Interview de Mme Christine Lagarde, ministre de l'économie, de l'industrie et de l'emploi, à "Europe 1" le 15 septembre 2008, sur la crise financière, les mesures prises par le gouvernement français, et les réactions des Etats de l'Union européenne pour contrôler la situation.

Prononcé le

Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach.- Bonjour Madame C. Lagarde, et bienvenue.

Bonjour Monsieur Elkabbach et bienvenue aussi !

Merci, chez vous. La quatrième banque américaine, Lehman Brothers, vient donc de faire faillite. L'Amérique est angoissée, et pour tous, c'est un choc.

Vous avez raison, c'est un choc, parce que Lehman Brothers était la quatrième banque d'investissement américaine, et que c'est un fleuron de l'industrie bancaire qui tombe. Alors, c'est un choc, en même temps, c'est un témoignage d'un certain équilibre, c'est que le Trésor américain ne peut pas constamment aller au sauvetage de ceux qui sont en mauvaise posture...

C'est-à-dire qu'il avait déjà sauvé et nationalisé Fannie Mae et Freddie Mac, qui étaient des centaines de milliards de dollars.

Tout à fait, et il avait travaillé aussi beaucoup et apporté sa garantie sur le plan de reprise de Bear Stearns par JP Morgan. Mais clairement, le Trésor américain dit, là : il y a une limite. Deuxièmement, ce qui me paraît positif, c'est qu'il a élargi les capacités de re-financement des banques, c'est-à-dire qu'il a - c'est un peu compliqué, mais - il a ouvert les instruments qui peuvent venir au re-financement. Et puis, l'autre nouvelle, qui me paraît, dans ce matin un peu sombre, qui me paraît plutôt bonne, c'est le fait que Bank of America annonce sa fusion avec Merrill Lynch. Et comme toutes les places boursières, et en particulier New York, bruissaient de la succession Lehman Brothers, suivie de Merrill Lynch, le fait que Merrill Lynch soit fusionnée... enfin, annonce la fusion avec Bank of America, c'est clairement une opération de soutien...

Mais Lehman Brothers à terre, c'est immense quand même, avec des risques pour d'autres.

Sur les risques, il y a une deuxième nouvelle qui est tombée ce matin, c'est qu'une dizaine de banques, parmi les plus grandes banques mondiales, se sont mises ensemble pour constituer une ligne de crédit permettant leur re-financement interbancaire. Et 71 milliards de dollars mis en commun ainsi par les banques, c'est aussi le signe qu'elles ont collectivement le désir de serrer les rangs, si j'ose dire. Alors, j'ajoute, pour ce qui concerne notre marché, et le marché européen...

Non, mais avant de voir l'Europe, c'est tout le système américain qui est en crise, dramatiquement en crise, avec des conséquences et des effets possibles pour les autres marchés, y compris européens.

Vous savez, le marché américain a coutume de fonctionner de cette manière-là aussi, avec des grands coups de torchon, si j'ose dire, et puis, comme l'avait dit, je crois, Warren Buffett, quand la mer se retire, on voit ceux qui sont en maillot de bain et ceux qui ne l'ont pas.

Et là, il y en a qui sont tout nus...

On est dans ce phénomène-là, clairement. Alors, j'ajoute que sur les marchés européens, les gouverneurs des banques centrales, le président de la BCE, les autorités des marchés financiers et les responsables des Trésors ont été en concertation pendant le week-end, bien sûr, ça tombait bien parce qu'on était tous à Nice, et que tout est...

Et vous avez tout suivi jusqu'à cette nuit...

Oui, bien sûr, bien sûr. Et que donc, on a mis en place les mécanismes qui permettent aux marchés de ne pas se déstabiliser et de ne pas être désordonnés gravement.

Mais ce matin, C. Lagarde, vous confirmez que la crise continue, comme disait hier Juncker, le président de l'Eurogroupe, et qu'elle risque de s'amplifier ?

Non, il n'a pas dit qu'elle risquait de s'amplifier...

Mais il a dit qu'elle continue...

... Je pense que la crise financière et ses manifestations ne sont pas terminées, la preuve, on voit le résultat ce matin. Vous savez, ça me conforte dans une détermination, c'est celle qu'on a développée à Nice, lors du sommet Ecofin, c'est qu'on doit impérativement mettre en place des mécanismes de supervision, des mécanismes de stabilité, qui permettent d'éviter ce genre de situations. Et il faut vraiment qu'on aie cette détermination et ce courage politique d'aller jusqu'au bout, parce que ça s'était passé il y a dix ans exactement dans les mêmes termes. Il y avait eu une grosse chute, LTCM, et tout le monde s'était dit : ah, là, là, il faut mettre en place quelque chose. Et puis, on a oublié.

