Interview de M. Laurent Fabius, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, à Europe 1 le 19 février 2001, sur le bilan de la réunion du G7 Finances axée sur la situation de l'économie européenne face à l'économie américaine, la hausse de l'émigration clandestine , la politique en matière de budget et de dépenses sanitaires et enfin la nécessité de se préparer au passage à l'euro.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Vous rentrez du G7 Finances de Palerme. Est-ce que les sept pays les plus industrialisés, les plus riches, ont évoqué ces vagues d'émigrations clandestines par bateau, par train, par avion, par camion ?
- "On a parlé de ce qui va avec, c'est-à-dire la lutte contre le blanchiment ou le blanchissage de l'argent sale, parce qu'il faut voir qu'il y a des trafiquants qui se font de l'argent sur tout cela. Mais on n'a pas parlé spécifiquement de ce qui se passe avec les Kurdes."
Quelle est la position du ministre des Finances ce matin ?
- "D'abord un sentiment d'horreur, comme tous ceux qui regardent ces images. On a traité ces personnes comme on ne traiterait pas des animaux, c'est honteux et épouvantable. Il faut donc d'abord qu'on les accueille et qu'on les traite humainement. C'est la moindre des choses. Et puis en même temps, comme chacun, je réfléchis. Qu'est-ce que cela signifie ? Cela veut dire que de pauvres gens sont attirés par la lumière, par la richesse de l'Occident, par la nôtre. Donc par rapport à cela, il n'y a pas telle ou telle décision ponctuelle à prendre mais il y a un effort général de tous les pays riches, comme les nôtres, pour faire en sorte que le drame des Kurdes s'arrête et que ces pays aient leurs capacités de développement propre."
Mais pour le cas présent, si les 912 Kurdes demandent l'asile politique, qu'est-ce qu'on fait ? On leur accorde ou on les renvoie, comme on l'entend dire, non pas en Irak mais dans les pays par où ils sont passés, pour faire un exemple ?
- "Il faut bien évidemment examiner chaque situation individuellement et avec humanité. J'insiste beaucoup sur la nécessaire humanité. C'est la tradition de la France."
Les 7 se sont donc rencontrés à Palerme en Sicile. Vous avez évoqué l'Etat et l'avenir de l'économie européenne. Est-ce que cette année la croissance européenne peut être plus nette et plus forte que celle des Etats-Unis ?
- "Oui. La croissance européenne sera pour la première fois depuis très longtemps plus forte que la croissance américaine parce que les Américains ont une espèce de trou d'air. Cela a commencé d'ailleurs, d'après ce que l'on voit maintenant, vers le mois d'août : les premiers mauvais chiffres aux Etats-Unis sont sur le mois d'août. Et maintenant, c'est sûr que la consommation et l'industrie aux Etats-Unis sont atteintes. Le nouveau secrétaire d'Etat américain P. O'Neill et A. Greenspan qui était avec lui nous ont expliqué comment ils voient l'avenir. Ils pensent que, pour l'essentiel, il va y avoir une remontée au deuxième semestre. Et nous, les Européens, nous sommes l'élément de stabilité et de force dans tout ce système-là parce qu'au même moment, le Japon a des difficultés, comme il en a classiquement."
L'économie américaine traverse donc une mauvaise passe ? Ils vous ont dit que ce n'était pas durable ou que cela allait durer ?
- "Ils pensent que ce n'est pas durable parce que les éléments fondamentaux restent très bons : les technologies restent très puissantes, la productivité continue à augmenter. Mais cela va avoir un certain impact sur nous, pas beaucoup sur l'Europe et encore moins en France, mais tout de même un certain impact."
En revenant de Palerme, vous pensez que la croissance va être de combien pour la France ? Beaucoup moins que 3 % ?
- "Non, cela va être autour de 3%, peut-être un tout petit moins. J'ai déjà donné les chiffres, enfin les perspectives, il y a un an."
Mais comme cela évolue-t-il ?
- "C'est autour de 3%, ou trois moins comme on dit. Mais de toutes façons, le chômage va continuer de baisser, le pouvoir d'achat va continuer d'augmenter, la demande actuellement est très forte, les investissements sont forts et donc la confiance continue d'être fortement au rendez-vous. On est quand même dans une situation - de temps en temps, quand on a une bonne nouvelle, il faut le dire - où on a créé l'année dernière plus d'emplois en un an qu'on en a créé depuis 100 ans."
Justement, la France dans ce climat, dans une période électorale avec des pressions sans doute et des tentations dépensières, va-t-elle respecter quand même les critères européens ? A Bercy, comment vous voyez les choses ?
- "Il le faut. C'est évident qu'au moment où on approche des élections, il y a des "tentations" de toutes parts. Notre rôle est de continuer sur la voie que nous nous sommes tracée, c'est-à-dire qu'il faut à la fois un bon soutien de la demande, que les entreprises restent en bonne situation, mais il faut éviter les dépenses inutiles et éviter les dépenses publiques excessives. Il faut bien sûr financer le service public - on en a besoin - : l'éducation, la police etc. Mais il ne doit pas y avoir de dérapages budgétaires et il faut faire très attention - je le dis souvent - aux dépenses de santé parce qu'on assiste à un certain dérapage."
Là, cela concerne aussi beaucoup votre électorat ?
