Entretien de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec "RFI" le 7 mars 2001, sur le nouveau gouvernement israélien de M. Ariel Sharon, le processus de paix au Proche-Orient, la destruction des vestiges bouddhiques par les Taleban en Afghanistan, la situation politique de ce pays, la situation dans le sud de la Serbie et à la frontière avec la Macédoine et le cryptage des communications de la Commission.

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Média : Radio France Internationale

Texte intégral

Monsieur le Ministre, bonjour
Q- Ariel Sharon devient le nouveau Premier ministre à la tête d'un gouvernement de large union nationale, alors que peut-on attendre d'un tel gouvernement, quel est votre premier commentaire sur ce gouvernement ?
R - Depuis la victoire électorale de M. Sharon, nous avons indiqué que nous jugerions, nous évaluerions le nouveau gouvernement sur ses actes. Donc, il ne suffit pas qu'il soit constitué, nous prenons note du fait que c'est un gouvernement d'union et de partis. Mais ce qui est important, c'est son programme. Nous allons attendre de voir quelles vont être ses intentions, notamment, sur le point qui est le plus important pour nous. Est-ce qu'il aura aussi un programme de politique intérieure ? Mais le point important est celui des relations avec les Palestiniens.
Et c'est à partir de là que nous verrons si ce gouvernement a des propositions à faire, s'il a une vision politique des relations avec les Palestiniens, s'il se dit prêt ou s'il est en mesure de relancer le processus de paix. Il est donc encore un peu tôt pour nous prononcer là-dessus. Encore une fois, ce sont des actes et des engagements précis qui comptent, d'une part, parce que dans le passé des engagements ont été pris par les gouvernements israéliens - je ne parle pas de ce qui avait été envisagé, souhaité, espéré, mais qui n'a pas été conclu, mais je parle de ce qui avait été signé - et que les problèmes se posent aujourd'hui avec une très grande acuité étant donnée la tension énorme qui règne dans la région, et qui est dangereuse, vraiment dangereuse.
Q - Quelles conditions devrait-on réunir pour relancer un processus de paix au Proche-Orient ?
R - Cela suppose que le gouvernement israélien, d'abord établisse un contact avec les dirigeants palestiniens, que les uns et les autres ne s'accusent pas de toute sorte de choses et qu'ils soient dans un état, non pas de confiance, difficile à rétablir du jour au lendemain, mais un état suffisant pour pouvoir se parler, pour poser les problèmes. Cela suppose que, en ce qui concerne la situation sur le terrain entre les services de sécurité et même sur le plan politico-diplomatique par rapport à l'avenir, il y ait un minimum de bases communes pour parler.
Nous connaissons les aspirations des Palestiniens parce qu'elles n'ont pas changé. Par contre, nous ne connaissons pas encore l'approche du gouvernement israélien et l'on ne peut pas se fonder uniquement sur les déclarations de campagne, puisque c'est un gouvernement d'union et que tout cela sera, j'imagine, intensément débattu au sein de ce gouvernement d'union.
Donc, nous sommes obligés d'attendre, de voir s'il y a un minimum de bases communes ou de dénominateurs communs entre les aspirations des Palestiniens et la politique que va définir ce nouveau gouvernement. C'est à partir de là que l'on pourra savoir s'il y a une chance que quelque chose reparte.
Le problème est toujours le même sur le fond. Il y a un besoin criant, urgent, indispensable de reprise du dialogue et de recherche d'une solution politique. Mais je ne peux pas dire à ce stade, si ce que va proposer le nouveau gouvernement israélien y répond.
Q - Que peuvent faire d'utile l'Europe et la France ?
R - L'Europe et la France sont toujours utiles par rapport au Proche-Orient. Mais, comme je le répète souvent, on ne peut pas se substituer aux protagonistes. On peut encourager, conseiller, suggérer. Quand on s'est cru près du but, on a tout de même mis en avant des garanties, des engagements qui auraient permis de consolider la paix si elle avait été conclue. Mais nous ne sommes pas dans cette situation aujourd'hui. Donc, on ne peut pas aujourd'hui même se substituer au gouvernement israélien pour définir sa propre politique. Quant à ce que souhaite l'Europe, ce que souhaite la France, ils le savent très bien, nous l'exprimons constamment et la situation sur place est suffisamment grave pour qu'ils n'aient besoin de personne à l'extérieur pour le souligner. Donc, attendons.
Q - Quelle est votre réaction à la décision du pouvoir religieux des Taleban en Afghanistan, de détruire les vestiges bouddhiques ?
R - Je pense qu'il ne faut pas se pencher que sur la destruction probable de cet élément important du patrimoine.
