Texte intégral
Q - Vous aviez eu des propos très courageux lors de la visite du colonel Kadhafi en France, propos assez inhabituels venant d'un secrétaire d'Etat ou même d'un ministre des Affaires étrangères. Avez-vous le sentiment de disposer d'une réelle marge de manoeuvre vis-à-vis de l'Elysée en matière de Droits de l'Homme ?
R - C'est vrai qu'on retient beaucoup ma liberté de ton mais on ne peut pas imaginer la liberté qu'il faut aussi avoir pour défendre les Droits de l'Homme. Par définition, j'occupe un secrétariat d'Etat qui a un aspect transgressif. Ce n'est pas moi qui le suis mais la fonction en elle-même. Les Droits de l'Homme ont une forte charge symbolique, voire morale ; dans ces conditions, l'attente est forte et, par définition, je ne peux me placer sur une ligne exclusivement réaliste.
Q - Même en temps de crise ?
R - Surtout en ces temps de crise ! Dans les moments que nous vivons, il n'est pas inutile de rappeler de temps en temps les principes humanistes. La France n'est-elle pas regardée comme le pays des Droits de l'Homme ? Mais, au-delà des prises de position, le travail au quotidien ne souffre toujours pas d'être sous la lumière ou de faire des éclats. Il ne s'agit d'ailleurs pas d'éclats mais de jalons d'une action, de principes que je m'attache ensuite à appliquer. Parfois même, il faut choisir de ne pas faire savoir certaines choses, car c'est la condition pour espérer obtenir un résultat. Cela est intimement lié aux nécessités de la diplomatie, qui ne peut pas toujours être publique.
Q - La fin ne justifie donc pas toujours les moyens ?
R - Lorsqu'on dit que la fin justifie toujours les moyens, on pense au cynisme alors que cet adage peut aussi s'appliquer à l'idéalisme. C'est-à-dire que parfois l'idéalisme peut s'accomplir par la ruse, la confidentialité plutôt que par la naïveté ou la transparence.
En fonction des dossiers, il faut apprécier au cas par cas : c'est une note transmise au président de la République au bon moment, parce qu'il reçoit une personnalité ; c'est un message passé à l'occasion d'un entretien non public avec tel ministre étranger. La seule limite à ma liberté, c'est la responsabilité gouvernementale. Vous ne pouvez pas jouer au franc-tireur. Ce sont les deux facettes de cette fonction. D'un côté, l'affirmation de principes forts comme je l'ai fait à l'occasion de la visite du colonel Kadhafi ou bien à propos des mal-logés, et puis d'autres fois, plus de discrétion est nécessaire par souci d'efficacité.
Q - Est-ce que cela signifie qu'à votre poste, il faut être non seulement réaliste, mais aussi pratiquer une certaine realpolitik pour parvenir à son objectif ?
R - Je n'ignore pas la realpolitik et son importance. Même si je trouve le mot un peu daté : il a quand même été inventé par Bismarck à l'occasion de la formation du premier empire allemand, et peut être même avant par Machiavel dans "Le Prince" ! Cela signifie qu'au fond, lorsque l'on veut défendre les intérêts d'une Nation, nous n'avons pas à nous embarrasser de morale, ou comme à l'époque de Bismarck, de religion. Aujourd'hui, il faudrait plus simplement parler de défense de nos intérêts. Je n'ignore pas que c'est important puisque la France est une puissance influente, qui a besoin de le rester et donc pour cela de défendre ses intérêts politiques, économiques, culturels, financiers, comme n'importe quelle autre nation. Je sais aussi qu'on ne fait pas une politique étrangère uniquement fondée sur des valeurs. Hubert Védrine dirait que c'est même dangereux. Mais ce dont je suis convaincue, c'est que la France ne serait pas ce qu'elle est sans les valeurs. C'est par ce levier des valeurs, et peut-être de la culture, que notre pays est différent des autres.
Q - C'est-à-dire ?
R - Ce que j'entends par là, c'est que nous avons un rang à tenir, rang théorisé par le général de Gaulle. C'est un vieux mot mais c'est un mot qui me plaît. Nous serions une puissance moyenne sans cela. Nous ne serions pas membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, nous ne pourrions pas être l'un des deux éléments du moteur franco-allemand en Europe. L'antériorité de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 nous rend quelque part responsables des autres, qu'on le veuille ou non. Je m'en suis rendue compte avec beaucoup plus d'acuité depuis que j'ai pris mes fonctions. Les militants des Droits de l'Homme à l'étranger attendent toujours quelque chose de particulier de la part de la France.
Q - Quitte à sortir des sentiers battus ?
R - Sans doute est-ce quelquefois nécessaire. Mais ce n'est pas par volonté de faire parler de soi. Je ne vois vraiment pas ce qu'il y a d'agréable à être convoquée par le président ou le Premier ministre. C'est pour cela que, dans mon livre, je compare mes deux "convocations", l'une à l'Elysée et l'autre à Matignon, à l'attente d'un rendez-vous chez le dentiste, car je ne sais pas jusqu'à quel point cela va faire mal ! Mais, comme à la fin de chaque consultation chez le dentiste, j'en sors un peu soulagée. Le président et le Premier ministre m'ont chacun renouveler leur confiance car je mène mon action sous leur impulsion, sous leur autorité. Je n'oublie jamais qu'en matière de Droits de l'Homme, le président de la République a pris des engagements très forts pendant la campagne présidentielle. Les Français attendent que l'on respecte ces promesses là.
Q - Vous êtes l'un des membres du gouvernement les plus populaires, cela en grande partie du fait de votre liberté de ton. Si vous sentiez que vous ne l'aviez plus, partiriez-vous ?
