Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec le quotidien turc Milliyet le 5 octobre 2007 à Paris, sur les relations franco-turques et l'avenir des négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, le projet d'Union méditerranéenne et le rôle de la Turquie au Proche et au Moyen-Orient.

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Circonstance : Voyage de Bernard Kouchner en Turquie le 5 octobre 2007

Texte intégral

Q - Vous partez en visite pour Ankara seulement 10 jours après la rencontre bilatérale à New York, où le président, M. Sarkozy et le Premier ministre, M. Erdogan se sont entretenus en votre présence ainsi que celle de votre homologue turc, M.Babacan. A la suite de ces conversations, M. Erdogan a déclaré à la presse qu'"elles se sont déroulées de façon fructueuse" et les parties se sont dites "satisfaites". Qu'attendez-vous de cette visite, et surtout quels résultats concrets espérez-vous obtenir?
R - Tout d'abord, je suis très heureux d'être aujourd'hui à Ankara. Je connais depuis longtemps la Turquie et j'aime votre pays avec lequel nous partageons le sens des responsabilités internationales. La Turquie est un grand pays par l'histoire, la culture, l'économie et la géographie qui en fait un pont entre l'Occident et l'Orient. C'est un pays auquel les Français sont sentimentalement attachés par cette longue histoire partagée depuis François Ier et Soliman le Magnifique.
Comme nous en sommes convenus à l'occasion de la discussion à New York avec le Premier ministre Erdogan et le président Sarkozy, c'est en ami de la Turquie que je viens ici aujourd'hui. Je viens saluer le leader d'une grande nation qui joue un rôle régional essentiel et offre l'image d'un islam moderne.
Nous avons connu avec la Turquie une période récente difficile dont nous sortons. Ma présence aujourd'hui à Ankara témoigne de notre volonté commune de relancer très fortement notre relation et d'entrer dans une période de normalisation de nos rapports.
Notre relation doit être apaisée et équilibrée, correspondant au partenariat forgé par l'histoire et aux intérêts stratégiques communs de deux grands partenaires.
Q - Une des conclusions de la rencontre de New York du 25 septembre a été la décision commune de former un groupe de travail afin "d'envisager toutes les possibilités" dans les relations entre la Turquie et l'Union européenne. M. Babacan et vous-même allez diriger conjointement ce groupe. Comment envisagez-vous son avenir? L'avez-vous pensé comme un groupe qui agira et qui prendra des décisions, où s'agit-il plutôt d'un groupe de réflexion?
R - Le président de la République et le Premier ministre Erdogan ont convenu à New York que nous devions travailler étroitement ensemble sur l'avenir des relations entre l'Union européenne et la Turquie dans un esprit ouvert.
Il s'agit de confronter nos points de vue et d'aller de l'avant en dépit de nos divergences pour arriver, je l'espère, à une réponse consensuelle.
S'agissant des modalités, j'en discuterai avec mes interlocuteurs, le Premier ministre Erdogan, le président de la République Gül et mon homologue Babacan à Ankara.
Q - Nul ne peut ignorer que des difficultés persistent entre les deux pays. Pour des raisons qui ne sont pas étrangères à ces difficultés, la Turquie s'oppose à la participation de Gaz de France dans le projet Nabucco. Récemment, Gaz de France a émis le souhait de participer à ce projet et le président Sarkozy, durant sa visite à Budapest, l'a ouvertement soutenu. Au moment où des pourparlers sont en cours en vue d'ouvrir "le chapitre 21" des négociations sur les "réseaux trans-européens", quel avenir voyez-vous pour les négociations entre la Turquie et l'Europe ?
R - Tout d'abord, comme vous le savez, GDF est candidat pour rejoindre le projet Nabucco et la très grande majorité des pays du consortium y est favorable. Il s'agit clairement d'un sujet important pour la France que j'aborderai avec mes interlocuteurs à Ankara et sur lequel nous espérons pouvoir avancer rapidement.
Cette question s'inscrit plus généralement dans la coopération que nous voulons développer avec la Turquie dans le domaine de l'énergie et des réseaux de communication. C'est le sens du travail sur le chapitre 21 "réseaux transeuropéens" que nous voulons voir bien entendu ouvrir rapidement.
Il ne s'agit que d'un des domaines sur lequel nous voulons progresser dans les négociations entre l'Union européenne et la Turquie.