Mais là, il y a une succession de chutes et de crises....

Et il faut que les Européens donnent l'exemple...

Votre proposition de superviseur, il y a quinze pays des vingt-sept qui sont d'accord, il y en a encore douze qui se font tirer l'oreille.

On est déjà d'accord sur la nécessité de la supervision, on est en train, pour l'instant, de s'accorder sur les modalités, c'est-à-dire, est-ce que - ça devient un peu compliqué - est-ce que le grand superviseur doit donner des ordres aux petits superviseurs ou est-ce qu'il doit y avoir une concertation totale, sans qu'il y ait de pilote dans l'avion. Nous, nous disons qu'il faut qu'il y ait un responsable du projet.

Lehman Brothers, Bank of America qui rachète Merrill Lynch, quelles conséquences pour nous ?

Je ne veux pas en dire beaucoup plus, parce que, de toute façon, toutes ces sociétés sont des sociétés cotées. Les marchés n'ont pas encore ouvert...

Je comprends votre prudence. Je comprends, mais...

Moi, ce que je voudrais simplement dire, c'est que...

Mais ce matin, les Français vont avoir peur...

Non, il faut simplement savoir que l'ensemble des autorités monétaires, bancaires, Trésor, se sont concertées depuis plusieurs jours, on a travaillé encore cette nuit, les mécanismes sont en place, les banques centrales sont alertées, il n'y a pas panique à bord. Et je crois que la ligne de crédit collective des dix grandes banques, qui mettent ensemble 71 milliards de dollars pour soutenir l'activité, c'est quand même fondamental...

Oui, 71 milliards, mais pour sauver les deux entreprises américaines, Freddie et Fannie, il a fallu 220 ou 230 milliards de dollars ; qu'est-ce que vous dites aux banques françaises ce matin...

Non, ça, c'est le Trésor américain qui y est allé, là...

Oui, oui, qu'est-ce que vous dites aux banques françaises ce matin ?

Je leur dis - et je suis sûre qu'elles en seront d'accord - qu'il faut absolument soutenir les propositions européennes, et que, et les pouvoirs publics et l'industrie soient ensemble sur cette ligne-là. Il faut de la discipline, des contrôles, de l'organisation, et il faut qu'on fasse ce travail-là collectivement, parce qu'on se dépêchera d'oublier une crise, et on continuera à fonctionner sans filet. Il faut des filets.

La vie continue, la crise continue, la vie continue, et peut-être la recherche de solutions aussi. Mais vous demandez aux banques françaises, C. Lagarde, de prêter aux ménages, aux entreprises, d'aider à investir pour ne pas amplifier la crise ?

Oui, nous disons aux banques françaises, et au-delà, aux banques européennes, puisque c'était l'objet de la réunion ce week-end, nous leur disons : il faut impérativement continuer à soutenir l'économie, c'est-à-dire, en particulier, soutenir les petites et moyennes entreprises. Et on a convenu ce week-end, c'était une des grandes décisions que nous avons prises, on a convenu de demander à la Banque Européenne d'Investissement de mettre en place des prêts de trente milliards d'euros, pas de dollars...

Sur quatre ans...

De trente milliards d'euros jusqu'en 2011, et avec...

C'est beaucoup plus que d'habitude...

C'est trois fois plus que d'habitude, et c'est surtout ce qu'on appelle du "front loading", c'est-à-dire qu'on met un gros paquet dès maintenant, et pendant l'année 2009, parce qu'on pense que c'est là qu'il faudra vraiment donner le coup de collier...

Et le gros paquet, c'est, d'après ce que j'ai lu, quinze milliards pour 2008. Et comment les obtiendront-elles, les grandes entreprises, les petites entreprises et les moyennes entreprises ?

Alors, premièrement, ça transitera par les banques, parce que la banque européenne d'investissement, c'est une espèce de supra banque, à laquelle, vous et moi, n'avons pas accès, ni les petites et moyennes entreprises, ni les grandes d'ailleurs. Donc ça passera par les banques, et la BEI, c'est-à-dire Banque Européenne d'Investissement, ne prêtera aux banques pour qu'elles prêtent aux PME que si elles s'engagent à prêter exclusivement aux PME, et de manière extrêmement simple. Donc ce sont les deux conditions que les banques devront remplir. Et moi, j'encourage toutes les petites et moyennes entreprises à se tourner vers leur banque...