R - Jusqu'à présent, l'expérience gouvernementale ne m'a à aucun moment semblé insupportable. Pourrais-je partir à cause de principes, de convictions ? Peut-être, mais au fond, ce sont moins mes convictions qui comptent que celles du pays. Ma "petite personne" n'a là que peu d'importance. Ce qu'il s'agit de défendre, c'est une certaine idée de la France, c'est une spécificité, une particularité qui appartient aux Français. Et je ne veux pas décevoir les Français. Les Droits de l'Homme sont un héritage pour lequel des gens se sont sacrifiés. Et de ce point de vue, je n'ai pas le droit de brader cela. J'ai peut être aussi la volonté de donner à voir l'humanisme qu'il y a dans le sarkozysme, si je puis dire. C'est important car j'ai le souvenir d'une campagne difficile où le mot "fasciste" a été prononcé plusieurs fois. Cela m'avait profondément blessée car je connais la nature profonde de Nicolas Sarkozy.
Q - Parmi les Droits de l'Homme, au sens générique du terme, lesquels vous semblent les plus menacés dans le monde ?
R - Les droits, quels qu'ils soient, ne sont jamais acquis. Il faut se battre pour les maintenir quand ils existent. Mais je pense que le droit le plus menacé est la liberté d'expression, que les révolutionnaires de 1789 considéraient comme le droit le plus précieux.
Q - Mais comment entendez-vous défendre ce droit concrètement ?
R - En 18 mois, j'ai dû faire environ 2900 interventions individuelles dont la plupart a porté sur des personnes dont la liberté d'expression était menacée ou présentée comme tel. Cela a été le cas dans certains pays comme le Soudan ou la Chine, pays dans lequel la plus emblématique intervention a porté sur Hu Jia, ce blogueur de 35 ans qui vient de recevoir le prix Sakharov ; tout comme ces avocats chinois aux pieds nus qui prennent d'énormes risques à défendre les droits de leurs clients. Je pense aussi à Taslima Nasreen, Ayaan Hirsi Ali ou aux condamnés à mort américains Kenneth Foster et Troy Davis. Les interventions au nom de la liberté d'expression sont récurrentes. Je crois que c'est le droit le plus menacé parce qu'il englobe tous les autres.
Q - Que faire face à certains Etats qui disent ne pas vouloir qu'on leur impose des valeurs, même universelles, au nom de leurs traditions ?
R - Il ne s'agit pas d'imposer quoi que ce soit. Il faut éviter l'universalisme réducteur comme le relativisme qui nivelle. Je rêve d'une universalité des valeurs qui respecte les cultures mais les incite à évoluer quand leur respect conduit à nier toute liberté à l'individu ou à entraver sa dignité. Je ne comprendrais jamais, par exemple, qu'on trouve normal que les Occidentaux bénéficient d'un niveau important de droits et qu'on n'ait pas la même ambition pour les non-occidentaux. Pourquoi la femme congolaise n'aurait pas les mêmes droits que la femme française ? Je considère le refus de l'égalité des droits comme le comble de l'arrogance.
Q - Ce relativisme, qui s'apparente parfois de manière consciente ou non à du racisme, comment le combattre ? Depuis votre poste, comment considérez-vous qu'un pays comme la France puisse agir ?
R - Je peux comprendre le souci d'une société traditionnelle de vouloir se protéger face aux excès des sociétés trop permissives. La liberté ne devrait pas signifier le désordre. Elle devrait plutôt s'accompagner du principe de responsabilité, comme l'exprime l'article 4 de la déclaration française des Droits de l'Homme et du citoyen : "la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". C'est la raison pour laquelle la promotion des Droits de l'Homme ne doit pas être une confrontation mais un dialogue permanent même avec les Etats ou les peuples qui n'acceptent pas l'universalité des droits ; en tout cas, dans un premier temps.
Q - C'est-à-dire ?
R - Prenons la dépénalisation universelle de l'homosexualité. Aujourd'hui, 90 pays pénalisent l'homosexualité, dont 6 appliquent la peine de mort. Bien évidemment, si je veux que certains de ces Etats rejoignent la déclaration qui sera présentée à l'ONU d'ici la fin de l'année, il me faut rechercher des alliés, des partenaires et les convaincre de nous rejoindre. Le dialogue est donc nécessaire. La pédagogie aussi. Mon but, à travers cette démarche, n'est pas de donner des leçons aux sociétés plus traditionnelles que la nôtre, mais de les inciter à renoncer à la peine de prison pour une simple question d'identité sexuelle, sans braquer ni invectiver.
Bref, il faut privilégier un dialogue responsable. C'est cela la diplomatie. Ce n'est pas nécessairement spectaculaire. C'est un travail de fourmi. Edouard Balladur a eu récemment des paroles qui m'ont beaucoup touchée : selon lui, malgré les contraintes de ma fonction, je n'ai jamais tenu un seul propos irresponsable !
Q - Mais un ministre n'est pas une ONG, comme vous l'avez dit un jour ?
R - C'est exactement ça ! Reporters sans frontières peut déployer une banderole sur la façade de la tour Eiffel pour protester contre la répression au Tibet. La ministre que je suis, si elle peut comprendre RSF, ne doit pas agir ainsi.
Je suis tenue au principe de responsabilité car je suis en charge d'une partie de la politique étrangère.
Je crois, pour autant, qu'il ne faut pas hésiter à se dire les choses franchement une fois que le dialogue est établi. Parce qu'il y a confiance, il y a franchise. Les amis se disent la vérité. C'est justement parce que nous sommes amis avec les Américains que nous pouvons leur parler de Guantanamo sans les heurter ; c'est parce que le président de la République a la confiance d'Israël qu'il peut appeler à la création d'un Etat palestinien, sans blesser les Israéliens.
