Déclaration de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, sur l'importance d'une diplomatie et d'une défense communes pour la sécurité et le développement futur de l'Union européenne, Helsinki le 24 août 2009.

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Circonstance : Voyage de Bernard Kouchner en Finlande à l'invitation de la conférence annuelle des ambassadeurs finlandais, à Helsinki le 24 août 2009

Texte intégral

Monsieur le Ministre des Affaires étrangères,
Monsieur le Secrétaire général,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,

Je suis heureux et très fier d'être l'invité de votre conférence des ambassadeurs. Je voudrais parler très franchement et très clairement avec vous.
Vous savez, il y a un an, comme l'a dit Alex, nous étions en Géorgie tous les deux et je vous assure que nous avons été rapides. La Finlande présidait l'OSCE et la France présidait le Conseil de l'Union européenne. Nous avons donc trouvé tout à fait naturel, Alex et moi, de partir ensemble en Géorgie. Je n'ai pas le temps de raconter, c'est dommage, parce qu'en parlant de cette mission et de ce succès, nous résumerions tout ce que peut faire l'Union européenne, dont la Finlande est membre à part entière - il n'y a pas de petits pays ou de grands pays dans l'Union européenne, il y a les vingt-sept pays de l'Union. Si nous avions le temps de parler de ce voyage et de ses résultats, je pense que nous pourrions résumer une vision très ambitieuse de l'Union européenne et nos possibilités d'intervention dans la marche du monde.
L'Union européenne est un modèle de dynamisme et de construction politique. C'est un modèle parce que cette Union tient compte de l'histoire, de nos relations des uns avec les autres. Je pense à la Russie, aux rapports avec les pays du Nord, à vos rapports avec l'Allemagne. Nous devons tout faire pour que le référendum du 2 octobre prochain en Irlande soit positif, mais il faut rester discret et ne pas tenter d'influencer cette période électorale. Les sondages qui sont significatifs donnent une marge positive. Il faut absolument que le Traité de Lisbonne soit accepté, sinon je crois que l'influence de l'Union européenne ne sera pas facile à accroître, à proposer au reste du monde.
Nous sommes deux pays différents, bien sûr, mais des efforts comparables sont consentis dans votre pays comme dans le mien, dans bien des domaines, comme la protection sociale, l'innovation, la recherche... Tout cela nous rapproche. Nous avons des intérêts communs, non seulement parce qu'il y a de l'amitié entre nous, entre votre gouvernement et le gouvernement de la France, mais je crois aussi parce que tout concourt à imposer une proximité plus grande entre la Finlande et la France. Nous l'avons constaté dans toutes ces réunions européennes, il y a une proximité politique et une approche humaine très importantes entre nos deux gouvernements. Je me souviens avec beaucoup d'émotion, à propos justement du Traité de Lisbonne, de la manière dont les Irlandais voulaient imposer un certain nombre de modifications. Dans ces modifications, il y avait la neutralité et je me souviens de ce qu'a dit Alex à propos de la neutralité. Vous n'êtes pas un pays neutre, vous êtes un pays qui a conscience des dangers, qui a conscience des valeurs qu'il incarne et de la prudence nécessaire dans les relations internationales. Vous avez un grand voisin, mais vous n'êtes pas un pays neutre, on ne peut pas dire de la Finlande qu'elle ne défend pas certaines valeurs : la démocratie, d'abord, et puis aussi la famille, une conception sociale très importante et beaucoup d'autres. Je voulais vous en rendre hommage
Maintenant, avons-nous des rapports de proximité suffisants pour avoir la même vision de l'Europe ? Nos positions à Bruxelles coïncident-elles ? Je dois dire honnêtement qu'Alex et moi n'avons pas eu à nous opposer, ni à nous confronter sur nos positions respectives. Nous avons des points de vue très proches en matière de politique agricole, ce qui sera très important dans deux ans. Nous avons sur l'architecture européenne une position qui permet d'espérer que le Traité de Lisbonne autorisera un président du conseil. Quelle politique le Haut représentant va-t-il être chargé de mettre en oeuvre ? En ce qui vous concerne plus précisément, comment la politique de l'Union sera-t-elle articulée avec vous, les ambassadeurs ? Quelle place aurez-vous ? De quelle représentation politique l'Union européenne sera-t-elle chargée ? En Iran, qui sera le plus important, vous ou un Haut représentant ? Pour le moment, en Iran, il y a surtout le Royaume-Uni et la France, qui ont commencé, et après les Européens, la Russie, la Chine et les Etats-Unis. Demain ce sera quoi ? Y aura-t-il une représentation élargie ? En Géorgie, n'avons-nous pas ce problème ? Que se passe-t-il à Genève avec les pourparlers avec les Russes ?