Tout de suite ?

Pour solliciter des concours bancaires, bon, peut-être pas demain matin, mais vraiment dans les semaines qui viennent...

Dans la semaine. A Nice, C. Lagarde, c'est vous qui présidiez l'Ecofin, c'est-à-dire la réunion de tous les ministres des Finances de l'Europe des vingt-sept. Les vingt-sept apparemment, ils ont reconnu le risque de stagnation et même de récession, et on a l'impression que les premières mesures qui sont prises, celles dont vous parlez, sont l'effet d'une certaine crainte que ça continue.

On a constaté, bien entendu, le ralentissement économique ; quand le taux de croissance prévisible est révisé de 1,8 à 1,3, quand il est parfois divisé par 2 - il y a un pays, comme l'Irlande par exemple, qui passe probablement de 6% à 0% en l'espace d'un an - donc il y a clairement des phénomènes de ralentissement, et j'ajoute que la France n'est pas aussi touchée que des pays comme l'Espagne et l'Irlande en terme de ralentissement de croissance...

Mais elle est touchée.

Mais, comme dans La Fable de la Fontaine, tous étaient touchés, bien sûr. Et donc on a fait un certain nombre de propositions : les prêts aux petites et moyennes entreprises dans des conditions très importantes, la poursuite des réformes impérativement, ce qu'on appelle les stabilisateurs automatiques, c'est-à-dire ce qui permet à un pays, lorsqu'il encaisse moins de recettes de fiscalité, parce qu'il y a moins d'activité, de ne pas nécessairement compenser par une augmentation soit de rentrées...

Ça veut dire que ça vous laisse de la marge et de la souplesse pour les 3%...

Ça laisse un peu de souplesse jusqu'au plafond des 3%.

Il y a tellement de questions à vous poser, est-ce que le président de la République et vous, vous croyez vraiment que pour favoriser la croissance, il faut une croissance verte ?

Il faut impérativement changer de comportement. Ça, moi, j'en suis profondément convaincue. On doit... enfin, la finalité de la croissance, c'est quoi ? Eh bien, c'est de laisser à nos enfants et à leurs petits enfants ensuite une planète qui soit heureuse et qui soit en bonne santé. Donc on doit impérativement orienter nos comportements. La fiscalité est un des modes d'orientation des comportements.

Donc elle prend la couleur verte, la fiscalité ; on dit que l'Elysée et Matignon ont accepté et validé le principe du bonus/malus pour une vingtaine de nouveaux produits. Est-ce que vous, vous êtes d'accord à Bercy ?

Ce n'est pas encore arbitré de manière définitive.

Mais on y va, on y va ?

On y travaille, on travaille sur deux choses : on travaille sur la liste des produits, et on travaille sur le mécanisme, parce qu'on ne peut pas non plus donner du bonus à l'infini, et c'est ce que disaient, je crois, certains écologistes ce matin...

Et alourdir encore les finances publiques...

Absolument...

Mais on y va ?

Sur une fiscalité verte ?

Oui, et sur ces produits, etc....

On va dans cette direction pour orienter les comportements.

Oui. L'Assemblée nationale va répondre demain à la demande de deux François, Hollande et Bayrou, d'une commission d'enquête parlementaire sur le rôle et les responsabilités de l'Etat dans le choix de l'arbitrage dans l'affaire Tapie. Vous êtes, paraît-il, concernée. Est-ce que vous avez caché, déguisé ou tu quelque chose, vous ?

Absolument pas, je dis la vérité et je ne crains pas de la dire, jamais.

Et cette affaire, si longue, si dramatique, si coûteuse, est-ce qu'elle est, une fois pour toute, terminée ?

J'espère bien, c'était tout l'objet de l'arbitrage, d'en finir avec une affaire qui durait depuis trop longtemps, qui coûtait aux contribuables, et qui a été conclue dans des conditions à la fois de droit, et par des arbitres au-dessus de tout soupçon, c'était les conditions principales que j'avais données pour donner des instructions aux représentants de l'Etat, au sein de l'EPFR.

Merci C. Lagarde, d'avoir commenté comme ça, à chaud, en direct, et de manière un peu risquée, ce qui s'est passé cette nuit, avec la Lehman Brothers, cette banque américaine. Bonne journée.


Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 15 septembre 2008