Q - C'est cela la rupture, selon vous, dans la politique étrangère de Nicolas Sarkozy ?
R - Ce que j'apprécie dans la diplomatie de Nicolas Sarkozy, mais que peu de personnes ont relevé, c'est qu'il a réinscrit la France dans le camp occidental. Depuis le général de Gaulle, la France a toujours par tradition joué sa petite musique dans l'orchestre de la diplomatie mondiale. On l'a vu avec nos réserves vis-à-vis de l'OTAN, avec notre posture d'indépendance nationale, notre opposition à la guerre en Irak. Cette posture originale de la diplomatie française a, par bien des aspects, participé à donner à la France ce fameux rang.
Q - Et aujourd'hui ?
R - Les fondamentaux de notre politique étrangère doivent être préservés mais il faut parallèlement s'adapter : les temps ont changé. Alors qu'on s'attendait avec la chute du Mur de Berlin et de la bipolarité Est-Ouest, à un monde désormais dominé par l'Occident et en particulier l'hyperpuissance américaine, nous sommes en fait entrés dans un monde qui n'est pas encore une communauté internationale mais qui est un monde multipolaire désordonné, où, à côté du pôle occidental, apparaissent des puissances émergentes qui vont bien au-delà de l'Inde ou de la Chine. L'International Crisis Group en dénombre une trentaine. Ce phénomène nous conduit dans l'ère de la puissance relative. De fait, les non-Occidentaux constituent 5,5 milliards d'habitants sur les 6,5 que compte la planète. L'Europe subit de plein fouet cette anémie démographique puisque de 13 % aujourd'hui, sa part dans la population mondiale va passer à 7 % d'ici vingt ans. A cela s'ajoutent un choc énergétique, l'Europe n'ayant pas assez d'énergie, et un choc économique puisque c'est vers l'Asie que sont désormais enregistrées les plus belles performances économiques.
Q - Comment réagir à ces changements ?
R - Je crois que Nicolas Sarkozy a pris acte de cette nouvelle ère, celle de la puissance relative, en ancrant la France dans le camp occidental plus solidement qu'auparavant, ce qui explique le rapprochement avec les Etats-Unis, notre retour dans l'OTAN et le langage de fermeté tenu à l'encontre de l'Iran ou de la Russie. C'est aussi le sens de notre réengagement en Afghanistan. Il donne ainsi à la France et à l'Europe des moyens d'affronter ce monde désordonné.
Q - Quelles sont vos priorités d'actions à l'heure actuelle ?
R - Tout semble prioritaire quand il s'agit des Droits de l'Homme. Mais, comme gouverner, c'est choisir, j'ai choisi de me concentrer sur quatre priorités. D'abord les droits des femmes : une femme russe meurt toutes les quarante minutes du fait de la violence conjugale, 2 millions de femmes sont victimes chaque année des réseaux de prostitution, des dizaines de milliers de femmes congolaises ont subi des viols collectifs dans l'Est de la RDC etc... Mon objectif est d'obtenir d'ici la fin de l'année le vote de lignes directrices sur les violences faites aux femmes par l'Union européenne, de façon à obtenir une vraie mobilisation sur le sujet, notamment en passant par l'éducation. Soeur Emmanuelle, qui vient de nous quitter, disait : "éduquer un homme c'est éduquer un individu, éduquer une femme, c'est éduquer un peuple". C'est tout à fait cela. Les femmes sont à la fois les premières victimes des sociétés en crise ou des sociétés traditionnelles, et en même temps, elles sont les premières actrices de la reconstruction.
Q - Quelles sont vos autres priorités ?
R - Les enfants. J'ai mené une réforme de l'adoption internationale et plus largement de la protection de l'enfance. Par ailleurs, je considère essentiel de lutter contre le travail des enfants, y compris dans les armées. Après une année de campagne internationale, une vingtaine d'Etats a accepté de se rallier aux Engagements de Paris, qui sont une série de mesures pour lutter contre le phénomène des enfants-soldats.
Troisième priorité, la justice internationale. Je reviens du Kenya où je suis allé visiter un camp de réfugiés somaliens au nord-est du pays. La guerre en Somalie qui dure depuis 1991 est la plus longue d'Afrique ! C'est une guerre oubliée qu'il faut rappeler aux consciences. Mogadiscio a été vidée aux deux tiers de sa population. Les réfugiés se comptent par centaines de milliers, dont 250.000 qui sont établis dans des camps de fortune au Kenya. Lors de mon déplacement là-bas, j'ai appelé à la création d'une commission pour faire comparaître les auteurs de violations des Droits de l'Homme. Parce qu'il n'y a pas de paix sans justice.... Et je ne pense pas que l'accord de Djibouti d'août dernier se suffira à lui-même si justice n'est pas rendue aux victimes de cette longue guerre.
Enfin, dernière priorité : la liberté d'expression dont je vous ai parlé.
Q - La France entretient une relation particulière avec l'Afrique. Notre pays doit-il continuer à jouer un rôle important vis-à-vis de ses partenaires et amis africains ? Dans l'affirmative, comment éviter de prêter le flanc aux critiques de néo impérialisme ou de néo colonialisme ?
R - Concernant les relations entre la France et l'Afrique, il faut maintenant les dépassionner. La passion a certes des avantages : nous sommes amis, nous avons des liens privilégiés, nous avons en commun un passé, nous avons la francophonie en partage... Tout cela, c'est très bien. Simplement ce n'est plus suffisant aujourd'hui. Il faut donc dépassionner un peu ces relations pour aller dans le sens d'une relation plus partenariale. Je crois que la rupture avec la Françafrique dont parlait le président de la République ne peut pas uniquement être le fait de la France, sinon nous serions encore dans une relation équivalente à la précédente où Paris décidait du sort de l'Afrique.
