Entretien de M. Jean-Pierre Jouyet, secrétaire d'Etat aux affaires européennes, à France Inter le 15 juin 2008, sur l'avenir de la construction européenne après le vote négatif des Irlandais concernant le Traité de Lisbonne.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q - Avec le "non" irlandais, la mise en oeuvre du Traité de Lisbonne est-elle morte ?
R - Non, la mise en oeuvre sera retardée, c'est incontestable. Mais il doit y avoir une poursuite du processus de ratification. Dix-huit pays l'ont déjà ratifié, il faut que ce processus continue. Je note qu'au Royaume-Uni, Gordon Brown a indiqué qu'il poursuivrait ce processus. Il doit s'achever mercredi prochain à la Chambre des Lords, juste avant le Conseil européen.

Q - Mais avec ce "non", expliquez-nous comment les Européens peuvent sortir de cette crise ? Puisqu'il suffit qu'un seul pays, comme l'Irlande, ne vote pas le Traité de Lisbonne pour qu'il ne soit pas appliqué en fonction du "sacro-saint" principe de l'unanimité qui prévaut dans l'Union européenne ?
R - Vous avez raison, c'est un principe de droit international. Il conviendra d'évaluer la situation une fois que le processus de ratification sera achevé chez les 26 autres partenaires. Nous avons confiance, il y a une détermination forte pour qu'il en soit ainsi. Nous devons voir quelles seront les propositions et les suggestions de nos amis irlandais pour que cela entre en vigueur. Je précise, aussi, qu'il leur appartient de voir s'ils doivent revoter. Moi, j'ai simplement émis des hypothèses et c'est bien sûr aux Irlandais d'en décider et pas du tout à moi ou aux Français de donner le moindre conseil dans ce domaine.

Q - A supposer que les Irlandais refusent de revoter ou, deuxième hypothèse, qu'ils acceptent de revoter mais qu'ils confirment de nouveau le rejet du Traité de Lisbonne, qu'est-ce qui se passe ? Que fait-on ? On les met en congé de l'Europe ?
R - Non. S'il n'y a pas de solution trouvée avec les Irlandais après un temps de réflexion et après avoir suivi l'ensemble des ratifications, il n'y aura pas de Traité de Lisbonne et on vivra dans le cadre actuel qui sera celui du Traité de Nice. Mais nous n'en sommes pas là, je le répète. Nous sommes dans un contexte où le Traité est suspendu, il n'est pas mort. Les Irlandais ont le temps de la réflexion. Le processus de ratification doit continuer et nous verrons dans quelle situation nous sommes d'ici quelques mois.

Q - Dans combien de mois ? Dans un an ?
R - Je pense qu'il faudra effectivement plusieurs mois, jusqu'aux élections européennes, pour savoir si nous sommes en mesure d'avoir le Traité de Lisbonne.

Q - Comment expliquez-vous ce "non" irlandais ? Comment expliquez-vous cette défiance à l'égard de l'Europe ? Quand on sait que les Irlandais ont été, paradoxalement, depuis des années, les enfants gâtés de l'Europe, qu'ils ont abondamment bénéficié de la manne de Bruxelles et que l'Irlande est aujourd'hui en terme de niveau de vie l'un des deux ou trois pays les plus riches au niveau européen. Où est l'erreur ?
R - Il peut y avoir plusieurs causes et non pas des erreurs. Les Irlandais ont été de grands bénéficiaires de l'Europe. Mais c'est un pays qui comporte des poches de pauvreté extrêmement importantes et où les inégalités de revenu sont très importantes. C'est un pays qui a connu un recul de croissance très important. C'est un pays qui avait l'habitude de vivre avec une croissance de 8 à 10 %, elle est actuellement de 2%. Enfin, il y a incontestablement un problème avec le sens de la construction européenne. Je crois que la stratégie européenne est la bonne à moyen terme mais que les réponses concrètes qu'apporte l'Europe aux citoyens, à court terme, sont insuffisantes.

Q - Est-ce que ce "non" irlandais ne soulève pas, une fois de plus, le déficit démocratique actuel de la construction européenne. Après tout, lorsque les peuples et non les parlements sont interrogés sur ce sujet, leurs réponses sont souvent négatives. On l'a déjà vu en France et aux Pays-Bas en 2005 et là, aujourd'hui, en Irlande.
R - Je ne fais pas de différence entre la démocratie représentative et la démocratie référendaire. On ne me fera jamais dire que le fait qu'un parlement se prononce est insuffisant du point de vue démocratique. Vous avez des référendums adaptés à un certain type de questions. Par rapport aux engagements internationaux et aux Traités, c'est toujours difficile. Je sais que ce n'est pas populaire de dire ça, je sais que je suis minoritaire mais cela n'a jamais été la formule la mieux adaptée. Mais je crois que sur le fond, vous avez raison, il y a aujourd'hui une "superstructure européenne" qui est trop lourde, alors que les résultats concrets qui sont délivrés sont trop minces aux yeux des citoyens.