La politique de nos jours, avec les téléphones, elle se passe directement entre les chefs d'Etat. Vous, vous avez à inventer un nouveau rôle des ambassadeurs, ce n'est plus celui d'il y a 30 ans. Il faut inventer la spécificité, la façon d'apporter quelque chose venu du terrain, venu du pays, qui donnerait aux ambassadeurs un rôle plus important. Vous aurez à redéfinir un rôle qui ne sera pas celui de la diplomatie traditionnelle. Je crois qu'il faudrait voir cela avec le développement futur de l'Union européenne.
Et puis nous devons nous attacher à quelque chose d'essentiel, l'Europe de la défense. La diplomatie, si vous n'avez pas de défense, vous en faites beaucoup moins. Les relations avec nos voisins, avant de parler de la défense, sont très importantes. Le partenariat oriental, la dimension nordique et le dialogue avec la Russie ont commencé. Le dialogue avec la Russie, pour la France en tous cas, est quelque chose d'essentiel. Et ce dialogue est l'occasion de proposer, d'affirmer, de défendre fortement nos valeurs. Pour cela, il faut se faire entendre sur le terrain. En Géorgie, il faut être fort. Quand les troupes russes sont entrées en Abkhazie, il a fallu improviser, imaginer, il a fallu faire de la politique. Je dis encore une fois que nous ne sommes pas très satisfaits du résultat. La Finlande et la France l'ont dit tout de suite et nous le disons encore : jamais nous ne reconnaîtrons l'indépendance de l'Ossétie du sud et de l'Abkhazie. Personne en dehors du Nicaragua ne l'a reconnue. Je vous rappelle que l'OSCE n'a pas vu son mandat renouvelé, pas plus d'ailleurs que les Nations unies. L'Union européenne reste seule, avec ses quelques trois cents observateurs, seuls témoins de ce qui se passe aux frontières de la Géorgie. Nous sommes les seuls et nous avons encore plus de responsabilités qu'avant. A Genève, c'est la sixième séance des pourparlers. Nous avons connu un petit succès avec les méthodes de prévention des incidents.
Tout le monde sait que, pour le moment, il n'est pas envisageable de faire partir les troupes russes de ces territoires. J'ai vu l'attitude du président Obama, qui a succédé avec plus de sagesse à M. Bush, mais qui reste pour le moment un peu ambiguë.
Les voisins, surtout notre grand voisin, cela se traite à vingt-sept. Ce n'est peut-être pas facile à vingt-sept, mais c'est autrement puissant. Si nous n'avions pas eu toute l'Union européenne derrière nous lors de la crise de Géorgie, nous n'aurions jamais fait avancer quoi que ce soit ; l'union des Vingt-sept est donc capitale. Ce que proposent les Russes n'est pas très précis, mais ils proposent un examen, un pacte ; ils proposent de la sécurité. Il faut parler de tout cela, il faut parler des frontières de l'Europe. Les frontières sont-elles celles de la Turquie ? Personnellement, je l'ai longtemps pensé. Nous avons été très surpris de voir que les Turcs avaient, par rapport à la liberté d'expression et à la place de l'islam, une attitude très visible. Il faut parler de cela. Il faut constituer un espace avec la Turquie, avec les pays orientaux, avec la Russie.
Dernier point avant de parler de défense, la crise économique. Mesdames et Messieurs, il n'y aurait pas eu de G20 si le président Sarkozy ne s'était précipité à Washington pour s'entretenir avec M. Bush. Le G8, c'est un groupe de pays sans la Chine, sans l'Inde, sans la moitié de la planète. C'est fini, on ne peut plus être au XXIème siècle avec des institutions du XXème. Le G20, on peut discuter de sa géométrie, de sa magnitude, mais c'est une enceinte plus réaliste. Est-il possible de considérer que le monde est le même qu'avant cette crise financière, devenue crise économique puis crise sociale ? Du point de vue de la France, non. Il faut une régulation élémentaire. A vingt-sept, nous allons peser sur le cours des choses afin que le dispositif financier international change. Cela signifie aussi une réforme de l'ONU et je sais que vous êtes d'accord. Il s'agit d'une réforme indispensable et qui doit être discutée au sein du G20.
Si on veut parler de l'Europe, il faut parler de la sécurité en Europe. Si on parle de la sécurité européenne, il faut parler de la défense européenne. Nous avons une défense européenne balbutiante, même si elle n'est pas mauvaise dans les opérations de maintien de la paix. Je vous remercie à cet égard d'être à nos côtés au Kosovo, en Afghanistan, au Tchad. Concernant le Tchad, ce n'était pas évident au départ, mais c'est un succès : ce matin nous avons appris, ce qui était tout à fait inespéré, qu'une alliance nationale était en train de se créer. Ce maintien de la paix nécessite un effort européen partagé.