Q - Que faudrait-il faire ?
R - Je suis convaincue que la rupture sera le fait des Africains... ou ne sera pas. Comme je dis souvent, l'Afrique de papa, c'est terminé ! L'Afrique peut elle aussi faire sa révolution, aller au bout de la démarche. L'Afrique peut travailler à parler d'une seule voix, ou au moins, d'une même voix. Dans ce monde très désordonné dont je vous parlais, c'est indispensable.
Q - Avec l'Union africaine ?
R - L'Union africaine amorce, de ce point de vue, des évolutions intéressantes en intervenant dans certaines crises comme le Darfour ou le Zimbabwe. Le vieux rêve panafricain, qu'ont eu les anciens, est encore celui des jeunes générations. C'est un idéal auquel je crois profondément, même si la démarche est difficile à cause de l'éclatement linguistique de l'Afrique. Ce qui est paradoxal, c'est que sur ce continent où il y a le plus de langues au monde, les voix qui s'expriment au nom de l'Afrique ne sont pas toujours africaines, mais viennent de l'extérieur. Je pense que l'Afrique a des choses à dire, une voix à faire entendre. Et le monde voudrait l'entendre directement, sans passer par les intermédiaires que sont les ONG ou les organisations onusiennes.
Q - Encourager les Etats à promouvoir les Droits de l'Homme mais sans donner de leçons ? C'est bien cela ?
R - Les Droits de l'Homme correspondent à une autre logique. Il faut éviter l'écueil qui consiste, soit à donner des leçons, ce qui nous fait taxer d'arrogance, soit à ne plus du tout nous en préoccuper. Les leçons professées, il n'y a rien de pire, surtout si les Français ou les Occidentaux plus généralement ne sont pas non plus parfaits. Je crois donc que nous pouvons de temps en temps balayer devant notre porte. Et nous le faisons chaque année lorsque nous nous soumettons à un examen périodique universel devant le Conseil des Droits de l'Homme. Nous sommes également, en tant qu'Européens, contrôlés par la Cour européenne des Droits de l'Homme, voire même sanctionnés. C'est précisément, lorsqu'en tant que démocraties, nous reconnaissons notre perfectibilité, que notre message à l'extérieur est plus crédible.
Q - Le combat pour les Droits de l'Homme passe-t-il également par la France ? Diriez-vous qu'il y a à l'intérieur de nos frontières des problèmes de Droits de l'Homme, et si oui lesquels ?
R - Comme je viens de le dire, la France n'est pas parfaite en matière de Droits de l'Homme. Il y a encore des défis à relever.
Je pense aux problèmes du mal-logement, aux prisons françaises où la surpopulation carcérale a en ce moment des conséquences dramatiques avec la multiplication des suicides, au problème de certains sans-papiers. C'est justement parce que j'ai conscience de ces imperfections que j'ai parfois fait des incursions en politique intérieure, comme dans la polémique sur le fichier Edvige pour dire mon inquiétude quant au recensement de données sur l'identité sexuelle ou la santé. Bien sûr, je ne suis pas en charge des Droits de l'Homme en France, étant rattachée au Quai d'Orsay. Mais il me semble que les Droits de l'Homme sont indivisibles et qu'ils doivent être défendus aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de nos frontières.
Q - Nous allons fêter le 10 décembre prochain le 60e anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme. Quelle va être votre impulsion ? Comment souhaitez-vous que la France se positionne pour cet anniversaire ?
R - La Déclaration universelle des Droits de l'Homme de 1948 demeure le socle intangible en matière de promotion et de protection des droits. Elle est aussi la matrice de tous les textes et instruments internationaux, fondateurs en matière de droits. Mais l'anniversaire ne doit pas être une simple commémoration. Il est important de parler de la manière de la mettre en pratique, en se projetant dans l'avenir.
Q - Allez-vous organiser des événements ?
R - Il y a quelques mois, un ambassadeur des Droits de l'Homme, François Zimeray, a été nommé et chargé d'organiser cet anniversaire. La France doit être très présente là-dessus car la Déclaration a été signée en France, au Palais de Chaillot, après avoir été rédigée, entre autres, par un Français, René Cassin.
Enfin, je crois qu'il est indispensable que ces manifestations soient populaires, qu'elles ne soient pas confinées à des cercles d'experts.
Nous avons donc créé un label "60e" que l'on attribue à tous ceux qui, dans la société civile, mettent en place des initiatives, aussi bien les collectivités territoriales, les écoles, les barreaux, les tribunaux...
Parmi ces évènements, il y aura aussi par exemple un séminaire international sur les entreprises et les Droits de l'Homme, le forum des ONG, des moments symboliques importants avec l'exposition de photos que nous organisons au Quai d'Orsay, une pose de plaque commémorative dans le foyer du théâtre de Chaillot. Toute cette série d'initiatives permettra de marquer le coup et d'associer aussi le président de la République, qui y tient.
Q - Une question plus personnelle : on vous prête la volonté de jouer un rôle politique majeur au niveau européen. Est-ce juste ?
R - Je ne demande rien de spécial ! On verra en temps voulu. Beaucoup d'éléments doivent être pris en compte avant une décision. J'en suis à cette période de réflexion.
Q - Vous êtes extrêmement jeune. Quel est l'engagement que vous aimeriez servir ? Quelle mission voudriez-vous remplir plus tard ?
