Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur l'ancrage de l'euro et l'objectif de la réalisation d'une Europe de la croissance et de l'emploi, la négociation de l'Agenda 2000, le traité d'Amsterdam et le défi d'une Europe politique et démocratique préparée à l'élargissement de l'Union européenne, Grenoble le 1er février 1999.

Prononcé le 1er février 1999

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Circonstance : Déplacement à Grenoble le 1er février 1999-discours devant les étudiants de l'IEP de Grenoble

Texte intégral

Chers Amis,

J'ai tenu, à l'occasion de ma visite à Grenoble, à venir vous rencontrer et dialoguer avec vous sur les questions européennes, au début dune année 1999 qui sera une année européenne. Je suis donc très heureux de cette occasion, à la fois parce que Grenoble est, depuis longtemps, une ville tournée vers la jeunesse, la modernité, l'innovation technologique, une ville ouverte sur le monde, et parce que vous êtes vous-mêmes, étudiants de Sciences-Po, les futurs acteurs de l'Europe du 21ème siècle, la « génération an 2000 ».
Avant de pouvoir converser plus informellement avec vous, je voudrais vous dire quelques mots sur les principales échéances de cette année et dégager quelques orientations sur l'Europe du siècle prochain, telle que je la vois.

Au risque de perturber vos habitudes binaires - mais c'est le privilège des anciens élèves - je voudrais mettre l'accent sur trois échéances qui marquent chacune un des grands défis de l'Europe :
1) l'euro, ou le défi dune Europe de la croissance et de l'emploi ;
2) l'Agenda 2000, ou le défi dune Europe en mesure de financer ses ambitions ;
3) le Traité d'Amsterdam, ou le défi dune Europe politique et démocratique, prête pour l'élargissement à l'Est

1) Nous devons d'abord relever le défi économique de l'euro, en faire l'instrument dune Europe de la croissance et de l'emploi, une Europe des solidarités.
Vous lavez tous constaté, nous sommes entrés, avec une réussite technique indéniable, dans l'ère de l'euro le 1er janvier. Pour autant, et même si certains ont pu croire que l'euro était une fin en soi, nous ne pouvons nous contenter de ce succès.
En effet, l'euro est pour nous un instrument de reconquête, par les Européens, de leur souveraineté monétaire. Il doit être un outil au service de la croissance et de l'emploi. Je pense que, grâce en grande partie à la volonté politique du gouvernement français depuis juin 1997, nous sommes parvenus à l'euro dans des conditions qui rendent cette ambition réaliste : un euro large, qui na pas laissé les pays du sud de côté, une autorité politique - le Conseil de l'euro - face à la Banque centrale européenne, une direction claire vers la croissance et l'emploi.
Tout d'abord, la croissance. Rien ne serait plus dangereux que la concomitance entre l'entrée en vigueur de l'euro, saluée par les marchés financiers, et un affaiblissement durable de la croissance.
La monnaie unique avait commencé à montrer, en quelque sorte par anticipation, sa capacité à protéger l'Europe des turbulences monétaires au second semestre de 1998. Elle doit maintenant le confirmer, alors que les menaces de crise financière demeurent, quelles viennent d'Asie ou d'Amérique latine.
Il s'agit ensuite pour le Conseil de l'euro, dont nous devons largement la création à Dominique Strauss-Kahn, d'être le garant de politiques économiques tournées vers la croissance, face au nécessaire rôle de contrôle monétaire de la Banque centrale européenne. L'idée a longtemps suscité des réactions incrédules ou même hostiles, au nom de l'indépendance nécessaire de la BCE mais aussi de la mythique « main invisible », qui suffirait à gérer au mieux les économies des différents pays, sans qu'il soit besoin d'intervenir.
Je constate heureusement que ce dogmatisme a largement reculé et qu'il existe aujourd'hui un quasi-consensus sur le rôle nécessaire dune autorité de politique économique, un début de « gouvernement économique » européen. Le Conseil de l'euro devrait donc acquérir toute sa légitimité au cours des prochains mois.
Cette croissance, que l'euro peut nous permettre de consolider, devra être mise au service de l'emploi. Car une chose est sûre : tant que l'Europe de l'euro sera également celle de 16 millions de chômeurs, la monnaie unique aura beau faire l'unanimité, ou presque, du monde économique, elle demeurera sous caution aux yeux des citoyens.
L'action du gouvernement de Lionel Jospin, en 20 mois, a commencé à porter ses fruits. Le nombre de chômeurs a baissé de près de 200.000 et est aujourd'hui revenu à son niveau de 1993. Le chômage des jeunes a particulièrement reculé. Mais l'action doit être menée à l'échelle européenne. Beaucoup de chemin a été parcouru à cet égard depuis près de deux ans, largement grâce à l'impulsion donnée par le gouvernement français, dès le Sommet d'Amsterdam en juin 1997. Les objectifs fixés fin 1997, lors du sommet spécial consacré à l'emploi, à Luxembourg, doivent être poursuivis. Ils concernent la réduction du chômage des jeunes, du chômage de longue durée, l'augmentation de l'effort de formation des demandeurs d'emploi.
Nous devons, cette année, mettre en oeuvre le « Pacte européen pour l'emploi », décidé à Vienne en décembre dernier, avec des objectifs de lutte contre le chômage plus contraignants pour chacun des Etats membres. Je souhaite que les partenaires sociaux européens soient associés étroitement à son élaboration et à sa mise en oeuvre. Le pacte pour l'emploi deviendra alors le complément indispensable au pacte de stabilité.
Dune façon plus générale, nous voulons avancer de façon décisive vers l'Europe sociale. Donner un sens à l'Europe, c'est en faire le lieu où pourront le mieux s'affirmer les valeurs qui nous sont communes et qui peuvent forger notre identité, notamment, cette recherche permanente de la meilleure articulation entre performance économique et cohésion sociale. L'Europe doit être un modèle social, alors quelle inspire encore souvent, des craintes d'un nivellement par le bas.
Nous avons, au Conseil européen de Vienne, proposé à nos partenaires européens plusieurs thèmes de réflexion : l'organisation et la réduction de la durée du travail, le principe d'un salaire minimum dans chaque Etat, l'élaboration de conventions collectives européennes dans certains secteurs. C'est pourquoi nous oeuvrons également à la mise en place d'un véritable dialogue social à l'échelle européenne, qui est encore insuffisant.

