Déclaration de Mme Christine Albanel, ministre de la culture et de la communication, sur la situation du cinéma français, la lutte contre le piratage des films et les pratiques tarifaires des salles de cinéma, Deauville le 3 octobre 2007.

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Circonstance : 62ème Congrès de la Fédération nationale des cinémas français à Deauville le 3 octobre 2007

Texte intégral

Monsieur le Président, Cher Jean Labé,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
C'est un très grand plaisir pour moi d'être présente parmi vous ce soir, et je tiens à remercier le Président de la Fédération nationale des cinémas français, M. Jean Labé, pour son invitation. Etre au milieu de celles et ceux qui ont choisi pour métier - et quel métier ! - de partager leur passion du cinéma avec le public est pour moi une grande joie, mais aussi une marque de reconnaissance.
Je crois qu'on ne remplacera jamais l'émotion que procure la découverte d'un film dans une salle obscure. Pour moi, la salle de cinéma est un lieu qui a nourri ma mémoire, formé mon sens critique, fait naître et croître mon amour du cinéma.
Car la salle de cinéma est, d'une certaine manière, une école, un des lieux où se forge la conscience, le goût de l'imaginaire, le sens esthétique et où s'élabore un rapport au monde, qui va bien au-delà du simple divertissement. Elle est aussi, nous le savons tous, un lieu magique de brassage social, et, disons-le, un exemple de démocratisation de la culture, puisqu'aujourd'hui plus de 60 % des Français se rendent au cinéma.
Cet été, deux grands maîtres du cinéma européen, Bergman et Antonioni, nous ont quittés, presque au même moment. En me remémorant les films de ces deux immenses auteurs, qui m'avaient particulièrement marquée, je me souvenais des lieux où je les avais découverts pour la première fois.
Que ce soit à Toulouse, au Quartier latin ou aux Champs-Elysées.
Et je suis bien consciente que sans la passion et la détermination d'hommes et de femmes comme vous, qui ont tout fait pour faire découvrir et aimer leurs films au plus large public, ils n'auraient pas acquis la notoriété ni peut-être l'élan qui a nourri leur créativité. Car un film n'est rien s'il ne rencontre pas le public. Et vous êtes les artisans de cette rencontre.
On ne le dit jamais assez : la France a la chance d'avoir l'un des parcs de salles de cinéma les plus denses et les plus diversifiés du monde, mêlant grands complexes et salles rurales, sans oublier, bien sûr, notre exceptionnel réseau d'art et essai. Il faut entretenir ce patrimoine rare, faire vivre et coexister cette diversité, en attirant un public toujours plus large et nombreux, en chiffre comme en rythme de fréquentation. C'est votre
objectif, c'est aussi le mien !
Je serai toujours à vos côtés pour encourager et développer toutes les initiatives qui font de la salle de cinéma un lieu de culture, de plaisir et d'éducation. Un lieu où l'on apprend à devenir un spectateur et non un
consommateur de culture.
Et cette ambition est d'autant plus ardente aujourd'hui, à l'heure où nos salles doivent relever de nouveaux défis et faire face à de nouvelles menaces. Et au premier rang la mise à disposition illégale des films sur Internet, dès leur sortie en salles. Je pense aussi, bien sûr, aux problèmes de diffusion et de concurrence, qui font débat aujourd'hui au sein de votre profession. Je pense enfin au tournant du numérique.
Permettez-moi de revenir un instant sur ces points essentiels pour l'avenir du cinéma en salles.
Vous le savez, j'ai fait de la lutte contre le piratage des films sur Internet une priorité, avec un fort soutien du Président de la République. Parce qu'elle prive les auteurs de la juste rémunération de leur travail, parce qu'elle banalise l'idée que la création n'a pas de valeur, la piraterie audiovisuelle est un fléau pour l'économie de la musique et du cinéma, c'est une utopie destructrice, ruineuse à terme pour l'art cinématographique et ses créateurs.
Mais elle méprise aussi la chronologie des médias, et concurrence donc de façon totalement déloyale la sortie des films en salles. Plus de 92 % des films piratés sont disponibles avant leur sortie en vidéo en France. 38% des films sortis en salles sont piratés sur Internet. Et plus d'un tiers des films piratés sont disponibles avant même leur sortie dans les salles françaises.
Ainsi le piratage a favorisé, chez toute une génération, une attitude consumériste face aux oeuvres. Parce qu'il les met toutes sur le même plan, celui d'un simple fichier - de mauvaise qualité, dans la plupart des cas -
que l'on s'approprie en un clic, le piratage nivelle, uniformise, et banalise.
Pour faire face à ce fléau, nous devons donc mener plusieurs actions complémentaires : encourager l'essor de l'offre légale, et se servir de la loi, qui existe, pour lutter contre le téléchargement illégal ; faire prendre conscience, à tous, que la création a une valeur, et que les films ont donc un prix ; et mener des actions ambitieuses d'éducation à l'image auprès des jeunes spectateurs.