R - Honnêtement, j'ignore de quoi demain sera fait. Ce que je veux dire par là, c'est que la vie politique présente est tellement riche, remplie que je ne me suis pas projeté encore vers l'avenir à long terme. A court terme, j'ai à peu près une idée de ce que je veux faire. Mais à très long terme, je ne sais pas comment doit s'accomplir ma vie personnelle. Un grand poète et grand résistant, René Char, disait qu'il y a deux attitudes dans la vie : soit on la rêve, soit on l'accomplit. Alors je l'accomplis dans le présent.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 novembre 2008
R - C'est vrai qu'on retient beaucoup ma liberté de ton mais on ne peut pas imaginer la liberté qu'il faut aussi avoir pour défendre les Droits de l'Homme. Par définition, j'occupe un secrétariat d'Etat qui a un aspect transgressif. Ce n'est pas moi qui le suis mais la fonction en elle-même. Les Droits de l'Homme ont une forte charge symbolique, voire morale ; dans ces conditions, l'attente est forte et, par définition, je ne peux me placer sur une ligne exclusivement réaliste.
Q - Même en temps de crise ?
R - Surtout en ces temps de crise ! Dans les moments que nous vivons, il n'est pas inutile de rappeler de temps en temps les principes humanistes. La France n'est-elle pas regardée comme le pays des Droits de l'Homme ? Mais, au-delà des prises de position, le travail au quotidien ne souffre toujours pas d'être sous la lumière ou de faire des éclats. Il ne s'agit d'ailleurs pas d'éclats mais de jalons d'une action, de principes que je m'attache ensuite à appliquer. Parfois même, il faut choisir de ne pas faire savoir certaines choses, car c'est la condition pour espérer obtenir un résultat. Cela est intimement lié aux nécessités de la diplomatie, qui ne peut pas toujours être publique.
Q - La fin ne justifie donc pas toujours les moyens ?
R - Lorsqu'on dit que la fin justifie toujours les moyens, on pense au cynisme alors que cet adage peut aussi s'appliquer à l'idéalisme. C'est-à-dire que parfois l'idéalisme peut s'accomplir par la ruse, la confidentialité plutôt que par la naïveté ou la transparence.
En fonction des dossiers, il faut apprécier au cas par cas : c'est une note transmise au président de la République au bon moment, parce qu'il reçoit une personnalité ; c'est un message passé à l'occasion d'un entretien non public avec tel ministre étranger. La seule limite à ma liberté, c'est la responsabilité gouvernementale. Vous ne pouvez pas jouer au franc-tireur. Ce sont les deux facettes de cette fonction. D'un côté, l'affirmation de principes forts comme je l'ai fait à l'occasion de la visite du colonel Kadhafi ou bien à propos des mal-logés, et puis d'autres fois, plus de discrétion est nécessaire par souci d'efficacité.
Q - Est-ce que cela signifie qu'à votre poste, il faut être non seulement réaliste, mais aussi pratiquer une certaine realpolitik pour parvenir à son objectif ?
R - Je n'ignore pas la realpolitik et son importance. Même si je trouve le mot un peu daté : il a quand même été inventé par Bismarck à l'occasion de la formation du premier empire allemand, et peut être même avant par Machiavel dans "Le Prince" ! Cela signifie qu'au fond, lorsque l'on veut défendre les intérêts d'une Nation, nous n'avons pas à nous embarrasser de morale, ou comme à l'époque de Bismarck, de religion. Aujourd'hui, il faudrait plus simplement parler de défense de nos intérêts. Je n'ignore pas que c'est important puisque la France est une puissance influente, qui a besoin de le rester et donc pour cela de défendre ses intérêts politiques, économiques, culturels, financiers, comme n'importe quelle autre nation. Je sais aussi qu'on ne fait pas une politique étrangère uniquement fondée sur des valeurs. Hubert Védrine dirait que c'est même dangereux. Mais ce dont je suis convaincue, c'est que la France ne serait pas ce qu'elle est sans les valeurs. C'est par ce levier des valeurs, et peut-être de la culture, que notre pays est différent des autres.
Q - C'est-à-dire ?
R - Ce que j'entends par là, c'est que nous avons un rang à tenir, rang théorisé par le général de Gaulle. C'est un vieux mot mais c'est un mot qui me plaît. Nous serions une puissance moyenne sans cela. Nous ne serions pas membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, nous ne pourrions pas être l'un des deux éléments du moteur franco-allemand en Europe. L'antériorité de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 nous rend quelque part responsables des autres, qu'on le veuille ou non. Je m'en suis rendue compte avec beaucoup plus d'acuité depuis que j'ai pris mes fonctions. Les militants des Droits de l'Homme à l'étranger attendent toujours quelque chose de particulier de la part de la France.
Q - Quitte à sortir des sentiers battus ?
R - Sans doute est-ce quelquefois nécessaire. Mais ce n'est pas par volonté de faire parler de soi. Je ne vois vraiment pas ce qu'il y a d'agréable à être convoquée par le président ou le Premier ministre. C'est pour cela que, dans mon livre, je compare mes deux "convocations", l'une à l'Elysée et l'autre à Matignon, à l'attente d'un rendez-vous chez le dentiste, car je ne sais pas jusqu'à quel point cela va faire mal ! Mais, comme à la fin de chaque consultation chez le dentiste, j'en sors un peu soulagée. Le président et le Premier ministre m'ont chacun renouveler leur confiance car je mène mon action sous leur impulsion, sous leur autorité. Je n'oublie jamais qu'en matière de Droits de l'Homme, le président de la République a pris des engagements très forts pendant la campagne présidentielle. Les Français attendent que l'on respecte ces promesses là.
Q - Vous êtes l'un des membres du gouvernement les plus populaires, cela en grande partie du fait de votre liberté de ton. Si vous sentiez que vous ne l'aviez plus, partiriez-vous ?
