Texte intégral
S. Paoli Figurer dans le carnet d'adresses d'A. Sirven est-il un must politique ? On finirait par le croire en voyant notables et curieux se presser au Palais de justice pour voir et applaudir l'ancien directeur des affaires générales d'Elf. Il ne suffit pas, bien sûr, d'être présent dans cette liste de 200 noms pour être accusé d'avoir reçu des fonds. Mais le parcours et le comportement d'A. Sirven éclaire de façon particulière ce répertoire téléphonique. Votre nom apparaît dans le carnet de Sirven. C'est peut-être cela l'un des maux dont souffre la politique aujourd'hui. Après tout, il n'est pas anormal de voir des noms d'hommes politiques et de responsables syndicalistes figurer dans le carnet d'adresses d'un homme qui a occupé des fonctions aussi importantes qu'A. Sirven. Le vrai problème, c'est désormais celui de la suspicion.
- "Tout à fait. Parce qu'être dans le carnet d'A. Sirven, au jour d'aujourd'hui, c'est une particularité dont certains se seraient bien passés. Mais c'est vrai, vous le dites aussi, A. Sirven était quelqu'un qui a eu des responsabilités très importantes, dans au moins trois entreprises : une grande entreprise, Moulinex, où il était directeur des relations sociales et humaines. C'est ainsi que je l'ai connu parce que je suis député de la Mayenne. Dans la Mayenne, il y a deux usines Moulinex dont une dans ma circonscription, et dont une qui est juste à côté d'Alençon, où était basé Sirven. Il était assez normal, même tout à fait normal pour un parlementaire d'avoir des liens, des contacts avec les responsables d'entreprises, ne serait-ce que pour parler des questions sociales - il y a toujours des menaces sur l'emploi -, éventuellement pour recommander des personnes pour qu'elles entrent, pour qu'elles trouvent un emploi. Donc, il n'y a rien de plus normal, et je pense que c'est ainsi que je me suis "introduit" si je puis dire dans l'agenda de monsieur Sirven, et qu'après j'y suis resté. C'est vrai que Sirven après a été dans une autre grande entreprise, puis à Elf, où il était numéro 2. Qui n'a pas rencontré monsieur Sirven quand il était numéro 2 à Elf ? Je ne l'ai pas rencontré..."
Sauf que les affaires arrivent au grand galop et que, décidément, à nouveau se posent la question entre l'argent et la politique. C'est pour cela que maintenant, figurer dans le carnet de Sirven, cela pose un problème...
- "Je dois vous dire que je suis assez scandalisé du procédé ! C'est vrai que, quand un journal, Le Parisien, hier, met en ligne les noms comme cela... Ce n'est pas un délit d'être dans un agenda, enfin pas encore. Et à chaque fois, on trouve la même idée qui est de jeter la suspicion sur les décideurs en général, et en particulier les hommes politiques qui ont eu des responsabilités ou qui en ont. C'est une espèce de complot contre la classe politique. Alors c'est vrai qu'elle n'est pas innocente ..."
C'est ce que j'allais dire quand même ! La faute à qui ? L'histoire est longue, elle commence il y a longtemps, celle des rapports entre l'argent et la politique !