2. La deuxième échéance de cette année, l'Agenda 2000, nous pose le défi dune Europe qui ait les moyens financiers de ses ambitions.
Vous le savez, « l'Agenda 2000 » est le nom du document qui a été élaboré par la Commission européenne en 1997 et qui porte à la fois sur les perspectives financières de l'Union européenne pour la période 2000-2006 et sur les réformes des politiques communes de l'Union, dont la Politique agricole commune et les politiques structurelles.
Sur la base de ce document, les Etats membres ont engagé des négociations qui se poursuivent actuellement et devraient, sils respectent le calendrier fixé en 1998, ce que je souhaite, trouver un accord en mars prochain.
Les enjeux sont immenses, il s'agit de permettre à l'Union européenne de poursuivre ses politiques conformément à ses missions et à ses ambitions, tout en faisant preuve de réalisme budgétaire et en se préparant aux futures adhésions des pays d'Europe centrale et orientale.
Je souhaite que ces négociations soient l'occasion de réfléchir à la logique des politiques structurelles européennes. La mise en place dune solidarité européenne, entre régions riches et régions pauvres, entre zones prospères et zones en déclin, est, selon moi, un des acquis essentiels de la construction européenne. Mais une certaine dérive a eu lieu au cours des dernières années, qui conduit aujourd'hui à ce que plus de la moitié de la population européenne bénéficie des fonds structurels. Une solidarité aussi large finit par se diluer et perd sa vocation première.
C'est pourquoi la France considère, dans la négociation actuelle, que chacun doit faire un pas en direction du consensus, ceux de nos partenaires qui voudraient voir leur contribution nette baisser comme ceux qui refusent toute remise en cause des fonds dont ils bénéficient. La France, pour sa part, y est prête et a fait des propositions, sans qu'il soit acceptable, bien sur, que le consensus se fasse sur le dos de la PAC, comme je lai dit encore récemment à nos amis allemands.

