Texte intégral
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Je souhaite tout d'abord remercier le Mouvement européen et le CAFECS d'avoir pris l'initiative d'organiser ce colloque et de m'avoir invité à le conclure. Je suis très heureux de me retrouver dans ce cercle familier, animé par une même passion pour l'Europe.
En nous réunissant aujourd'hui, vous avez choisi de vous engager résolument dans la réflexion sur l'avenir de l'Europe, ouverte par les chefs d'Etat et de gouvernement à Nice, dans la perspective de l'échéance de 2004.
Je voudrais essayer d'entrer de plain-pied dans ce débat - avec la difficulté habituelle de celui qui conclut sans avoir suivi les travaux, mais j'ai eu la chance d'assister à la brillante synthèse de Jean-Baptiste de Foucauld et de Henri Nallet. Je me concentrerai donc sur certains aspects de méthode, en les abordant de manière très libre, très franche. Nous sommes en effet entre nous, et les militants européens que vous êtes ont, à mes yeux, une grande responsabilité dans la réussite de l'exercice qui s'engage.
Nous nous situons au début d'un processus difficile, avec un calendrier qui peut apparaître long, à tort, compte tenu de l'ampleur des enjeux. Il est donc essentiel de partir sur de bonnes pistes. C'est pourquoi je tiens à vous exposer ma vision personnelle des choses et vous faire partager mes interrogations.
Je résumerai d'emblée ma perception des choses, avant d'entrer dans le détail, par un double constat :
- Le débat actuel est inédit : le futur grand élargissement formule l'équation sans doute la plus complexe qu'il nous ait été donné de résoudre depuis les débuts de la construction européenne. Cette lame de fond intervient dans un moment d'Europe paradoxal. L'Union européenne connaît des avancées remarquables, avec, au premier rang, l'avènement de l'euro. Mais simultanément, se multiplient les interrogations sur le contenu et le sens de l'entreprise européenne, auxquelles s'ajoutent les craintes de dilution des acquis.
- Cette réflexion mène tout droit à une épreuve de vérité sur l'Europe politique. Nous avons bien vu, au cours de la période récente, les propositions se multiplier, ici ou là. Par delà leurs différences, elles conduisent toutes à des décisions lourdes, en vue de dessiner un paysage européen parachevé. Dans cet exercice, il reviendra à tous les acteurs, en particulier les responsables politiques et les représentants de la société civile, de faire preuve de beaucoup de pédagogie et de responsabilité face à nos concitoyens pour clarifier les choix, donner de la chair à des visions.
Je voudrais maintenant être plus explicite sur ces deux points.
I - Le débat actuel est inédit.
Il serait inexact de laisser croire que le débat actuel est le premier du genre. Rappelons-nous simplement les temps forts de l'aventure européenne, avec notamment les débats - de vrais débats, de grands débats, plus ou moins heureux - à l'occasion de la CED et du Traité de Maastricht. Un tel oubli du passé serait même dangereux ; car, tout en reconnaissant des déficiences au système actuel, prenons garde à ne pas disqualifier 50 ans d'efforts, comme si l'Europe s'était faite en catimini, dans le dos des peuples. C'est bien ce que Henri Nallet vient de nous rappeler, il y a quelques minutes. Ce serait, pour le moins, réducteur.
Cela étant, nous sommes aujourd'hui dans une configuration différente, et le débat prendra nécessairement un autre tour.
- La première donnée est évidemment la perspective de l'Europe élargie à 20, 27 ou 30. Après l'accord intervenu à Nice sur les réformes institutionnelles préalables à de nouvelles adhésions, la voie de l'élargissement est ouverte et balisée comme elle ne l'a jamais été. C'est pourquoi je milite pour une ratification rapide de Nice. Alors que l'examen du projet de loi de ratification du Traité de Nice va commencer à l'Assemblée nationale, le 5 juin, ne perdons pas de vue toute la portée de ce nouveau traité, sans méconnaître ses imperfections.
Ce grand appel d'air est d'abord celui de la démocratie, après la chute du mur de Berlin et la dislocation du bloc de l'Est. Il nous permet d'accomplir un devoir historique - la réunification du continent -, qui est en même temps une formidable chance pour créer un espace élargi de paix et de prospérité.
Mais ne nous dissimulons pas que cette perspective nous confronte, avec une acuité sans précédent, à la dialectique classique approfondissement/élargissement, qui se confond avec presque toute l'histoire de la construction européenne. Saurons-nous, encore une fois, la surmonter, gérer l'hétérogénéité des situations, le choc des intérêts nationaux, et la diversité des ambitions ?
