Interview de Mme Christine Lagarde, ministre de l'économie, de l'industrie et de l'emploi, à "France Inter" le 29 mai 2008, sur le maintien de la durée légale du travail (35 h) et sur les principales mesures de la loi de modernisation de l'économie, notamment la création du statut d'auto-entrepreneur et le développement de la concurrence commerciale contrôlée par les collectivités locales.

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Média : France Inter

Texte intégral

N. Demorand.- Bienvenue C. Lagarde. Et bienvenue au micro de France Inter. N. Sarkozy, mardi, a déclaré que la durée du travail était de 35 heures, et que c'était définitif. Le lendemain, X. Bertrand présente un texte qui va permettre de négocier cette même durée du travail, entreprise par entreprise. Et là, le plafond est européen : 48 heures au maximum. Je vous le dis très franchement, on n'y comprend plus rien.

Je crois que les choses vont s'éclaircir certainement dans les négociations qui auront lieu entre le ministère du Travail, d'une part, avec X. Bertrand, et puis les organisations syndicales. Je crois que c'est un processus qui commence. La parole du chef de l'Etat c'était que la durée légale du travail ne variait pas. Je ne doute pas que ce principe demeure. Je crois que ce dont il est question, c'est plutôt, vous savez, la question d'apporter suffisamment, à la fois de sécurité et de flexibilité dans l'entreprise, c'était tout l'accord qu'ont conclu les partenaires sociaux entre eux, et je crois que c'est dans cet esprit-là que les discussions vont se mener sûrement.

Le principe des 35 heures demeure, dites-vous, mais chaque entreprise va pouvoir négocier la durée du temps de travail. Donc, les faits contredisent le principe ?

Non, tous les organisateurs du temps de travail dans les entreprises le savent : il y a une durée légale du travail. Et puis, quand il y a un coup de bourre, quand il y a une commande supplémentaire, il faut pouvoir aller au-delà, c'est à cela que servent les heures supplémentaires. Donc, il y a des contingents, par secteur d'activité, qui varient entre 120 et un peu plus de 200 heures par mois. Je crois que c'est dans ce contexte-là que la négociation peut porter au sein des entreprises. C'est un peu ça la grande nouveauté, c'est que, autrefois c'était fixé par secteur, ce qu'offre la loi c'est de pouvoir le faire par entreprise. Et on sait bien que c'est au sein des entreprises qu'on a besoin d'un volume d'heures, de dépasser un peu telle semaine, d'en faire un peu plus, parce que tout simplement l'activité le nécessite. Les heures supplémentaires, je l'ai vu, je le mesure tous les mois, on sait très bien que c'est extrêmement utile. Il y a aujourd'hui six entreprises sur dix qui utilisent le mécanisme des heures supplémentaires défiscalisées, telles qu'on les a mises en place...

Mais là, ce n'est pas le sujet. Si on veut pousser la durée du travail jusqu'à 36, 37, 39, 40, 42 dans une entreprise, l'heure supplémentaire ce n'est plus l'objet ?

Je ne pense pas que ce soit ça le débat. Le débat c'est, comment peut-on organiser en maintenant la durée légale du travail à 35 heures, ce qui détermine le taquet au-delà duquel on fait des heures supplémentaires, rémunérées comme des heures supplémentaires. Donc la question c'est : le contingent, comment l'utilise-t-on dans le cadre de l'entreprise, et comment le négocie-t-on avec les partenaires sociaux dans l'entreprise ?

CGT, CFDT et Medef sont contre ce texte et cette proposition de X. Bertrand. Cela vous inspire quoi ?

C'est un bon début de négociation, voilà ce que je peux vous dire.

Vous êtes sacrément optimiste !

Mais, oui, mais bien sûr qu'il faut être optimiste un peu dans la vie, voyons !

Ils sont contre tout de même ! CGT, Medef, CFDT !