3. La troisième étape de cette année, c'est le Traité d'Amsterdam, qui nous ramène au défi de l'Europe politique et démocratique, une Europe prête à s'agrandir à 20, 25, au siècle prochain.
Il y a tout juste deux semaines, le Parlement réuni en Congrès a adopté la révision constitutionnelle nécessaire à la ratification du Traité d'Amsterdam. Ce préalable étant rempli, la ratification elle-même devrait intervenir dans les deux mois qui viennent. La plupart des autres Etats membres ayant déjà ratifié le Traité, celui-ci pourra entrer ensuite rapidement en vigueur.
Le Traité d'Amsterdam na pas bénéficié du retentissement du Traité de Maastricht. Il est vrai que son objet était plus modeste : réviser certaines des dispositions des traités existants, sans ouvrir une percée historique comme le faisait Maastricht avec l'Union économique et monétaire. Il comporte, de plus, une lacune majeure puisque qu'il ne réforme pas les institutions comme cela était nécessaire, et le demeure, j'y reviendrai, avant les nouvelles adhésions.
Pour autant, le Traité d'Amsterdam contient de réelles avancées dans plusieurs domaines et ouvre certaines des pistes de ce que devra être l'Europe politique du siècle prochain.
Le contexte dans lequel Amsterdam s'inscrit est, en effet, celui de la nécessité de donner un sens politique à l'Europe de l'après-euro, afin de refonder avec les citoyens européens le « pacte de légitimité » de la construction européenne.
J'ai déjà évoqué la nécessité d'avancer vers l'Europe sociale, que le Traité consacre comme une réelle dimension prioritaire de l'Union.
Je voudrais maintenant aborder les avancées en matière de politique étrangère et de sécurité commune. L'Europe doit être capable de s'affirmer dans le monde, avec force et générosité, afin d'être en mesure de répondre à un réel besoin d'Europe qui se fait sentir dans un univers dominé par une seule hyper-puissance.
Je voudrais dire que les crises actuelles, en Iraq comme au Kossovo, montrent à la fois l'ampleur du chemin qui reste à parcourir et la nécessité absolue daller dans cette voie, faute de quoi la construction européenne perdrait de son sens.
La Politique étrangère et de sécurité commune a été instituée par le Traité de Maastricht. Le Traité d'Amsterdam la dote de nouveaux instruments qu'il nous revient désormais d'utiliser et de développer au mieux. Il s'agit d'abord des « stratégies communes », qui permettront de définir, de façon globale, les relations de l'Union avec nos grands partenaires ou les zones géographiques proches de nous, de la Russie aux Balkans, de l'Ukraine à la Méditerranée.
Il s'agit ensuite du « Haut représentant » de l'Union pour la politique étrangère, autrement dit « Madame » ou « Monsieur PESC ». Nous sommes attachés à ce qu'il puisse être nommé rapidement et, surtout, qu'il ou elle soit un véritable responsable politique, disposant de l'autorité nécessaire.
Enfin, le Traité d'Amsterdam ouvre la voie à l'apparition dune défense européenne. J'ai le sentiment que l'intégration européenne demeurerait incomplète si elle n'offrait pas, par une défense commune, l'assurance à ses citoyens quelle peut contribuer à leur sécurité extérieure.
Beaucoup de chemin reste à parcourir dans ce domaine, notamment du fait des différences de traditions et de perceptions qui existent chez les Etats membres. Mais les esprits évoluent, comme la montré récemment la déclaration franco-britannique de Saint-Malo, qui affirme l'objectif dune capacité autonome d'action des Européens appuyée sur des forces crédibles et dune capacité dévaluation, de renseignement et de planification, tout cela devant contribuer également à la vitalité dune Alliance atlantique rénovée.
Autre domaine où le Traité d'Amsterdam permet de progresser, celui de la justice et des affaires intérieures, ce que lon appelle le « troisième pilier » depuis le Traité de Maastricht. Là aussi, l'adhésion des populations au projet européen ira de pair avec la prise de conscience progressive que l'échelon européen peut représenter un « plus » pour elles.
Le Traité d'Amsterdam prévoit la mise en place progressive d'un espace de liberté, de sécurité et de justice sur l'ensemble du territoire européen, avec notamment des politiques communes en matière de contrôle aux frontières extérieures, de visas et de droit d'asile.
Le gouvernement français est résolu à avancer dans cette direction, convaincu de la pertinence et de la légitimité dune action coordonnée de l'Union européenne dans ce domaine. Il faut se rendre à l'évidence : plus aucun pays ne peut apporter seul une réponse à l'action des mafias ou à l'extension de la criminalité organisée, pas davantage qu'à la question des flux migratoires. Je souhaite une action équilibrée entre les mesures destinées à assurer la sécurité des citoyens et celles permettant la mise en place d'un espace de liberté européen.
J'en viens, pour terminer, à la lacune essentielle du Traité d'Amsterdam, qui me permettra d'évoquer les réflexions sur l'Europe de demain, l'Europe à 30 vers laquelle nous allons, je veux parler de la réforme institutionnelle.