- Les interrogations actuelles sont d'autant plus fortes qu'elles sont liées au sentiment croissant d'une certaine finitude de la construction européenne. Je veux dire par là que les limites géographiques et fonctionnelles de l'Union se dessinent progressivement. L'Union semble ainsi en voie de s'installer dans ses frontières ultimes, délimitées d'abord par le cercle des actuels pays candidats, avec le cas spécifique de la Turquie et les questions posées par les partenaires à ses "marches", notamment balkaniques. D'un point de vue fonctionnel aussi, pourrait naître un sentiment - trompeur - de finitude. Des avancées majeures ont été accomplies dans des domaines emblématiques de souveraineté. Je pense évidemment à l'euro et aux progrès en matière d'Europe de la Défense. Le rééquilibrage de la construction européenne en faveur de la croissance et de l'emploi s'est effectué depuis 1997, comme nous le souhaitions. Enfin, l'adoption de la Charte des droits fondamentaux incarne avec force le socle de nos valeurs communes.
Ce sentiment me semble bien perceptible à travers les questions posées dans la déclaration sur l'avenir de l'Europe annexée au Traité de Nice. Evoquer une délimitation des compétences ou l'ancrage de la Charte des droits fondamentaux dans l'ordre juridique, c'est-à-dire en filigrane, une future Constitution européenne, n'est-ce pas considérer que le temps est venu de commencer à apporter la dernière touche politique et fonctionnelle à l'édifice ?
- La troisième donnée est constituée par l'exigence accrue de légitimité. Reconnaissons que pour beaucoup de nos concitoyens, surtout les plus jeunes, la légitimité originelle de l'aventure européenne, - la recherche de la paix -, apparaît anachronique, à tort comme le montrent des exemples tragiques dans les Balkans.
Si la plupart de nos concitoyens, au delà de leurs préférences partisanes - mais avec de vrais clivages selon les catégories sociales -, se rendent bien compte de la valeur ajoutée européenne pour affronter la mondialisation, il faut bien admettre qu'ils comprennent mal le fonctionnement de cette Union, perçue souvent comme complexe, bureaucratique et intrusive.
Jusqu'à un passé récent, les Conseils européens, comme d'ailleurs les grandes réunions multilatérales à l'OCDE ou au G7, se déroulaient dans l'indifférence générale. Aujourd'hui, elles donnent lieu à une mobilisation souvent spectaculaire de la société civile. En dépit de certains excès tapageurs, cette évolution est, à mes yeux, positive car elle traduit une exigence accrue de transparence, et donc de démocratie.
Pour trouver une légitimité nouvelle, ou se relégitimer, l'Union doit d'abord affirmer son efficacité, sa capacité à délivrer des "preuves d'Europe". C'est tout l'enjeu de l'Europe concrète, qui a constitué une priorité de notre présidence, avec des succès reconnus sur lesquels je ne reviens pas. D'où la nécessité de parler du contenu.
Mais ce processus passe aussi par des réformes institutionnelles. Tel est le sens des questions posées à Nice. Les thèmes de la simplification des traités et de la délimitation des compétences reflètent la volonté d'aller vers une Europe plus lisible et transparente ; celui de la place des Parlements nationaux dans l'architecture européenne illustre la problématique de l'articulation entre démocratie nationale et européenne.
Ainsi apparaît toute la portée de l'exercice lancé à Nice, qui va bien au-delà qu'un simple élément de compromis dans la négociation.
II - Nous nous rapprochons donc de l'épreuve de vérité sur l'Europe politique.
Comme vous le savez, le président de la République et le Premier ministre ont lancé, le mois dernier, le débat dans notre pays. Partout, des forums régionaux sont en préparation, des initiatives spontanées sont prises, dont notre rencontre d'aujourd'hui, ou le seront prochainement.
Dans ce contexte, il me semble utile de présenter quelques pistes, susceptibles, selon moi, de bien orienter un tel débat. N'y voyez aucune volonté de contrôle de ma part, mais plutôt le souci de baliser le terrain avec quelques repères, autour desquels nous devrions pouvoir, je l'espère, nous retrouver.
- Le premier principe porte sur la nécessité de faire une lecture juste et lucide de la construction européenne.
Que n'entend-on aujourd'hui sur l'expérience passée : une méthode communautaire épuisée, à bout de souffle, des institutions inefficaces ou irresponsables. Je caricature volontairement. Je suis dans le même état d'esprit qu'Henri Nallet. Il ne suffit pas de critiquer. Il faut avoir un souffle positif et je m'inquiète quand je vois certains européens fervents parfois rejoindre, par excès de zèle, les anathèmes des pires eurosceptiques.
Il nous faut peser avec beaucoup de précaution un tel discours ; si la critique est salutaire et stimulante, et part souvent d'une soif de plus d'Europe, c'est-à-dire d'un bon sentiment, elle peut être destructrice.