Ecoutez, ce que je trouve merveilleux dans le paysage français aujourd'hui, c'est que les rapports ont changé. Quand vous regardez l'accord du 11 janvier, quand vous regardez la prise de position commune du 27 avril, ce sont des accords qui ont été conclus entre les organisations patronales, d'un côté, les organisations syndicales, de l'autre, pour précisément répondre à deux besoins : le besoin de sécurité de la part des salariés, le besoin de flexibilité, même si le mot est choquant, au sein de l'entreprise, pour organiser le cycle de travail et pour répondre aux commandes des clients. Franchement, que les gens arrivent à se mettre d'accord entre eux de manière responsable, c'est un changement majeur en France.

Personne n'est d'accord, là.

Eh bien, écoutez, tant mieux, parce que ça fera un bon début de négociation. Je travaille sur la loi de modernisation de l'économie en ce moment, c'est mon job, et c'est mon objectif. Personne n'est d'accord non plus. Et c'est probablement parce que on a une bonne base de départ que personne n'est d'accord. Eh bien tout l'intérêt c'est ensuite de coproduire, de travailler, de discuter. J'ai fait cela avec les parlementaires, des dizaines et des dizaines d'heures, et on arrive maintenant à des solutions auxquelles on ne serait jamais arrivés en commençant la discussion.

On va venir à cette loi mais encore une question. Justement, à la question très simple : "quelle est la durée du travail en France", dans quelques mois, on pourra donc répondre : "pour moi c'est 35" ; "pour moi c'est 38" ; pour moi, c'est 42". Donc, de fait, on sera dans un espace qui sera totalement dérégulé et flexibilisé ?

Et si c'était le cas ? Je ne crois pas que ce soit le cas, parce que la durée légale du travail demeure à 35 heures. Et si c'était le cas, est-ce que ça serait tellement surprenant ? Croyez-vous qu'une entreprise, dans la sidérurgie, une entreprise qui fabrique des vêtements de mode, une entreprise qui fait du logiciel, est-ce que vous croyez que toutes ces entreprises-là fonctionnent exactement de la même façon, au même rythme, avec les mêmes cadences, les mêmes objectifs, les mêmes rendements ? Bien sûr que non ! Donc, il faut un peu d'agilité aussi et de capacité à s'adapter aux contraintes.

Alors, la fameuse loi de modernisation de l'économie va arriver à l'Assemblée un peu plus tard, à cause des discussions sur les institutions. 1500 amendements ont été déposés. L'une des mesures phares pour relancer le pouvoir d'achat, c'est l'autorisation de moyennes surfaces, on va dire, d'ouverture de supermarchés plus facilement. Un certain nombre de maires disent qu'ils veulent garder la main sur ces choses-là. C'est un point de friction essentiel, où en êtes-vous, là ?

C'est une des mesures phares. Je voudrais simplement vous rappeler, et je piaffe d'impatience parce que j'ai vraiment envie de la présenter à l'Assemblée nationale, cette loi je crois qu'elle est fondamentale, elle est réformatrice, et je pense qu'elle sera libératrice de beaucoup d'énergies. Permettez-moi de dire un mot sur une mesure phare qui, je crois, concerne tous vos auditeurs, et beaucoup de Français. Aujourd'hui, on le sait, il y a environ 60 % des Français qui ont envie de démarrer leur propre petite entreprise, qui ont envie de se mettre à leur compte, qui ont envie d'avoir une activité, y compris en parallèle de leur activité de salariés ou de leur statut de retraité. Eh bien cette loi le permet, elle le permet grâce à ce qu'on appelle le statut de l'auto-entrepreneur, c'est-à-dire que, si vous par exemple, vous dessinez des logiciels, ou si vous êtes un excellent jardinier et que vous avez la faculté de fabriquer et de vendre des plantes d'une espèce particulière, ou bien, si vous êtes un fabriquant de bijoux fantaisie, sur le côté, eh bien vous pouvez vous mettre à votre compte et payer un taux forfaitaire d'impôt, très simple, que vous ne payez que si vous faites du chiffre d'affaires. Même chose pour les charges sociales : un forfait de 13 % sur un chiffre d'affaires plafonné à 76.000 euros par an. C'est formidable, on peut tous se mettre à son compte, et dans des conditions archi simples. Alors, vous m'avez posé...

Voilà, sur les points de friction, parce que la question des supermarchés et donc de la concurrence possible entre les grandes enseignes est l'un des points importants de cette loi, et ça coince sur le terrain, avec des maires qui disent : on aimerait pouvoir garder la main sur ces sujets-là.