R - Jusqu'à présent, l'expérience gouvernementale ne m'a à aucun moment semblé insupportable. Pourrais-je partir à cause de principes, de convictions ? Peut-être, mais au fond, ce sont moins mes convictions qui comptent que celles du pays. Ma "petite personne" n'a là que peu d'importance. Ce qu'il s'agit de défendre, c'est une certaine idée de la France, c'est une spécificité, une particularité qui appartient aux Français. Et je ne veux pas décevoir les Français. Les Droits de l'Homme sont un héritage pour lequel des gens se sont sacrifiés. Et de ce point de vue, je n'ai pas le droit de brader cela. J'ai peut être aussi la volonté de donner à voir l'humanisme qu'il y a dans le sarkozysme, si je puis dire. C'est important car j'ai le souvenir d'une campagne difficile où le mot "fasciste" a été prononcé plusieurs fois. Cela m'avait profondément blessée car je connais la nature profonde de Nicolas Sarkozy.
Q - Parmi les Droits de l'Homme, au sens générique du terme, lesquels vous semblent les plus menacés dans le monde ?
R - Les droits, quels qu'ils soient, ne sont jamais acquis. Il faut se battre pour les maintenir quand ils existent. Mais je pense que le droit le plus menacé est la liberté d'expression, que les révolutionnaires de 1789 considéraient comme le droit le plus précieux.
Q - Mais comment entendez-vous défendre ce droit concrètement ?
R - En 18 mois, j'ai dû faire environ 2900 interventions individuelles dont la plupart a porté sur des personnes dont la liberté d'expression était menacée ou présentée comme tel. Cela a été le cas dans certains pays comme le Soudan ou la Chine, pays dans lequel la plus emblématique intervention a porté sur Hu Jia, ce blogueur de 35 ans qui vient de recevoir le prix Sakharov ; tout comme ces avocats chinois aux pieds nus qui prennent d'énormes risques à défendre les droits de leurs clients. Je pense aussi à Taslima Nasreen, Ayaan Hirsi Ali ou aux condamnés à mort américains Kenneth Foster et Troy Davis. Les interventions au nom de la liberté d'expression sont récurrentes. Je crois que c'est le droit le plus menacé parce qu'il englobe tous les autres.
Q - Que faire face à certains Etats qui disent ne pas vouloir qu'on leur impose des valeurs, même universelles, au nom de leurs traditions ?
R - Il ne s'agit pas d'imposer quoi que ce soit. Il faut éviter l'universalisme réducteur comme le relativisme qui nivelle. Je rêve d'une universalité des valeurs qui respecte les cultures mais les incite à évoluer quand leur respect conduit à nier toute liberté à l'individu ou à entraver sa dignité. Je ne comprendrais jamais, par exemple, qu'on trouve normal que les Occidentaux bénéficient d'un niveau important de droits et qu'on n'ait pas la même ambition pour les non-occidentaux. Pourquoi la femme congolaise n'aurait pas les mêmes droits que la femme française ? Je considère le refus de l'égalité des droits comme le comble de l'arrogance.
Q - Ce relativisme, qui s'apparente parfois de manière consciente ou non à du racisme, comment le combattre ? Depuis votre poste, comment considérez-vous qu'un pays comme la France puisse agir ?
R - Je peux comprendre le souci d'une société traditionnelle de vouloir se protéger face aux excès des sociétés trop permissives. La liberté ne devrait pas signifier le désordre. Elle devrait plutôt s'accompagner du principe de responsabilité, comme l'exprime l'article 4 de la déclaration française des Droits de l'Homme et du citoyen : "la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". C'est la raison pour laquelle la promotion des Droits de l'Homme ne doit pas être une confrontation mais un dialogue permanent même avec les Etats ou les peuples qui n'acceptent pas l'universalité des droits ; en tout cas, dans un premier temps.
Q - C'est-à-dire ?
R - Prenons la dépénalisation universelle de l'homosexualité. Aujourd'hui, 90 pays pénalisent l'homosexualité, dont 6 appliquent la peine de mort. Bien évidemment, si je veux que certains de ces Etats rejoignent la déclaration qui sera présentée à l'ONU d'ici la fin de l'année, il me faut rechercher des alliés, des partenaires et les convaincre de nous rejoindre. Le dialogue est donc nécessaire. La pédagogie aussi. Mon but, à travers cette démarche, n'est pas de donner des leçons aux sociétés plus traditionnelles que la nôtre, mais de les inciter à renoncer à la peine de prison pour une simple question d'identité sexuelle, sans braquer ni invectiver.
Bref, il faut privilégier un dialogue responsable. C'est cela la diplomatie. Ce n'est pas nécessairement spectaculaire. C'est un travail de fourmi. Edouard Balladur a eu récemment des paroles qui m'ont beaucoup touchée : selon lui, malgré les contraintes de ma fonction, je n'ai jamais tenu un seul propos irresponsable !
Q - Mais un ministre n'est pas une ONG, comme vous l'avez dit un jour ?
R - C'est exactement ça ! Reporters sans frontières peut déployer une banderole sur la façade de la tour Eiffel pour protester contre la répression au Tibet. La ministre que je suis, si elle peut comprendre RSF, ne doit pas agir ainsi.
Je suis tenue au principe de responsabilité car je suis en charge d'une partie de la politique étrangère.
Je crois, pour autant, qu'il ne faut pas hésiter à se dire les choses franchement une fois que le dialogue est établi. Parce qu'il y a confiance, il y a franchise. Les amis se disent la vérité. C'est justement parce que nous sommes amis avec les Américains que nous pouvons leur parler de Guantanamo sans les heurter ; c'est parce que le président de la République a la confiance d'Israël qu'il peut appeler à la création d'un Etat palestinien, sans blesser les Israéliens.
Q - C'est cela la rupture, selon vous, dans la politique étrangère de Nicolas Sarkozy ?