Q - C'est emblématique, tout de même de la nature de ce régime ?
R - Oui, parce que cela fait plusieurs années que ce régime est installé et qu'il traite de façon extraordinairement choquante et vraiment condamnable une grande partie de la population, notamment les femmes afghanes. Mais sur le plan social, sur le plan de la vie quotidienne, sur le plan des droits les plus élémentaires, le régime est tout à fait condamnable et il a d'ailleurs été régulièrement condamné.
Et cela fait plusieurs années aussi que, en coopération et à la demande d'ailleurs d'ensemble d'ONG qui sont encore sur le terrain, notamment beaucoup d'ONG françaises, nous n'avons pas mené la politique du pire, c'est à dire que nous avons gardé un minimum de contacts, tout le temps. D'abord, pour aider les ONG à rester ou à revenir sur le terrain et d'autre part pour faire passer des messages. Il y a même eu dans certains cas, peu nombreux d'ailleurs, quelques contacts avec des représentants du régime des Taleban, ce qui a permis à chaque fois de dire ce que nous pensions de la démocratie, de la façon dont les femmes sont traitées, de l'ensemble de la situation politique de l'Afghanistan. Nous avons dit cela. C'est dans ce contexte que ce régime a ajouté une barbarie à une autre barbarie en décidant de porter atteinte à ce patrimoine extraordinaire. Je ne sais pas si vous connaissez ces endroits, mais c'est unique.
Evidemment, cela a choqué le monde entier, cela ne veut pas dire que les gens ne soient pas choqués par la façon dont les hommes et les femmes sont traités, mais ceci s'ajoute à cela naturellement.
Sur le fond, il faudrait naturellement essayer de trouver une issue politique à cette question de l'Afghanistan, mais les efforts menés par le Représentant spécial des Nations unies n'ont jamais abouti. Cela suppose un accord et une convergence parfaite de politique entre les Etats voisins, c'est à dire le Pakistan, en premier lieu, qui a toujours eu une attitude au minimum ambiguë par rapport à cette question des Taleban, mais il y a d'autres voisins qui peuvent avoir de l'influence et qui subissent le contrecoup de ce qui s'y passe, comme l'Iran, la Russie, le Tadjikistan. Il faut donc un accord complet de ces pays et des membres permanents pour essayer de peser sur la situation afghane.
Jusqu'ici cela a été sans succès tellement ce pays est isolé, enclavé, divisé. Cela fait 20 ans que ce pays en guerre est d'autant plus ravagé.
Q - Plus précisément, M. Védrine, qu'est ce que l'on fait concrètement......
R - Les relations qui ont été entretenues par un ensemble de pays dans le monde, dont la France, ont eu simplement pour but de permettre d'aider la population. Il faut garder un minimum de relations pour que les ONG occidentales puissent continuer à travailler. Et dans beaucoup de cas où les populations sont dans une extrême détresse, il n'y a que ces ONG qui y arrivent et même moins qu'avant. Il faut distinguer les ONG qui travaillent dans la zone tenue par les Taleban, qui est la grande majorité du pays, et de celles qui continuent à essayer de travailler - c'est là que c'est plus difficile maintenant - dans la zone tenue par le commandant Massoud. Je pense qu'il faut renforcer, dans cette phase, notre effort humanitaire des deux côtés, y compris dans la zone tenue par le commandant Massoud.
Q - Sur la situation dans le sud de la Serbie et à la frontière avec la Macédoine. Quelle est la position de la France et que demandez-vous à la KFOR ?
R - La France, et tous les pays d'Europe, cela veut dire qu'il y a une détermination claire au sein de l'Union européenne, au sein de l'Alliance et également du côté des Etats-Unis, pour que les frontières internationales dans cette région des Balkans soient préservées. Il y a donc une détermination claire pour que cessent les incidents provoqués par de tous petits groupes mais relativement armés, à la fois dans la vallée de Presevo entre le Kosovo, à la limite entre le Kosovo et la Serbie et d'autre part à la frontière entre le Kosovo et la Macédoine. Ces derniers jours, on a vu que la situation à la frontière macédonienne était grave, le Président de la Macédoine est venu à Paris pour souligner cet élément. Le Président et le Gouvernement l'ont écouté, l'ont entendu, j'ai d'ailleurs décidé de faire, moi-même un crochet par Skopje à la fin de la semaine après un voyage que je dois faire en Bosnie.