Il convient d'abord de s'affranchir l'esprit de toute nostalgie, évidemment du domaine du non-dit, de "l'Europe d'avant", où tout était en apparence plus facile et confortable, où nous étions "entre nous". Je ne puis m'empêcher de voir dans les appels de certains à plus d''intergouvernementalité, la trace d'une telle réminiscence.
Pour ma part, voilà longtemps que j'ai réalisé ce travail de deuil. A mon sens, et pour répondre à Jean-Baptiste de Foucauld, l'inspiration majeure doit être de renforcer le système communautaire, cette combinaison unique et subtile entre le jeu des Etats membres et celui des institutions communautaires, qui nous a donné la PAC, l'Acte unique, l'Union économique et monétaire, l'Europe de la défense. Demandons-nous pourquoi nous devons combattre l'intuition géniale des pères fondateurs qui ont bien senti la neccesité de cette dialectique dont je parlait et que parait bien aujourd'hui recouvrir le terme de fédération d'Etats-nations. Je me suis très souvent exprimé pour souligner la nécessité de rehausser politiquement les trois composantes du triangle constitutionnel, avec la Commission qui doit être l'expression des intérêts de l'Union et le garant de l'intégration, le Parlement européen, dont la responsabilité politique doit être renforcée, le Conseil, l'autre composante exécutive - mais aussi législative - de l'Union, où se noue la synergie entre les Etats membres, sans oublier évidemment le Conseil européen, dont la fonction d'impulsion politique et d'arbitrage est irremplaçable.
Il faut traiter chacune des crises de ces institutions mais pourquoi basculer dans un autre système ? A de nombreuses reprises depuis 4 ans, j'ai pris position publiquement, et parfois de façon bien solitaire - y compris dans les cercles pro-européens ou au sein de ma propre famille politique - pour défendre quelques réformes à la fois simples, compréhensibles du grand public et essentielles car susceptibles de restaurer enfin le système communautaire. Je ne citerai que quelques exemples, sans y revenir dans le détail aujourd'hui, car je crois que nous retrouverons nécessairement de telles idées dans le grand débat qui s'ouvre. Je pense en particulier au couplage de la désignation de la Commission avec les élections européennes, à la régionalisation du scrutin européen, ou encore à l'émergence d'un vrai Conseil de coordination semi-permanent, composé de ministres assumant pleinement le relais entre leur gouvernement national et Bruxelles.
Mais il me parait aussi fondamental de respecter la notion et la pratique de compétences partagées, qui sont au coeur des mises en commun de souveraineté décidées dans le cadre européen. On voit bien les dérives possibles de cet exercice de clarification des compétences et de simplification des traités. Il pourrait être le prétexte à une remise à plat de l'acquis, à une renationalisation de pans entiers de certaines politiques communautaires, avec au premier rang la Politique agricole commune et les fonds structurels, tout ce qui a fait, depuis 40 ans, la solidarité financière au sein de l'Union. Vous savez tous très bien à quoi je pense.
- Comme deuxième principe, je soulignerai la nécessité de favoriser le plein essor d'un débat ouvert.
Il convient d'abord de veiller à bien gérer le temps, avec ni trop d'impatience ni trop de lenteur. La réflexion s'engage avec un premier rendez-vous au Conseil européen de Laeken, en décembre prochain. Mais il est probable, - il faut même l'espérer -, que le débat se prolongera en 2002, alors même que la période est jalonnée d'une série d'échéances politiques. Nous ne pouvons que souhaiter que les élections en 2002, chez nous, donneront lieu à une véritable confrontation des visions sur l'Europe.
Je suis frappé de constater combien les idées flottantes, ici ou là, recoupent les mêmes thèmes emblématiques : Constitution, fédération d'Etats-nations, souplesse ou géométrie variable sous diverses formes, qu'il s'agisse de coopération renforcée, d'avant-garde, de groupe pionnier, de noyau dur ou de cercles concentriques.
Nous ne sommes pas les prisonniers de Platon, au fond d'une caverne sombre, qui prennent pour le réel les ombres projetées par le feu sur les parois de la caverne. Ne confondons pas le monde des apparences et le vrai, celui des idées, des mots et des choses. Gardons nous donc de réagir sur des slogans, des étiquettes ou des mots-valise, d'autant plus suspects qu'ils se retrouvent parfois dans des camps où on ne les attend pas. J'ai vu plusieurs projets de constitution européenne. Ils sont très différents. L'essentiel est de donner du contenu et de la substance à ces idées. Comme vous le savez, les thèmes de Nice nous renvoient tous à des questions d'une simplicité écrasante, résumée autour de l'interrogation "quelle Europe voulons-nous faire ensemble ?" C'est à partir de là que nous pourrons esquisser des pistes pour en déduire le cadre institutionnel adapté, et non l'inverse.