R - Ce que j'apprécie dans la diplomatie de Nicolas Sarkozy, mais que peu de personnes ont relevé, c'est qu'il a réinscrit la France dans le camp occidental. Depuis le général de Gaulle, la France a toujours par tradition joué sa petite musique dans l'orchestre de la diplomatie mondiale. On l'a vu avec nos réserves vis-à-vis de l'OTAN, avec notre posture d'indépendance nationale, notre opposition à la guerre en Irak. Cette posture originale de la diplomatie française a, par bien des aspects, participé à donner à la France ce fameux rang.
Q - Et aujourd'hui ?
R - Les fondamentaux de notre politique étrangère doivent être préservés mais il faut parallèlement s'adapter : les temps ont changé. Alors qu'on s'attendait avec la chute du Mur de Berlin et de la bipolarité Est-Ouest, à un monde désormais dominé par l'Occident et en particulier l'hyperpuissance américaine, nous sommes en fait entrés dans un monde qui n'est pas encore une communauté internationale mais qui est un monde multipolaire désordonné, où, à côté du pôle occidental, apparaissent des puissances émergentes qui vont bien au-delà de l'Inde ou de la Chine. L'International Crisis Group en dénombre une trentaine. Ce phénomène nous conduit dans l'ère de la puissance relative. De fait, les non-Occidentaux constituent 5,5 milliards d'habitants sur les 6,5 que compte la planète. L'Europe subit de plein fouet cette anémie démographique puisque de 13 % aujourd'hui, sa part dans la population mondiale va passer à 7 % d'ici vingt ans. A cela s'ajoutent un choc énergétique, l'Europe n'ayant pas assez d'énergie, et un choc économique puisque c'est vers l'Asie que sont désormais enregistrées les plus belles performances économiques.
Q - Comment réagir à ces changements ?
R - Je crois que Nicolas Sarkozy a pris acte de cette nouvelle ère, celle de la puissance relative, en ancrant la France dans le camp occidental plus solidement qu'auparavant, ce qui explique le rapprochement avec les Etats-Unis, notre retour dans l'OTAN et le langage de fermeté tenu à l'encontre de l'Iran ou de la Russie. C'est aussi le sens de notre réengagement en Afghanistan. Il donne ainsi à la France et à l'Europe des moyens d'affronter ce monde désordonné.
Q - Quelles sont vos priorités d'actions à l'heure actuelle ?
R - Tout semble prioritaire quand il s'agit des Droits de l'Homme. Mais, comme gouverner, c'est choisir, j'ai choisi de me concentrer sur quatre priorités. D'abord les droits des femmes : une femme russe meurt toutes les quarante minutes du fait de la violence conjugale, 2 millions de femmes sont victimes chaque année des réseaux de prostitution, des dizaines de milliers de femmes congolaises ont subi des viols collectifs dans l'Est de la RDC etc... Mon objectif est d'obtenir d'ici la fin de l'année le vote de lignes directrices sur les violences faites aux femmes par l'Union européenne, de façon à obtenir une vraie mobilisation sur le sujet, notamment en passant par l'éducation. Soeur Emmanuelle, qui vient de nous quitter, disait : "éduquer un homme c'est éduquer un individu, éduquer une femme, c'est éduquer un peuple". C'est tout à fait cela. Les femmes sont à la fois les premières victimes des sociétés en crise ou des sociétés traditionnelles, et en même temps, elles sont les premières actrices de la reconstruction.
Q - Quelles sont vos autres priorités ?
R - Les enfants. J'ai mené une réforme de l'adoption internationale et plus largement de la protection de l'enfance. Par ailleurs, je considère essentiel de lutter contre le travail des enfants, y compris dans les armées. Après une année de campagne internationale, une vingtaine d'Etats a accepté de se rallier aux Engagements de Paris, qui sont une série de mesures pour lutter contre le phénomène des enfants-soldats.
Troisième priorité, la justice internationale. Je reviens du Kenya où je suis allé visiter un camp de réfugiés somaliens au nord-est du pays. La guerre en Somalie qui dure depuis 1991 est la plus longue d'Afrique ! C'est une guerre oubliée qu'il faut rappeler aux consciences. Mogadiscio a été vidée aux deux tiers de sa population. Les réfugiés se comptent par centaines de milliers, dont 250.000 qui sont établis dans des camps de fortune au Kenya. Lors de mon déplacement là-bas, j'ai appelé à la création d'une commission pour faire comparaître les auteurs de violations des Droits de l'Homme. Parce qu'il n'y a pas de paix sans justice.... Et je ne pense pas que l'accord de Djibouti d'août dernier se suffira à lui-même si justice n'est pas rendue aux victimes de cette longue guerre.
Enfin, dernière priorité : la liberté d'expression dont je vous ai parlé.
Q - La France entretient une relation particulière avec l'Afrique. Notre pays doit-il continuer à jouer un rôle important vis-à-vis de ses partenaires et amis africains ? Dans l'affirmative, comment éviter de prêter le flanc aux critiques de néo impérialisme ou de néo colonialisme ?
R - Concernant les relations entre la France et l'Afrique, il faut maintenant les dépassionner. La passion a certes des avantages : nous sommes amis, nous avons des liens privilégiés, nous avons en commun un passé, nous avons la francophonie en partage... Tout cela, c'est très bien. Simplement ce n'est plus suffisant aujourd'hui. Il faut donc dépassionner un peu ces relations pour aller dans le sens d'une relation plus partenariale. Je crois que la rupture avec la Françafrique dont parlait le président de la République ne peut pas uniquement être le fait de la France, sinon nous serions encore dans une relation équivalente à la précédente où Paris décidait du sort de l'Afrique.
Q - Que faudrait-il faire ?