Alors, c'est une partie qui tient sur trois piliers, et l'objectif c'est de faire vraiment souffler le vent de la concurrence sur ce secteur où on sait que les prix sont mal négociés souvent, durement négociés, et où en tout cas pour le consommateur, il ne s'y retrouve pas parce que il ne récolte pas les fruits d'une négociation qui ne se passe pas bien, et qui se passe en dehors de lui. Donc, les trois piliers sont les suivants : premièrement, les distributeurs pourront négocier de manière beaucoup plus libre avec les fournisseurs ; on retire tout un carcan, toute une série de contraintes qui bloquaient la négociation et qui empêchaient les distributeurs de répercuter aux consommateurs les baisses de prix que lui il engrangeait, et qui rentraient dans sa marge, sans accuser personne. Deuxième pilier, c'est celui qui consiste à dire : on libère les règles du jeu mais il y a des règles et il faut un arbitre, et un arbitre qui soit fort. Cet arbitre-là, c'est l'Autorité de la concurrence, qui sera dotée de pouvoirs d'injonction, de pouvoirs de sanctions renforcées, et lorsqu'il y aura des situations dominantes, qui pourra dire : "sortez-moi ça de telle région parce que ça appartient toujours à la même enseigne, c'est toujours la même domination". Et troisième pilier, c'est la faculté pour les grandes surfaces, ou plutôt pour les moyennes surfaces, puisqu'on parle de 1.000 mètres carrés, de s'implanter sans autorisation préalable d'un quelconque comité.

Ça passera comme ça, ça passera dans la loi ou pas ?

La position sur laquelle nous sommes actuellement - et ça c'est le Premier ministre qui y a consenti dans le cadre des débats qu'on a eus hier avec des parlementaires, et qu'on débattra dans la loi - c'est de dire : il faut que le maire puisse avoir des pouvoirs d'organisation au sein de sa commune, ce sont ses électeurs qui l'ont élu, et il a un projet d'aménagement, un projet urbain pour la commune. Donc, c'est dans le cadre du schéma d'aménagement commercial que pourra se fixer le mode de commercialisation en centre-ville, en proximité, et en périphérie de ville. Donc, on redonne le pouvoir aux maires, à condition que ce soit dans le cadre d'un plan d'aménagement commercial, dûment concerté...

"Dûment concerté", voilà, c'est important !

Oui, oui, bien sûr ! Dûment concerté, c'est très important, je vais vous dire pourquoi. Parce que c'est au sein du conseil municipal et en consultation avec ses administrés qu'il devra élaborer ce schéma.

Une dernière question, avant la revue de presse, et puis on va avoir le temps avec les auditeurs pour aborder les nombreux sujets qui nous restent encore à traiter. Un chiffre : + 58 % d'augmentation de revenus pour les patrons du CAC 40 en 2007. Ça vous inspire quoi ?

Ça m'inspire exactement les mêmes réflexions que celles que j'avais lors de la réunion de l'Ecofin, il y a une quinzaine de jours, c'est que ce type d'augmentations, dans des sociétés qui parfois ne vont pas bien, est parfaitement scandaleux ! Et je crois que les organisations patronales entre elles doivent remettre un petit peu le nez dans la façon dont tout cela est organisé. Si ça n'est pas le cas, eh bien il faut craindre que, sous la pression populaire, eh bien le règlement, la loi, les directives européennes, interviennent. Je crois qu'il y a un principe d'équité, il n'y a absolument aucun problème à ce que les gens quand ils réussissent, quand ils ont des idées géniales, quand ils font profiter la société et l'économie de leur intelligence, de leur créativité et de leur travail, qu'ils gagnent beaucoup d'argent. Très bien. Ce qui me choque, c'est que ce soit de manière tout à fait générale, et indépendamment des résultats de telle ou telle société. Je crois qu'il y a un principe de solidarité qui va jouer, qui doit jouer. Quand les choses vont bien, quand les gens se décarcassent et que ça marche, ça doit payer. Si en revanche, ça ne va pas et qu'on fait des bêtises, il faut en tirer les conséquences.

Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 29 mai 2008