Nous voulons manifester comme nous l'avons déjà dit à Bruxelles, dans différentes réunions, que l'intégrité territoriale et la stabilité de la Macédoine sont un élément déterminant de l'équilibre de cette région des Balkans. La Macédoine est un petit pays courageux, qui est remarquable par sa sagesse, et qui a réussi à faire coexister de façon sereine différentes communautés, dont une importante communauté albanaise. C'est pour cela que la Macédoine est un enjeu important et c'est peut être pour cela malheureusement que certains groupes essaient de susciter des tensions et c'est cela qu'il faut arrêter. Il faut que la KFOR, donc à partir d'instructions de l'OTAN, les observateurs européens particulièrement - ce sont ceux de l'Union européenne - agissent ensemble pour résorber cette situation et pour ramener le calme. Il faut aussi - il faut penser à plus long terme - qu'un dialogue politique s'instaure entre Belgrade et des représentants des villages albanais de cette région qui sont concernés, - les dirigeants de Belgrade se sont dit prêts à cette discussion - et il faut naturellement que le dialogue se poursuive entre les représentants du Kosovo et Belgrade. Cela est l'environnement politique plus vaste.
Q - Envisagez-vous réellement le retour de l'armée serbe dans la zone de sécurité ?
R - C'est une mesure qu'il est logique d'envisager puisque c'est à cause de cette zone un peu intermédiaire, qu'a pu se développer cette tension, cette agitation Donc, là on est de façon tout à fait claire en Serbie, il n'y a aucun doute et ces mesures de transition et cette zone un peu exceptionnelle doivent être aujourd'hui réexaminées pour voir quelle doit être la solution de longue durée.
Q - Et avec des soldats serbes ?
R - Il faut voir comment, dans quelles conditions, il faut que tout cela se fasse dans un cadre discuté, dialogué, politique naturellement. Mais on est clairement en Serbie, il n'y a aucun doute sur ce point. Donc à partir du moment où les choses seraient stabilisées, à la limite entre le Kosovo et la Serbie et d'autre part à la frontière entre le Kosovo et la Macédoine, il n'y a pas de raison que l'autorité de Belgrade ne s'exerce pas. Mais cela ne peut se faire du jour au lendemain. Si l'on a créé une petite zone tampon, c'est précisément parce qu'il y avait un problème. Il faut donc que l'OTAN, l'Union européenne, les uns et les autres trouvent la solution à ce problème pour que l'on revienne à une situation normale.
Q - Etes-vous choqué par les révélations sur le cryptage des communications de la Commission ?
R - Je ne sais pas si je suis choqué parce que je ne sais pas ce qui s'est passé exactement et je ne trouve pas que les indications fournies jusqu'ici soient parfaitement claires et je ne pense pas non plus que les commentaires aient permis d'avoir une information plus nette. Je demande précisément que la Commission explique cela devant le Conseil Affaires générales, c'est à dire devant le Conseil des ministres des Affaires étrangères qui a une compétence générale, entre les Conseils européens, sur tout ce qui touche à la vie de l'Union, que la Commission fasse un rapport devant le Conseil pour dire exactement ce qui s'est passé et pour expliquer toute cette affaire, après quoi nous verrons quelles sont les leçons qu'il faut en tirer.
Q - Le responsable britannique du système de communication de la Commission a-t-il fait superviser son système de communication par la NSA ?
R - Je ne veux pas me prononcer sur des hypothèses, je ne sais pas ce qui s'est passé. Peut-être que ce qui s'est passé est tout à fait bénin, que tout cela va être éclairé, dégonflé en quelque sorte, ou peut-être pas. Peut-être en revanche, va-t-on découvrir tel ou tel dysfonctionnement doit être modifié, mais je ne peux pas vous le dire à ce stade. Le premier réflexe, c'est de bien comprendre ce qui s'est passé, c'est pour cela que je souhaite que cette question soit mise à l'ordre du jour du prochain Conseil Affaires générales.
Q - Sur le plan de la doctrine, confirmez-vous bien que le système de communication de la Commission n'a pas à être supervisé par la NSA ?
R - Il n'en est pas question. J'imagine bien que, personne n'a pensé à mettre ce système sous tutelle. Ce dont on nous a parlé, c'est d'un test qui aurait été fait pour vérifier si ce système de cryptage résistait aux organismes les plus capables de percer tous les cryptages. On nous dit "cela a été fait et le cryptage a résisté". Bon, très bien, c'est une garantie de sécurité pour les communications de l'Union européenne, mais il faut savoir quelles informations ont été données pour préparer cette tentative de cryptage, si elle a eu lieu ? Il faut y voir clair et c'est pour cela que je demande que cela soit traité au prochain Conseil Affaires générales et je n'ai aucun a priori sur le sujet./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 mars 2001)