R - Je suis convaincue que la rupture sera le fait des Africains... ou ne sera pas. Comme je dis souvent, l'Afrique de papa, c'est terminé ! L'Afrique peut elle aussi faire sa révolution, aller au bout de la démarche. L'Afrique peut travailler à parler d'une seule voix, ou au moins, d'une même voix. Dans ce monde très désordonné dont je vous parlais, c'est indispensable.
Q - Avec l'Union africaine ?
R - L'Union africaine amorce, de ce point de vue, des évolutions intéressantes en intervenant dans certaines crises comme le Darfour ou le Zimbabwe. Le vieux rêve panafricain, qu'ont eu les anciens, est encore celui des jeunes générations. C'est un idéal auquel je crois profondément, même si la démarche est difficile à cause de l'éclatement linguistique de l'Afrique. Ce qui est paradoxal, c'est que sur ce continent où il y a le plus de langues au monde, les voix qui s'expriment au nom de l'Afrique ne sont pas toujours africaines, mais viennent de l'extérieur. Je pense que l'Afrique a des choses à dire, une voix à faire entendre. Et le monde voudrait l'entendre directement, sans passer par les intermédiaires que sont les ONG ou les organisations onusiennes.
Q - Encourager les Etats à promouvoir les Droits de l'Homme mais sans donner de leçons ? C'est bien cela ?
R - Les Droits de l'Homme correspondent à une autre logique. Il faut éviter l'écueil qui consiste, soit à donner des leçons, ce qui nous fait taxer d'arrogance, soit à ne plus du tout nous en préoccuper. Les leçons professées, il n'y a rien de pire, surtout si les Français ou les Occidentaux plus généralement ne sont pas non plus parfaits. Je crois donc que nous pouvons de temps en temps balayer devant notre porte. Et nous le faisons chaque année lorsque nous nous soumettons à un examen périodique universel devant le Conseil des Droits de l'Homme. Nous sommes également, en tant qu'Européens, contrôlés par la Cour européenne des Droits de l'Homme, voire même sanctionnés. C'est précisément, lorsqu'en tant que démocraties, nous reconnaissons notre perfectibilité, que notre message à l'extérieur est plus crédible.
Q - Le combat pour les Droits de l'Homme passe-t-il également par la France ? Diriez-vous qu'il y a à l'intérieur de nos frontières des problèmes de Droits de l'Homme, et si oui lesquels ?
R - Comme je viens de le dire, la France n'est pas parfaite en matière de Droits de l'Homme. Il y a encore des défis à relever.
Je pense aux problèmes du mal-logement, aux prisons françaises où la surpopulation carcérale a en ce moment des conséquences dramatiques avec la multiplication des suicides, au problème de certains sans-papiers. C'est justement parce que j'ai conscience de ces imperfections que j'ai parfois fait des incursions en politique intérieure, comme dans la polémique sur le fichier Edvige pour dire mon inquiétude quant au recensement de données sur l'identité sexuelle ou la santé. Bien sûr, je ne suis pas en charge des Droits de l'Homme en France, étant rattachée au Quai d'Orsay. Mais il me semble que les Droits de l'Homme sont indivisibles et qu'ils doivent être défendus aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de nos frontières.
Q - Nous allons fêter le 10 décembre prochain le 60e anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme. Quelle va être votre impulsion ? Comment souhaitez-vous que la France se positionne pour cet anniversaire ?
R - La Déclaration universelle des Droits de l'Homme de 1948 demeure le socle intangible en matière de promotion et de protection des droits. Elle est aussi la matrice de tous les textes et instruments internationaux, fondateurs en matière de droits. Mais l'anniversaire ne doit pas être une simple commémoration. Il est important de parler de la manière de la mettre en pratique, en se projetant dans l'avenir.
Q - Allez-vous organiser des événements ?
R - Il y a quelques mois, un ambassadeur des Droits de l'Homme, François Zimeray, a été nommé et chargé d'organiser cet anniversaire. La France doit être très présente là-dessus car la Déclaration a été signée en France, au Palais de Chaillot, après avoir été rédigée, entre autres, par un Français, René Cassin.
Enfin, je crois qu'il est indispensable que ces manifestations soient populaires, qu'elles ne soient pas confinées à des cercles d'experts.
Nous avons donc créé un label "60e" que l'on attribue à tous ceux qui, dans la société civile, mettent en place des initiatives, aussi bien les collectivités territoriales, les écoles, les barreaux, les tribunaux...
Parmi ces évènements, il y aura aussi par exemple un séminaire international sur les entreprises et les Droits de l'Homme, le forum des ONG, des moments symboliques importants avec l'exposition de photos que nous organisons au Quai d'Orsay, une pose de plaque commémorative dans le foyer du théâtre de Chaillot. Toute cette série d'initiatives permettra de marquer le coup et d'associer aussi le président de la République, qui y tient.
Q - Une question plus personnelle : on vous prête la volonté de jouer un rôle politique majeur au niveau européen. Est-ce juste ?
R - Je ne demande rien de spécial ! On verra en temps voulu. Beaucoup d'éléments doivent être pris en compte avant une décision. J'en suis à cette période de réflexion.
Q - Vous êtes extrêmement jeune. Quel est l'engagement que vous aimeriez servir ? Quelle mission voudriez-vous remplir plus tard ?
R - Honnêtement, j'ignore de quoi demain sera fait. Ce que je veux dire par là, c'est que la vie politique présente est tellement riche, remplie que je ne me suis pas projeté encore vers l'avenir à long terme. A court terme, j'ai à peu près une idée de ce que je veux faire. Mais à très long terme, je ne sais pas comment doit s'accomplir ma vie personnelle. Un grand poète et grand résistant, René Char, disait qu'il y a deux attitudes dans la vie : soit on la rêve, soit on l'accomplit. Alors je l'accomplis dans le présent.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 novembre 2008