- "Bien sûr. La corruption existe. Je signale d'ailleurs au passage que le délit de corruption, en droit - c'est une curiosité - n'existe que dans les relations entre les hommes publics et l'administration. C'est-à-dire que de la corruption à l'intérieur du secteur privé n'existe pas. Supposons un banquier, qui prête de l'argent à un escroc, en sachant qu'il était un escroc, que ce dernier redonne une commission au banquier parce qu'il a fait plaisir à l'escroc, il n'y a pas de corruption là. Si vous êtes dans un système public, il y a évidemment corruption. Il y a donc une rectification du droit à faire, parce que malheureusement la corruption est un phénomène du siècle. Il s'est sans doute accéléré au cours des dernières années, mais il faut dire aussi qu'il y a des circonstances particulières à la France, bien que la corruption existe malheureusement un peu partout. La circonstance particulière à la France a été la domination de l'économie publique. Quand vous regardez les deux plus grands scandales qui sont évoqués en ce moment, il y a Elf et il y a aussi le Crédit lyonnais. C'était des entreprises publiques. Et on a l'impression que, à la fois, quand ce sont des entreprises publiques ou que le passage du public au privé, la privatisation... Regardez en Allemagne, les scandales qu'il y a eus lors de la privatisation des entreprises est-allemandes qui étaient toutes publiques - notamment l'histoire de la raffinerie de Leuna rachetée par Elf, c'est effectivement une raffinerie publique qui est passée au privé -, donc, on a eu une phase historique, dans les années 90, où on a privatisé, ce qui est une bonne chose, mais où les entreprises publiques sont restées des enjeux importants. Sans parler des secteurs traditionnels de corruption comme les ventes d'armes, comme aussi le secteur pétrolier, tout ceci parce qu'il faut donner des commissions dans des pays producteurs qui sont ..."
Mais on y est. De plus, vous savez vraiment de quoi vous parlez puisque c'est vous qui avez mené la commission d'enquête parlementaire sur l'argent sale et sur les mafias, et y compris les mafias en politique. L'affaire Elf est édifiante : Elf, il y a une volonté politique qu'une compagnie existe pour contrebalancer les puissances américaines, pétrolières, notamment en Afrique. Donc, on crée une structure pour aller contre les Américains et puis pour acheter des choses ici et là. C'est une décision politique ça ! Et l'ambiguïté commence là !
- "Elle commence là parce qu'en France, on s'est toujours abrité sur l'espèce d'idée de raison d'Etat, et qui fallait - au nom d'une certaine puissance politique, d'une certaine conception un peu colonialiste, il faut bien le dire - des relations avec l'Afrique, il fallait avoir notre compagnie pétrolière, dans notre pré carré. Au nom d'un certain anti-américanisme, il faut bien le dire aussi ; parce que c'est vrai que les compagnies sont anglo-saxonnes et que cela pouvait être intéressant au plan géopolitique d'avoir une concurrence avec les Etats-Unis. Tout cela explique beaucoup de choses, mais pas tout quand même. Parce que quand on voit les commissions qu'il y a eues sur les ventes d'armes, par exemple dans l'affaire de l'Angola, où on retrouve J.-C. Mitterrand et quelques autres, on s'aperçoit que là, on n'est plus dans du domaines du civil, purement financier, mais on est dans des ventes d'armes, dans le soutien à des régimes sanguinaires, on touche, de plus, vraiment au problème des droits de l'homme."
Ne touche-t-on pas même - pratiquement j'allais dire -, aux mafias ? Il y en a certains qui se mettent beaucoup d'argent dans les poches, cet argent disparaît, ça n'est jamais ni au nom de l'Etat ni pour l'intérêt de l'Etat ?
- "Le problème est qu'il y a des commissions qui sont versées et que maintenant c'est interdit. Est-ce que les grandes multinationales vont se plier à cette interdiction ? Ce n'est pas sûr, mais c'est écrit dans le droit maintenant. Mais le problème, ce sont les rétro-commissions, à des partis politiques, à des personnes, à des particuliers - car il ne faut pas non plus tout mettre sur le dos des partis politiques. Là, effectivement, il y a des zones grises, dans lesquelles on retrouve des entrepreneurs, des hommes de main, des gens des mafias, des politiques. C'est cela le triangle tragique : celui où l'on retrouve les mafias, en particulier maintenant avec l'arrivée des mafias russes, avec une sorte de mondialisation du monde mafieux. C'est vrai qu'on les voit dans beaucoup d'opérations financières. Les quantités d'argent blanchi dans le monde sont hallucinantes aujourd'hui."
On revient à la politique, la question a d'ailleurs été posée par P. le Marc ce matin : pourquoi un homme tel que vous, qui a mené la commission anti-blanchiment ne votera pas la réforme de la procédure budgétaire, qui a pour but d'avoir une meilleure visibilité, une meilleure transparence de l'utilisation de l'argent de l'Etat ? Pourquoi ne voterez-vous pas cela ?