Nous dépensons beaucoup d'argent pour notre défense, mais il n'est pas normal qu'il y ait des pays qui participent davantage que d'autres à cette défense, l'Angleterre, la France en particulier, mais aussi l'Italie, l'Allemagne - avec des difficultés tenant à leur Constitution -, l'Espagne, la Pologne. Il n'empêche qu'à chaque opération militaire - et toutes les opérations sont des opérations de maintien de la paix -, 25 % du coût est supporté par le Royaume-Uni et 25 % par la France. Cela ne peut pas durer. Je ne suis pas en train de vous dire qu'il faut une armée européenne, mais qu'il faut un effort européen et au moins partager les frais et trouver un meilleur équilibre entre les pays.
Pour le reste, je crois qu'il faut aller plus loin. Quand les opérations de maintien de la paix sont possibles, il faut les renforcer parce que nous savons le faire. Si nous avions su les financer plus équitablement, il y a longtemps que la crise des Grands Lacs serait réglée. Mais nous avons laissé l'ONU avec des troupes qui s'adaptaient parfois imparfaitement à la situation et cela traîne depuis 20 ans. Nous laissons des foyers de guerre se maintenir, qu'ils soient gelés ou pas, et je crois qu'il n'y aura pas de solution militaire dans tous ces conflits, tout comme il n'y en a pas en Afghanistan. Il faudra cependant établir dans certains endroits une sécurité permettant de former des polices ou des armées locales.
Nous avons construit la Politique européenne de sécurité et de défense. Vingt-trois opérations - c'est beaucoup - prouvent notre capacité de terrain, avec plus ou moins de succès, au Tchad, au Kosovo... Il y a aussi l'opération Atalante contre la piraterie, qui nous intéresse au point que, j'espère, vous enverrez un bateau. Mais nous ne réglerons pas le problème de la Somalie en engageant simplement des moyens maritimes pour lutter contre les pirates, il faut aussi être à terre et réclamer une administration somalienne. Cependant, si vous voulez que vos bateaux de commerce passent par le golfe d'Aden, il faut protéger ces bateaux. C'est donc une opération extrêmement réussie qui, à partir de l'Union européenne, a fait bouger les Nations unies - deux résolutions pour cela - et l'OTAN. Tout cela signifie qu'il ne faut plus improviser.
Je vais vous dire pourquoi je trouve, moi qui suis un homme de paix - profondément - qui ai passé ma vie à essayer de rechercher la paix, qu'à un moment donné, il faut imposer la paix. On l'a fait en Bosnie avec succès et c'était difficile. On l'a fait dans bien des endroits du monde, de l'Angola jusqu'au Cambodge. On le fait au Kosovo avec un certain succès, alors qu'il était impossible de penser, il y a dix ans, qu'il y aurait un pays reconnu par près de soixante pays. Les Serbes et les Kosovars se parlent. La situation n'est pas parfaite, ce n'est pas fini, mais c'est quand même un succès significatif : plus personne ne se bat. Et vous êtes présents au Kosovo, avec un nombre de soldats très significatif.
Je crois qu'il faut une capacité européenne d'intégration des forces. La prochaine étape, ce n'est pas un secrétariat général de la politique européenne de sécurité commune, c'est un "headquarter" à Bruxelles. Pour le Tchad, il a fallu que le "headquarter" soit en France, au Mont Valérien, mais l'idéal aurait été qu'il soit à Bruxelles. L'opération au Tchad s'est très bien déroulée, nous avons transmis les responsabilités exercées sous drapeau européen le jour choisi, un an après, aux forces de l'ONU. Durant toute cette année, il n'y pas eu une seule attaque des miliciens Janjawid. Il n'y a pas eu une seule attaque contre les centaines de milliers de Tchadiens déplacés au Tchad, surtout des femmes et des enfants, et je crois que la situation des populations civiles est bien meilleure. Est-ce qu'elle le demeurera ? Je n'en sais rien, je l'espère mais, en tous cas, le Tchad est devenu une espèce d'îlot, beaucoup plus stable, entre le Soudan et la bande sahélienne où Al Qaïda cherche à s'implanter de façon extrêmement dangereuse.
Voilà ce que je voulais vous dire. Il faut donc plus de financements, partager davantage le fardeau de l'Union européenne, notamment la Politique européenne de défense et de sécurité commune. Il faut rationaliser et je crois qu'il faut avoir une stratégie européenne. Sans quoi, encore une fois, nous ne pèserons pas, nous ne serons pas assez forts et je m'adresse aussi bien à vous, les ambassadeurs qui sont là, qu'aux ambassadeurs que je réunirai dans quelques jours et auxquels je signalerai que je suis venu vous parler, avec beaucoup de considération pour votre diplomatie.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 septembre 2009