Pour le premier volet d'action, vous le savez, j'ai confié à Denis Olivennes une mission de médiation. L'accord conclu récemment entre les représentants des professions du cinéma et celles de la musique pour adopter une position commune sur les moyens d'endiguer efficacement le piratage est un premier résultat très encourageant. Il permet d'envisager de manière concrète les moyens d'une dissuasion contractuelle à proposer aux fournisseurs d'accès à Internet.
Les dispositifs de lutte contre le piratage devront aller de pair avec le développement d'une offre légale attractive pour les internautes, qui permettra de réinstaurer la chronologie des médias. Bien entendu, je veillerai, dans le débat qui ne manquera pas de s'engager, à ce que l'économie de la salle ne soit pas affaiblie. J'y serai d'autant plus attentive qu'il est dans l'intérêt de toute la filière que la salle continue de jouer son
rôle, qui est d'offrir une vraie notoriété aux oeuvres, notoriété qui assure leur vie ultérieure sur tous les autres supports.
Pour le second volet, celui de la prise de conscience, je le tiens pour une responsabilité partagée : nous devons faire comprendre, tous ensemble, que la création a une valeur, et un prix, et que ce prix est celui du travail des créateurs et de tous ceux qui portent leurs oeuvres. Je voudrais saluer à ce titre l'engagement de Nicolas Seydoux, mais aussi, puisqu'il est parmi nous ce soir, de Luc Besson, qui a été l'un des premiers réalisateurs français à prendre position publiquement dans la lutte contre le piratage.
Cette lutte passe aussi par un effort de sensibilisation des jeunes spectateurs.
Les nouvelles générations sont désormais familiarisées avec les quatre écrans : celui de la salle, celui de la télévision, celui du net et, depuis peu, celui du téléphone mobile. Nous devons leur faire comprendre que l'un ne pourra jamais remplacer l'autre, mais que les quatre sont complémentaires.
Il est donc essentiel que l'éducation à l'image comprenne un volet exclusivement consacré à l'image cinématographique, dont la salle de cinéma est par excellence la scène et le lieu de partage. C'est dans la salle que le cinéma est et reste une pratique culturelle. Je veux donc développer les programmes « école, collège, lycée au cinéma », qui ont fait leur preuves, mais qui concernent seulement 10% des élèves aujourd'hui. C'est l'un des axes du travail que nous avons engagé avec Xavier Darcos sur l'éducation artistique et culturelle. Eric Gross, à qui nous avons confié cette mission, recueillera vos propositions. Il faut qu'un plus grand nombre de jeunes soient associés à ce programme, qui est à même d'entretenir et de renouveler la cinéphilie en France. Cinéphilie que je considère comme une dimension très spécifique et très précieuse de notre culture.
Un mot maintenant des problématiques de diffusion et de concurrence auxquels votre secteur doit réfléchir aujourd'hui.
Nous le savons, les conditions de diffusion des films en salles ne sont pas optimales. Certains films pourtant loués par la critique ou portés par le bouche à oreille ne parviennent pas toujours à toucher leur public. Et ce n'est pas faute d'efforts de votre part. On évoque en particulier un calendrier de sorties très irrégulier, ponctué de périodes d'encombrement, qui désoriente le public, déçoit créateurs, producteurs, distributeurs et exploitants et conduit à écourter la carrière des films. La question du nombre de films et de copies en circulation dans les salles est aussi régulièrement posée.
Bref le « marché » - puisqu'il faut bien l'appeler ainsi - montre des signes d'instabilité. Par ailleurs, les conflits de concurrence, aussi bien que la délicate question de la tarification, soulèvent des débats vifs au sein de
votre profession.
Il n'y a pas de réponse aisée à ces problèmes, mais le moment est venu d'y voir plus clair et de tenter de trouver des solutions concrètes, dans l'intérêt général, tant celui du public que celui des opérateurs culturels que vous êtes.
Il apparaît que ces solutions passent très largement par des « codes de bonne conduite » et une autorégulation de la profession. Or, les autorités de concurrence viennent d'invalider en partie l'un de ces codes de bonne conduite élaboré en 1999, laissant toutes les professions concernées (exploitants, distributeurs, producteurs) dans un profond désarroi.
De même, les questions de tarification et de transparence tarifaire, dont les cartes illimitées ne sont qu'un aspect, continuent de soulever des débats.
C'est pourquoi il m'a paru indispensable de lancer une réflexion sur la question de l'application du droit de la concurrence au cinéma, et je me réjouis que ma collègue Christine Lagarde ait accepté de se pencher sur ce
dossier avec moi.
Loin de moi l'idée de décréter le cinéma zone de non-droit ! Mais, au contraire, il nous faut faire preuve d'intelligence et d'imagination pour adapter le droit de la concurrence au cinéma lorsque cela est nécessaire, et créer ce que les juristes appellent un droit sectoriel.
Par exemple, l'institution du Médiateur du cinéma déroge au droit commun de la concurrence, et règle de manière efficace les conflits entre exploitants et distributeurs. Je saisis cette occasion pour rendre hommage au travail remarquable qu'accomplit Roch-Olivier Maistre dans cette fonction. Nous devons nous inspirer de cet exemple pour dessiner les contours d'une régulation efficace du marché du cinéma, adaptée à ses enjeux, que
personne ne voudrait résumer à des intérêts commerciaux.