- "D'abord, je ne suis pas sûr que je ne vais pas la voter. Mais nous sommes très exigeants dans cette affaire. On pense que cette réforme est un peu un coup d'épée dans l'eau. Ce que nous souhaitons, c'est très simplement que l'exécutif ait un contre-pouvoir au Parlement. On est donc plus exigeants, et pas du tout contre. Au contraire, on veut plus de transparence. Or, le texte actuel reste dans la logique de la Vème République de 1958, qui était une logique de tout-Etat il faut bien le dire, de toutes grandes entreprises publiques, de toutes interventions publiques. C'est l'exécutif, le gouvernement, la présidence de la République, le Président de la République qui a tout pouvoir par rapport à un Parlement qui est abaissé. Ce qui est logique, c'est de renforcer le rôle du Parlement comme contre-pouvoir, en particulier au plan budgétaire. Mais là, ce qui nous est proposé est franchement insuffisant, et en particulier l'article 40 qui bloque complètement le Parlement dans ses initiatives. Il y a des améliorations qui existent ..."
Franchement, n'est-ce pas la politique politicienne qui prend le pas sur les enjeux ? N'est-ce pas parce qu'on est là, tout près des municipales et qu'il y aura des législatives derrière, et qu'on est, au fond, dans un affrontement de politique politicienne ? Alors que l'enjeu est d'y voir plus clair dans l'utilisation de l'argent de l'Etat ...
- "C'est d'y voir plus clair", je suis tout à fait d'accord. C'est pour cela que l'on a proposé des amendements et on va voir ce que le Gouvernement en pense. Mais ces amendements visent à accroître le contrôle parlementaire. Cela veut dire faire par exemple comme aux Etats-Unis, où il y a quasiment du Direction du Budget - comme nous on en a une au ministère des Finances -, au Sénat, à la Chambre des représentants. Chez nous, on a des administrateurs qui sont très compétents, mais pour contrôler le budget de l'Etat par l'Assemblée il y a une dizaine d'administrateurs. C'est dérisoire par rapport à la Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis où il y a 500 ou 600 personnes qui sont là pour contrôler en permanence l'argent de l'Etat."
Un petit signe : en 25 ans, 35 fois "non" à la volonté de réforme de cette procédure budgétaire ! 35 fois en 25 ans !
- "Ce n'est pas tout à fait 35 fois "non" parce qu'il y avait réforme et réforme. Sur la transparence par exemple, il y a une pratique qui est très mauvaise qui consiste à contracter les dépenses et les recettes. On prend les recettes, on y met des dépenses, et puis après il y a les vraies dépenses. Cela veut dire qu'on camoufle 200 milliards. Cela va continuer si la réforme est celle-là. Il faut que ce soit plus exigeant."
Attention que ce ne soit pas cela qui donne plus d'importance au carnet d'adresses de Sirven...
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F. d'Aubert (DL)
RTL - 7h30 (A propos de la diffusion du carnet d'adresses d'A. Sirven)
- "Ce sont les numéros de mes anciens bureaux à l'Assemblée. Ce n'est ni mon numéro personnel à Laval, ni mon numéro personnel à Brée qui est l'endroit où j'habite dans la Mayenne, ni mon numéro personnel à Paris. Et je n'ai pas de résidence en Suisse, je n'ai pas de résidence dans le Midi, je n'ai pas de résidence dans un paradis fiscal."
Vous n'avez pas été en relation avec lui quand il était numéro 2 du groupe Elf ?
- "Ma parole d'honneur que non. Vous savez, cela remonte à 20 ans. Je venais d'être élu député de la Mayenne, et il a pris contact avec les députés, tout simplement parce que dans ma circonscription de la Mayenne, il y a une grande usine Moulinex, et que lui était le directeur des relations sociales et humaines de Moulinex et était basé à Alençon. Je trouve cela très désagréable et assez scandaleux, parce qu'on nous jette une espèce de suspicion. Si les juges ou les policiers doivent interroger toutes les personnes sur tous les agendas de gens qui sont concernés par des affaires, on n'en sort pas."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 8 février 2001)