Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, à l'émission "C à dire" de France 5 le 22 avril 2009, sur l'enjeu et la portée de l'adoption de la déclaration finale de la conférence de l'ONU contre le racisme.

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Média : France 5

Texte intégral

Q - Bonsoir Bernard Kouchner, vous êtes l'invité de "C à dire" ce soir pour nous aider à comprendre les enjeux de cette fameuse conférence de Genève de l'ONU sur le racisme mais aussi l'enjeu des relations avec l'Iran. Mais d'abord, après le scandale provoqué par les déclarations du président Ahmadinejad, pourquoi la France est-elle restée à Genève à cette fameuse conférence ?
R - D'abord, la France n'est pas restée pour écouter le président Ahmadinejad. Au contraire, la France, la première et tous les pays européens présents, les vingt-trois pays ont quitté la salle parce que cela ne devait pas être comme fut la Conférence de Durban en 2001, une espèce de "cirque raciste".
Q - Mais pourquoi ne pas quitter définitivement cette conférence après le discours ?
R - Parce que nous avons travaillé pendant des mois, l'Union européenne, les Vingt-sept pays européens, pour que ce texte, qui vient d'être adopté par la conférence de Genève, soit un texte anti-raciste et tout a été obtenu à l'exception de ce que nous voulions sur l'orientation sexuelle. Nous avons déposé un texte sur ce sujet à l'ONU, 67 pays s'y sont associés. Néanmoins, à Genève nous n'avons pas obtenu cette mention parce qu'il y a eu une résistance à propos de l'homosexualité.
Q - Il faut bien faire comprendre à nos téléspectateurs qui ne sont pas forcément des spécialistes de diplomatie, cela fait des mois, dites-vous, que le comité "Racisme et Droit de l'Homme" des Nations unies travaille sur une déclaration qui engage ce soir - car c'est fait, vous nous annoncez que cette déclaration est signée à l'unanimité par les pays qui participaient à la Conférence...
R - La déclaration a été acceptée par les 192 pays, y compris l'Iran d'ailleurs. Ce qui démontre que la déclaration du président Ahmadinejad avait un caractère électoral, un caractère personnel qui ne nous a pas échappé...
Q - Alors, qu'est ce que c'est que cette déclaration ?
R - C'est une déclaration de lutte contre la discrimination, contre toutes les formes de discrimination. Ce qui veut dire que les discriminations sont bannies y compris celles qui existent à l'égard des femmes - c'est un succès formidable, c'est la première fois que c'est évoqué dans un texte de l'ONU -, y compris à l'égard des malades, des handicapés, et puis surtout l'Holocauste est mentionné.
Q - C'est-à-dire, il y a une condamnation historique de l'Histoire, de l'Holocauste qui s'est passé.
R - Il y a une mention, dans un texte international avec l'approbation de tous les pays arabes, de tous les pays musulmans, de l'Holocauste comme l'exemple même de l'horreur.
Q - Mais le fait est que pour une nation quelconque d'aller occuper un territoire...
R - Il s'agit d'un texte anti-raciste majeur.
Q - ...c'est interdit ? On ne fait plus de référence à Israël particulièrement mais aller occuper un pays cela c'est interdit, c'est dans la Déclaration.
R - Cela veut dire aussi Abkhazie et Ossétie.
Q - Notamment, cela pourrait viser les Russes ?
R - Cela ne vise personne. C'est un succès dont on ne prend pas assez conscience. Vous parlez de la diplomatie, mais il s'agit de la vie quotidienne. A partir d'aujourd'hui, il y a un texte de référence qui concerne les discriminations, toutes les discriminations, qui les proscrit au nom des 192 pays qui forment l'Organisation des Nations unies.
Q - L'une des critiques principales faites par ceux qui ne voulaient pas que l'on aille à cette conférence, c'était de dire par exemple que les trois grandes religions monothéistes, leurs clergés respectifs faisaient pression sur les Etats théocratiques pour que dans le monde l'on ne puisse plus critiquer les religions, c'est très important. Est-ce que l'on va pouvoir le faire ? Qu'est ce qu'il y a dans la déclaration ?
R - Enfin, vous n'êtes pas forcé de le faire. Ce qui est certain c'est que ce droit à la critique des religions est inscrit dans le texte.
Q - Ou dire que l'on est athée tout simplement...
R - Dire que l'on est athée, par exemple. C'est dans le texte. On a supprimé avec tous les pays, ce fut une bataille de longs mois, le délit de blasphème.
Q - Je voudrais seulement que l'on écoute M. Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations unies qui, après les déclarations du président Ahmadinejad hier, disait pourtant : il faut rester. Alors, en effet, le résultat c'est que ce soir il y a cette déclaration. Cependant, certains disent qu'une déclaration aussi nette que la Déclaration Universelle des droits de l'Homme qui date de 1948, on ne pourrait plus la faire voter aujourd'hui à l'ONU.
R - La preuve que si. M. Ban Ki-moon a raison, il a une grande sagesse. Il fallait rester parce que nous n'avions pas le droit de trahir nos amis avec lesquels nous avions travaillé, nous ne devions pas baisser la garde. Nous sommes restés cohérents, nous n'avons pas accepté le discours du président iranien mais nous sommes restés parce que c'est un texte majeur. C'est un texte qui fait, qui montre, qui témoigne des progrès de l'Humanité.
Q - Est-ce que tout de même ce n'est pas une victoire de façade ? Est-ce que le président iranien a saboté en partie cette réunion et son résultat ce soir en continuant à insulter à sa façon Israël ?