Sur l'avenir de ces négociations, le président de la République a eu l'occasion d'exprimer clairement ses convictions à M. Erdogan à New York, en estimant que, si nous n'étions pas d'accord sur l'objectif final de ces négociations, nous avions un avenir lié, d'une manière ou d'une autre, dans une relation infiniment plus étroite que celle que nous connaissons aujourd'hui.
Tout reste donc ouvert aujourd'hui, les négociations entamées en 2005 concourront, quoi qu'il arrive, à ce rapprochement. A condition qu'une réflexion sur l'avenir de l'Europe soit engagée, les négociations devront se concentrer sur les chapitres qui sont compatibles avec l'option soit de l'adhésion, soit d'une association renforcée, en laissant aujourd'hui ouvert ce choix final.
Q - Le projet de l'Union méditerranéenne avait été développé par M. Sarkozy pendant la campagne présidentielle, où il avait attribué à la Turquie un "rôle pivot". Paradoxalement, Ankara en a eu une approche plutôt méfiante. Dans votre dernier discours aux Etats Unis, au CFR, vous avez laissé penser que la position turque avait évolué sur cette question. Quel message désirez vous faire passer à l'opinion turque pour qu'elle se sente en phase avec ce projet?
R - Pour la France, la Méditerranée est le deuxième espace de solidarités après l'Europe, et les deux se recoupent largement. Nous souhaitons donner une nouvelle impulsion politique en faveur de cette région, dont la visibilité dans l'agenda européen n'est pas à la hauteur des défis que nous avons à affronter avec ces pays, défi économique, écologique, stratégique ou culturel.
Le projet d'Union méditerranéenne répond à cette ambition. C'est un projet qui est destiné à tous les Etats riverains de la méditerranée. Il portera sur des projets concrets dans quatre domaines prioritaires : l'environnement, le dialogue des cultures, la croissance économique, la sécurité.
Le projet d'Union méditerranéenne, dans lequel la Turquie a toute sa place, n'est pas, dans notre esprit, un substitut à une adhésion turque à l'Union européenne. Je crois, du moins j'espère, que, par rapport aux hésitations initiales que vous mentionnez, Ankara comprend mieux aujourd'hui nos intentions.
Je n'hésiterai pas à continuer ces explications lors de mon déplacement à Ankara et à dire que la Turquie, grand pays méditerranéen par son histoire, sa culture, sa dimension, a un rôle majeur à jouer dans la concrétisation de ce projet qui nous permettra de sceller l'unité de la Méditerranée.
Q - Vu les problèmes régionaux et l'actualité brûlante, quelle attitude le nouveau pouvoir en France attend-il de la Turquie, notamment en ce qui concerne le Proche et le Moyen-Orient ?
R - La Turquie doit jouer un rôle éminent et spécifique au Proche et au Moyen-Orient et la France y est très favorable.
Concernant l'Irak tout d'abord, nous devons délivrer ensemble des messages clairs pour montrer notre disponibilité à être aux côtés de toutes les communautés et de la population irakienne dans la recherche d'une sortie de crise dans le cadre de la résolution 1770 des Nations unies. Dans cette perspective, l'appui des pays de la région, dès lors qu'ils manifestent une volonté sincère et entière de contribuer à la stabilité et à la reconstruction de l'Irak, est essentiel. La France se réjouit à ce titre du "processus" des pays voisins, formalisé notamment lors de la conférence de Charm el-Cheikh. Ce processus doit maintenant parvenir à des résultats tangibles et concrets.
Concernant l'Iran, je souhaite dire, comme l'a affirmé le président de la République à l'Assemblée générale des Nations unies, que l'arme nucléaire iranienne serait inacceptable. Nous devons donc renforcer la pression sur l'Iran pour qu'il suspende ses activités d'enrichissement, comme l'exigent les résolutions du Conseil de sécurité et du Conseil des gouverneurs de l'AIEA. Dans le même temps, nous devrons nous acharner à négocier et à faire des propositions politiques.
Enfin, je souhaite que la Turquie continue de soutenir les efforts de la communauté internationale s'agissant du Liban pour veiller à ce que soit respecté le processus constitutionnel permettant que les élections aient lieu à la date fixée. Sur le Proche-Orient, j'espère que nous pourrons travailler ensemble à de grandes avancées dans le processus israélo-palestinien dans le cadre des échéances prévues à l'automne.
Au total, relation bilatérale, relation économique, relation avec les Européens, convergence sur les grandes crises internationales, ce sont tous ces sujets que je suis venu aborder aujourd'hui à Ankara et sur lesquels je souhaite que nous puissions progresser ensemble.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 octobre 2007