- "Cela concerne tout le monde, cela concerne la France en général. Quand on a des dépenses excessives, il faut mettre quelque chose en face : ce peut être des recettes. Or, nous sommes pour des baisses d'impôts. Nous sommes en train de pratiquer des baisses d'impôts et ce sont les baisses d'impôts actuelles qui assurent le soutien de la croissance. Il ne faut pas le changer, il faut continuer sur ce mouvement de baisse d'impôts. S'il y a trop de dépenses, le solde se retrouve en augmentation du déficit. Et le déficit est un mot prétentieux pour dire que demain, les impôts risqueraient d'augmenter. Restons sérieux sur le plan budgétaire et sur le plan des dépenses sanitaires."
Au passage, quand vous voyez que G. Bush veut appliquer une baisse de 1600 milliards de dollars, cela fait rêver ou vous dites que cela, c'est autre chose ?
- "Cela fait surtout réfléchir parce qu'il faut quand même faire attention : les Etats-Unis ont, comme vous le savez, un déficit de leur balance des paiements considérable. Il n'y a pas d'épargne aux Etats-Unis. Les gens n'épargnent pas. Donc, la contrepartie, c'est que jusqu'à présent ils avaient un excédent budgétaire très fort. Si on diminue les impôts massivement, il n'y aura plus rien pour financer ce déficit. Cela peut poser à terme des problèmes. Mais faire des prévisions à dix ans ! Déjà le faire à trois ou quatre, c'est très bien, alors à dix ans ! D'ailleurs, le nouveau secrétaire d'Etat américain qui est un homme réaliste l'a reconnu en disant que c'était quand même assez difficile à prévoir."
Vous dites ce matin que ce n'est pas forcément le bon exemple ?
- "On n'est pas du tout dans la même situation."
Dans un an, c'est l'euro et le franc deviendra un souvenir historique.
- "La monnaie de la France - les gens ne le savent pas - est déjà l'euro depuis le 1er janvier 1999."
Il y a déjà des administrations qui commencent à libeller les rémunérations de leur personnel en euros ?
- "Non, tout au 1er juillet. Au 1er juillet, tous les fonctionnaires seront payés en euros, les comptes en banque passeront en euros. Mais vous avez reçu en janvier votre facture EDF-GDF- avec d'ailleurs pas mal d'erreurs de la part de ceux qui devaient payer - déjà en euros."
Qu'est-ce que vous vous voulez faire pour que les PME, les particuliers, soient à l'heure au rendez-vous alors que vous vous inquiétez, paraît-il, de leur retard ?
- "Pour les particuliers, il y aura une montée en régime qui va bien se faire, avec en particulier un effort sur les publics fragiles - c'est-à-dire les personnes âgées pour bien expliquer les choses, les personnes non voyantes etc. Aujourd'hui, le problème est surtout pour les PME, les toutes petites entreprises qui se disent que finalement ils ont le temps avant de passer à l'euro. Non. Il faut s'y mettre maintenant parce que cela met trois à six mois pour changer sa comptabilité, changer ses logiciels, assurer la paie des salariés en euros, leur formation aussi. Il faut donc s'y mettre maintenant parce que - prenez un exemple - au 1er janvier de l'année prochaine, les salariés devront tous être payés en euros. Si on n'a pas changé la comptabilité avant, l'entreprise s'arrête. Cela veut dire qu'il faut s'y prendre maintenant : il faut prendre contact avec son comptable ou avec son banquier, ou avec la chambre de Commerce ou des métiers. Cela va se faire, mais j'ai voulu accélérer l'allure."
Et en même temps faire peur. On a entend les premières pubs.
- "Non, pas faire peur. Il y a un côté clin d'oeil. Mais notre rôle, c'est de faciliter les choses. Je dis donc qu'il faut un peu accélérer l'allure en ce qui concerne les petites entreprises."
Les Français sont les rois des bas de laine en francs ou ils étaient les rois des bas de laine. Le Gouverneur de la Banque de France, J.-C. Trichet, disait sur notre antenne que le montant actuel du bas de laine des Français était entre 150 et 180 milliards de francs. Vous confirmez cela ?
- "Oui, c'est vrai."
Comment pourront-ils les convertir en euros ?
- "Il y a deux solutions : la première est d'en dépenser une partie, et je pense qu'il y aura un certain mouvement d'augmentation des achats dans le deuxième semestre de cette année. La deuxième est évidemment de les changer. A partir du début de l'année prochaine, on pourra changer très normalement ses francs en euros."
L'Etat ferme l'oeil.
- "L'Etat ne confond pas les opérations. Si vous allez changer 40 000 francs à la banque, on ne va pas vous demander avec qui a fauté votre arrière-grand-mère."
Vous avez dit vendredi : "L'opposition sera sanctionnée." Elle fait le maximum pour cela, et elle le fait d'ailleurs avec talent." Qu'est-ce que vous voulez dire ?
- "Je traitais les choses un peu avec humour, ce n'est pas interdit en politique. Il ne faut pas vendre la peau de l'ours. On verra les résultats de l'élection."
Vous êtes confiant ?
- "Je pense qu'on peut être confiant, à la fois parce qu'il y a un climat général qui est assez bon vis-à-vis de la majorité parce que les gens s'apprêtent à sanctionner les divisions - et il y a pas mal de divisions quand même du côté droit - ; et puis l'exemple de Paris, je dois dire, fait tache d'huile. Un de mes amis qui a de l'humour me disait : "La boule de neige fait tache d'huile""
Cela veut dire que pour Paris, d'après vous et votre ami, c'est fait ?
- "Non, ce n'est pas encore fait mais il va falloir qu'on fasse quand même de notre côté beaucoup d'efforts pour ne pas gagner."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 19 février 2001)