R - Mais aussi le fait que les vingt-trois pays européens qui se lèvent, a été vu par le monde entier, c'est cela qu'il fallait faire. Nous avions mis en garde, d'ailleurs, il n'y avait pas de surprise. Nous avions dit : "nous ne laisserons pas utiliser la tribune d'une réunion internationale de l'ONU contre le racisme, contre les discriminations par quelqu'un qui discrimine et est raciste". Nous l'avons fait.
Q - Le mieux encore, pour bien se rendre compte de la situation créée par ces déclarations et leurs caractères antisémites, est de réécouter l'extrait litigieux qui a provoqué d'ailleurs le départ des ambassadeurs de l'Union européenne, au premier chef l'ambassadeur de France. (...) L'intérêt est de vous faire analyser ses propos. Qu'est-ce qu'il cherche, parce qu'il est peut-être moins dur qu'il ne l'a été, à l'égard d'Israël autrefois...
R - C'était la veille, il a proféré à Téhéran des propos haineux et racistes.
Q - Que cherche-t-il en l'occurrence, vous dites par exemple qu'il cherche à se faire réélire en Iran très bien, mais ne cherche-t-il pas à saboter la tentative de dialogue que cherche à nouer le président Obama.
R - Il y a moins d'une heure, le texte a été adopté, Ahmadinejad a donc échoué. Le texte a été adopté par 191 pays moins un. Mais, de toute façon, avec les Iraniens nous avions travaillé aussi. Je ne dis pas que l'on va rompre les ponts, que l'on va couper tous les liens avec l'Iran, pas du tout. Nous n'avons pas supporté qu'ils se servent de cette tribune comme une tribune de la haine.
Q - J'essaye d'en venir aux relations avec l'Iran. Les Etats-Unis maintenant avec Barack Obama, la France on le voit bien, vous avez cette obsession de maintenir le dialogue avec l'Iran.
R - Bien sûr.
Q - Pourquoi ? Parce que l'on a peur de la bombe qu'ils pourraient avoir bientôt ?
R - Non, nous n'avons peur de rien. Nous savons que l'Iran, pour des raisons que nous ne comprenons pas, ne répond pas aux questions de l'Agence internationale de l'Energie atomique, des questions très simples : qu'avez-vous fait pendant une période donnée ? Avez-vous dissimulé un certain nombre de projets ? ... Ils ne répondent pas.
Q - Attendez-vous des réponses concrètes ?
R - Nous attendons des réponses tous les jours. Ne pensez pas que nous ne voyons pas, que nous n'avons pas de contacts avec l'Iran. Cette semaine d'ailleurs - mais cela a été reporté -, le ministre iranien des Affaires étrangères, M. Mottaki que je rencontre souvent, à qui je téléphone régulièrement, devait être à Paris. Il ne viendra pas.
Q - A cause de cet incident.
R - Je pense qu'il faut retarder un tout petit peu. Mais nous ne coupons pas les liens, nous ne brisons pas le dialogue.
Q - Avez-vous réellement l'espoir de voir un jour l'Iran renoncer à sa bombe atomique ? Israël n'y croit pas du tout.
R - Il ne faut pas exagérer. Il y a un danger de préparation de la bombe atomique et nous espérons que ce danger va disparaître, qu'ils renonceront à cette hypothèse.
Q - D'ici 2011 disent les stratèges israéliens.
R - Oui, il y a des discussions techniques mais c'est tout de même inquiétant qu'il y ait des discussions à ce propos. Nous ne le souhaitons pas pour la région parce que tout le monde voudrait se doter de l'arme atomique, mais aussi pour l'ensemble du monde. L'Iran a signé le Traité de non-prolifération.
Q - Mais ils ne le respectent pas visiblement.
R - Ils ne le respectent pas apparemment.
Q - Quand vous êtes arrivé au Quai d'Orsay, vous avez eu cette formule qui a frappé les esprits : "il faut se préparer au pire, et le pire, c'est guerre". Il y a un risque de guerre avec l'Iran ?
R - Non, il faut éviter cela. S'il y a une bombe atomique, il y aura un danger dans la région plus grand encore qu'il n'existe. Cette région est explosive. La France, avec le président Sarkozy, qui l'a dit plusieurs fois aussi bien à la Knesset que du côté palestinien, veut absolument la paix dans cette région. Ce n'est pas une façon de préparer la paix que cette hypothèse de fabrication d'un engin nucléaire. Nous ne sommes pas contre les Iraniens, s'ils veulent se doter de l'énergie nucléaire civile, nous les comprenons. Nous l'avons dit mais nous n'arrivons pas à le faire savoir à la population iranienne. La propagande est trop grande. Nous n'avons rien contre les Iraniens, c'est un grand peuple, avec une grande histoire, ils occupent une place très précise entre l'Afghanistan et le Moyen-Orient. Pour toutes sortes de raison, nous devons parler avec eux.
Q - J'en reviens à cet incident d'hier à la conférence de Genève. Est-ce que la tentative de Barack Obama de renouer le dialogue comme le fait le président Sarkozy et vous-même avec l'Iran a échoué à cause de cet incident d'hier ?
R - Je ne le crois pas. C'est cela qui est un peu paradoxal. C'est pourquoi le geste fut personnel de la part du président iranien. Le président Obama n'a pas dit que cela remettait en question la tentative de dialogue direct avec, d'ailleurs, le Guide - qui est au-dessus du président Ahmadinejad. Vous l'avez dit, il y a des élections dans peu de temps, au mois d'août et nous allons donc voir. Il a des concurrents.
Q - Si le président Ahmadinejad est réélu, est-ce que cela ferme la porte ou pouvez-vous continuer à dialoguer avec l'Iran ?
R - Cela ne ferme pas la porte. Le dialogue est, non seulement, nécessaire mais pratiquement obligé. Il faut toujours parler. Vous avez parlé de diplomatie, la diplomatie signifie aussi se rencontrer et se parler.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 23 avril 2009