Q - Prenons un exemple, la flambée du prix du pétrole. Il n'y a eu aucune réponse de l'Europe alors que cela concerne tout le monde, les pécheurs, les agriculteurs, les transporteurs routiers, les automobilistes...
R - Sur le pétrole, il est anormal que l'on ait dit : "Circulez, il n'y a rien à voir" suite aux propositions du président. Après, il faut en discuter

Q - Vous parlez de la réduction de la TVA sur les produits pétroliers ?
R - Ce qui est sûr c'est qu'au-delà d'un certain moment, la TVA devrait être gelée. Car ce n'est pas la même chose quand le prix du baril est à 40 dollars ou à 120 dollars. Or là, l'Europe ne propose pas d'alternative. Nous n'allons pas laisser les pêcheurs et les transporteurs dans la situation où ils sont. Deuxième exemple évoqué, il faut protéger les ressources maritimes, les espèces rares, le thon rouge. C'est parfaitement normal, mais est-ce que vous pensez que c'est la période aujourd'hui, pour réduire le temps de pêche alors que les pêcheurs ont du mal à joindre les deux bouts et qu'ils n'ont rien à la fin du mois ? Est-ce que vous pensez vraiment que c'est la meilleure réponse concrète à leur apporter ?

Q - Non, je pense exactement le contraire.
R - Bien, moi aussi je pense comme vous.

Q - Qu'est-ce que Nicolas Sarkozy peut proposer pour combler ce fossé entre les eurocrates et les citoyens européens ? Il y a des mesures précises ?
R - Il l'a déjà fait. Il le proposera au Conseil européen. Il est impossible que nous gardions les mêmes comportements. C'est le défaut de l'Europe actuelle. Il ne faut pas tout modifier, il faut garder le cap et la stratégie mais parfois savoir infléchir en terme d'aides, d'ajustements fiscaux ou de mesures de soutien. Nous avons pris l'exemple de la pêche, on peut prendre celui de l'énergie. Les politiques européennes sont bonnes en soi mais il faut savoir les adapter. Je pense que Nicolas Sarkozy fera en sorte au Conseil de déboucher sur des mesures concrètes et, si possible, de trouver un accord sur la TVA ou d'autres mesures d'effet équivalent. Mais nous ne pouvons pas rester sans réponse concrète sinon l'Europe ira de mal en pis.

Q - Quelque part vous êtes en colère contre Bruxelles ?
R - Je suis en colère, non pas sur la stratégie parce que le métier est extrêmement difficile...

Q - Non, mais sur la forme ?
R - La responsabilité est partagée entre la Commission, le Conseil et, dans une certaine mesure, le Parlement. Nous avons une superstructure européenne qui est forte. On a une très bonne stratégie à moyen terme : nous ne pesons que 5 % de la population mondiale donc nous ne pouvons qu'être unis face aux Etats-Unis, à la Chine et à la Russie. Mais on doit quand même être concret et répondre aux préoccupations des professions.

Q - Vous avez quand même le sentiment que pour les Européens le prix de l'essence est plus important que de savoir que nous allons avoir un président européen pendant deux ans ?
R - Je suis assez d'accord avec vous. C'est important car il ne peut pas y avoir de politiques efficaces s'il n'y a pas d'institutions fortes. Mais on ne peut pas résumer l'Europe à des institutions et nos concitoyens ont besoin de réponses concrètes. Vous avez besoin à la fois d'une stratégie institutionnelle forte mais aussi de réponses concrètes.

Q - Dans ces conditions, pourquoi n'avoir pas mis à l'ordre du jour des priorités françaises dans le domaine social ? Après tout, que les Européens aient le même régime de retraite et la même durée de travail, cela intéresse aussi tous les gens. Il n'y a rien sur le volet social dans la Présidence française.
R - Le volet social sera présent dans la Présidence française, les priorités ne sont pas affectées pas le "non" irlandais. Nous aurons des mesures relatives à la lutte contre le handicap, au retour à l'emploi, à la mobilité des travailleurs au sein de l'Europe. Mais il ne peut pas y avoir d'Europe sociale complètement harmonisée parce que ni vous, ni moi, ni nos concitoyens ne voudront perdre leurs acquis, leurs spécificités et vous ne pouvez pas avoir le même régime de retraite dans tous les pays européens.

Q - C'est sûr qu'il n'y a pas le même modèle fiscal dans tous les pays (cf l'Irlande) où ce modèle est très avantageux.
R - Eh oui, mais cela ne suffit pas comme vous le voyez.
Q - Ceci explique peut-être cela, merci Monsieur Jean-Pierre Jouyet.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 juin 2008