être mieux traitée que la non activité. Les Etats aussi doivent se réformer, la sphère publique ne pouvant rester à l'écart de la révolution managériale amorcée, il y a quelques années, dans le secteur privé. Dans les faits, cela suppose qu'au modèle ancien bureaucratique, hiérarchique et vertical, se substitue un fonctionnement en réseau, tourné vers l'usager, le citoyen. Peu à peu, nous remplaçons une culture du formalisme éloignée des réalités concrètes, héritage de l'Ancien régime, par l'évaluation des objectifs, de la responsabilité, de la performance.
Restent en particulier à réformer les institutions de l'Union. La CIG a suscité à cet égard des appréciations mitigées. On a vu à Nice l'épuisement de la méthode consistant à construire l'Europe à coups de nuits du 4 août successives. S'il s'agissait de définir les aménagements nécessaires pour préparer l'élargissement, le bateau a avancé. Mais, plus l'ambition européenne exige de concessions nationales, moins les Etats semblent prêts à les accepter. La CIG a donc étendu la notion de coopération renforcée qui permet des niveaux d'intégration économique différenciés, sans altérer la cohésion de l'Union, ni décourager les futures adhésions d'Etats membres ou de pays candidats dans les domaines concernés. Mais il faudra aller plus loin, comme nous l'avons fait et le faisons par exemple pour la Défense.
My dear Gordon, ladies and gentlemen, dear friends, this aim can only be achieved if we broaden our horizon. There can be no worldwide European ambition without a stronger European identity. Europe suffers from a lack of references. This is why the euro is so important. More and more, Sovereignty nowadays is recovered when it is shared. Once this has been achieved, I expect it to attract those who want to go further, those who believe that, whatever the difficulties, Europe can reconcile security with innovation and that so Europe is the right instrument to enter the 21st century. The United Kingdom will therefore have to choose again and I hope it will choose the future. Because enlargement, while necessary, cannot replace deepening Europe and joining the euro.
If we choose for Europe, our two countries will gain in independence, and power. We already have financial, and industrial independence. We are working towards military and political independence. One of the challenges in the period ahead will be to convince our citizens of the success, strength and promises of the European Union recognised on other continents. This is a matter of will, which you have, Gordon. It is also a matter of friendship, which we share. Thank you.
(Source http://www.finances.gouv.fr, le 23 janvier 2001)