Je suis convaincue que les deux personnalités chargées de cette réflexion, Jean-Pierre Leclerc, que certains d'entre vous connaissent déjà, et Anne Perrot, économiste attentive aux caractéristiques de l'économie de la
culture, sauront examiner ces problèmes avec intelligence. Plusieurs rapports ont déjà exploré par le passé tel ou tel aspect du sujet, mais à chaque fois la volonté politique a manqué. La mienne est entière et je suis résolue, avec Christine Lagarde, à faire évoluer le droit si le besoin en est avéré. Je mènerai la même action, avec la même détermination, au plan européen.
Enfin, je sais que vos débats d'hier ont porté sur la question de la projection numérique en salles. Je suis avec beaucoup d'attention les travaux en cours sous l'égide du CNC, et sous l'impulsion vigilante de Véronique
Cayla. Un groupe de travail, présidé par Philippe Lévrier, a commencé à examiner la question des modèles économiques sur lesquels exploitants et distributeurs pourront s'appuyer, modèles qui doivent être adaptés aux spécificités de l'économie et du système français.
Il revient aux pouvoirs publics d'accompagner ce virage technologique en veillant à ce que soient préservées les caractéristiques de notre cinéma, auxquelles nous sommes tous attachés, en particulier l'indépendance des
exploitants et la diversité de la création.
Je souhaite que la projection numérique favorise une meilleure circulation des films européens et je me réjouis, à cet égard, des initiatives engagées par le CNC et son homologue allemand.
Pour l'heure, je demande au CNC d'inciter les producteurs à doter systématiquement les films français d'un master numérique, et donc de les rendre disponibles pour la projection au nouvelles normes, comme le seront
tous les films américains.
Enfin sachez que je suis très attachée, comme vous, à la qualité de la production française, abondante depuis quelques années, ce qui lui a permis de retrouver les faveurs du public et de dépasser l'an dernier les films américains en nombre de spectateurs.
Je souhaite que cette exigence et cette diversité restent les marques de notre cinéma, et que les aides publiques nous permettent d'atteindre au mieux ces objectifs. A ma demande, le CNC travaille à une étude d'impact de ces aides, qui nous permettra dans les prochains mois de mieux cerner les priorités.
Il faut que l'esprit de concertation qui a longtemps animé votre profession vous réunisse pour faire face à tous ces nouveaux enjeux. Le cinéma français n'est jamais aussi fort que lorsqu'il se mobilise pour préserver sa
richesse et son excellence.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, voici en substance le message que je tenais à vous adresser ce soir, qui traduit l'estime et l'attention que je porte au travail que vous accomplissez en faveur du cinéma.
Il est maintenant temps de laisser place aux festivités, et je dois vous avouer que cette belle salle de Deauville est pour moi un lieu associé à des souvenirs très agréables, puisque j'y ai récemment passé une délicieuse
soirée en compagnie de Georges Clooney.
L'hommage que vous rendez ce soir à Luc Besson est une juste récompense de son immense talent de magicien de l'image, et je veux lui exprimer ma reconnaissance pour ce qu'il incarne comme entrepreneur, comme inventeur, passionné d'innovation et de nouvelles technologies, comme ambassadeur du septième art français à l'étranger, comme passeur de cinéma auprès des jeunes générations.
Luc Besson, vous avez toujours manifesté une grande ambition pour le cinéma français. Vous l'avez fait avec précocité : autodidacte, c'est à 23 ans que vous avez signé votre premier film, Le Dernier Combat, soutenu par
l'avance sur recettes. C'est à cet âge également que vous avez fondé votre première société de production, avec la complicité de Pierre Jolivet : « Les Films du loup »... Plus tard, ce seront les dauphins qui deviendront vos animaux fétiches. Vous les invitez dans le Grand bleu, bien sûr, et même dans Jeanne d'Arc, où l'héroïne nationale appelle Charles VII « mon Dauphin ».
Vous avez donné vie à des figures marquantes, des personnages inoubliables de notre septième art, l'énigmatique Léon, la troublante Nikita, plus récemment Angel A et le fantasmagorique Arthur. Vos films vous ont offert une place de choix, et une place à part, dans l'histoire de notre cinéma.
Mais vous avez aussi voulu donner leur chance à de jeunes cinéastes, pour réaliser leurs premiers ou leurs seconds films. Vous êtes un entrepreneur, qui a su conquérir la confiance des investisseurs. C'est important pour tout le cinéma, au-delà du succès d'Europacorp.
Enfin vous avez toujours refusé les avances d'Hollywood, et vous avez préféré garder votre indépendance, et continuer à ancrer votre production en France. Vous auriez tenu ce propos dans une conférence de presse : « Je ne fais que ce que j'ai envie de faire, je suis un sale gosse. » Je n'ai qu'une suggestion : restez-le !
Je vous souhaite une très bonne soirée à tous.Source http://www.culture.gouv.fr, le 9 octobre 2007