Même si la matière peut paraître austère, il s'agit d'un enjeu essentiel. Il n'y aura pas d'Europe forte avec des institutions faibles. C'est déjà vrai dans l'Europe des Quinze actuelle, ça le sera encore plus à 20, 25 ou plus. De plus, cette question renvoie au coeur des interrogations des Européens sur leur avenir, sur la façon dont l'espace européen peut se concilier avec leurs conceptions identitaires et nationales.
A un débat assez formel sur le fédéralisme, je crois que nous devons préférer une vision pragmatique, en faisant la part entre les responsabilités qui demeureront en tout état de cause nationales, ou régionales - car, de toute façon, nul ne pense à la disparition des Etats nationaux - et celles qui gagneront à être transférées au niveau européen.
Il existe pour cela le concept de subsidiarité - un de ces termes abscons dont les technocrates de l'Europe ont le secret ! -, qui consiste à dire qu'il ne faut faire au niveau européen que ce qui serait fait de façon moins efficace au niveau national. Je préfère, pour ma part, le concept de « fédération d'Etats-nations », suggéré par Jacques Delors et qui me parait bien caractériser cette construction originale qui se bâtit progressivement.
La première étape de cette évolution aurait dû être franchie à Amsterdam. En effet, lune des missions essentielles de la Conférence intergouvernementale qui s'est réunie en 1996 et 1997, conformément à ce que prévoyait le Traité de Maastricht, et qui a abouti au Traité d'Amsterdam, était précisément de mettre en oeuvre une réforme profonde des institutions qui permette à l'Europe de fonctionner plus efficacement et plus démocratiquement dans la perspective de l'élargissement. Cet objectif na pas été atteint, en dépit de quelques progrès, notamment pour ce qui concerne les pouvoirs du Parlement européen.
En conséquence, nous devons, sans délai, remettre l'ouvrage sur le métier. Je voudrais seulement vous indiquer quelques une des pistes à suivre.
Accroître l'efficacité des institutions, cela veut d'abord dire renforcer le rôle et le mode de désignation de la Commission européenne, rehausser son profil politique, sans doute réduire le nombre de ses membres. J'ajouterai que la Commission doit retrouver un fonctionnement plus collégial, quelle doit être pleinement consciente de la nécessité de rendre compte de ses actions aux citoyens européens.
Des institutions plus efficaces, cela veut également dire revoir le fonctionnement du Conseil des ministres, qui connaît une multiplication injustifiée du nombre de ses formations ministérielles, alors que le Conseil « Affaires générales », qui réunit les ministres des Affaires étrangères et des Affaires européennes, ne peut plus assurer son rôle de coordination.
Une Europe démocratique et efficace, ce doit être aussi un Parlement européen fort, avec des eurodéputés plus proches de leurs électeurs. Je saisis cette occasion pour vous dire mon espoir que les élections européennes du 13 juin prochain - autre grand rendez-vous de cette année - soient l'occasion, peut-être pour la première fois, d'un véritable débat européen.
Une Europe efficace, cela suppose enfin, et surtout, la généralisation du vote à la majorité qualifiée, face à l'unanimité paralysante, et, parallèlement, la révision de la pondération des voix, afin de mieux prendre en compte le poids démographique respectif de chaque Etat membre.
Nous ne devons cependant pas nous leurrer. Bâtir une Europe à 30, cela signifiera, de toute façon, un autre mode de fonctionnement qu'à 15. Tous les Etats ne pourront ou ne voudront pas mener les mêmes actions au même rythme. Les « coopérations renforcées », prévues dans le Traité d'Amsterdam, commencent à prendre acte de cette diversité. Il s'agira d'éviter à la fois l'immobilisme et l'Europe « self-service ».
Pour autant, et je conclurai ainsi, nous passerions à côté dune évolution historique en n'envisageant l'élargissement à l'Est que comme une contrainte qu'il s'agirait de négocier le moins mal possible. Les futurs élargissements - vous savez que les discussions ont débuté en 1998 avec un premier groupe de six pays, Chypre, Estonie, Hongrie, Pologne, Slovénie et République tchèque et que 11 pays, au total, sont actuellement candidats - constitueront en fait une véritable réunification de l'Europe, rendue possible par la chute du mur de Berlin.
C'est une chance pour l'Europe qui, en se rapprochant de ses frontières naturelles, peut retrouver une unité apparue, sous une certaine forme, dès le XVIème siècle, quand elle était celle de l'esprit et des grands marchands, et peut-être trouver tout son sens.
Vous le voyez, le tournant du siècle est également un tournant pour l'Europe. Une telle occasion ne se représentera peut-être pas de pouvoir façonner ainsi le devenir de notre continent. A nous de la saisir, ensemble, et de bâtir cette Europe ambitieuse et généreuse./.

(Source http://www.diplomatie.gouv.fr)