C'est pourquoi il est nécessaire de ne pas se laisser enfermer dans un cadre fixé par d'autres. Le débat ne doit pas se concentrer en priorité sur les questions institutionnelles ou théologiques, mais, je le répète sur la substance, les objectifs et les résultats. Or, on voit bien certains leurres, tel celui d'institutions très intégrées, pour une Europe assez désintégrée.
Et s'agissant des questions institutionnelles, veillons à partir des bonnes questions, au noeud d'une double problématique :
- il y a, d'un côté, celle du fonctionnement. Comment mettre en place un système efficace, favorisant la décision, assurant la transparence, la responsabilité (au sens anglais d'accountability) et le contrôle, compatible avec une Europe élargie ; comment articuler différents niveaux de décision - communautaire, national, local - ; telles sont quelques unes des questions qui se posent alors.
- il y a, de l'autre, la question de la représentation. En effet, tout système institutionnel est fondamentalement porteur de représentation politique. La tâche est particulièrement ardue car, à ce qu'il est convenu d'appeler la crise de la représentation politique dans les Etats membres, s'ajoute, propulsée au carré, la difficulté de représentation du sytème communautaire dont la complexité est difficilement comparable aux systèmes nationaux.
Disons, sans trop entrer dans le détail, que je doute que ravaler le Conseil des ministres au rang de deuxième chambre et transformer la Commission en un gouvernement directement élu par le Parlement européen résolve, au fond, le problème de légitimité et de déficit démocratique. Si tant est qu'il ne les aggrave pas...
Dans le même esprit, refusons que le débat se pose selon un mode binaire. Il faut évidemment creuser ce débat avec l'Allemagne. Mais je suis frappé de constater combien, pour beaucoup d'observateurs, la réflexion se résume, de manière sempiternelle, à répondre ou non à l'Allemagne, comme si d'ailleurs sa position était monolithique. A cet égard, les propos de Joschka Fischer au Financial times montre que sa position n'est pas trop la même que celle du SPD. Ne vous méprenez pas sur mon propos. Nous devons être reconnaissants à notre partenaire de contribuer activement à la réflexion, comme l'a montré avec éclat le discours de Joshka Fischer à l'université Humboldt en mai dernier, confirmant ainsi, ce dont je n'ai jamais douté, la force de son engagement européen. Mais, de grâce, ne cédons pas à la facilité d'une logique simpliste comme s'il suffisait d'acquiescer ou non pour régler notre avenir.
- Enfin, le troisième principe concerne le cheminement jusqu'au point d'arrivée en 2004. Je suis personnellement ouvert à la formule d'une Convention, selon des modalités à définir qui peuvent s'inspirer mais aussi éventuellement différer de l'expérience réussie de l'élaboration de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. C'est pour cela que j'ai proposé au président de la République et au Premier ministre de mettre en place un groupe de personnalités. Cette proposition de convention aura d'autant plus de chances de s'imposer qu'elle aura été nourrie par une première phase de débat réussie. Soyons aussi conscients qu'il y aura in fine une CIG. Le nier ou le refuser serait irréaliste - si l'on est de bonne foi -, ou démagogique - si par hasard certains nourrissent des arrières-pensées -. Si une telle instance n'est pas adaptée à la réflexion nécessaire, elle est en revanche incontournable pour sceller un accord entre Etats membres, accord qui, même s'il a un caractère constituant, ressemblera fort à un traité. Nous devons être dans une perspective constitutionnelle, nous situer dans cette démarche, même si cela est difficile d'un point de vue juridique, car il n'y a pas de nation européenne, de constituante européenne.
Sur toutes ces questions, des voix se sont élevées pour apporter leurs contributions, elles seront bientôt suivies par celle du Premier ministre, Lionel Jospin, puis d'autres encore suivront sans doute. Je suis, en tout cas, sûr que notre attente commune se sera pas déçue.
Nous devons tous veiller à ne pas préempter le débat ou le figer, mais clarifier les choix pour mettre nos concitoyens en situation de se l'approprier, faire - provisoirement - une Europe où 100 fleurs s'épanouissent, où 100 écoles rivalisent. C'est, encore une fois, notre responsabilité collective.
Quel que soit notre engagement politique qui sera sollicité dans d'autres perspectives, nous devons être animés par une même exigence de pédagogie et de responsabilité et refuser les petits calculs partisans. Le débat sur l'avenir de l'Europe le mérite. Nous devons tous avoir une forte éthique de la discussion et laisser dans les régions de la place à ceux que l'on n'a pas l'habitude d'entendre sur l'Europe. Le rôle du groupe de personnalités présidé par M. Braibant sera de faire remonter leurs visions de l'Europe. Les associations que vous représentez doivent aussi plus engager le débat avec leurs partenaires européens. Je ne doute pas que nous saurons tous nous mobiliser.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 mai 2001)
Chers Amis,
Je souhaite tout d'abord remercier le Mouvement européen et le CAFECS d'avoir pris l'initiative d'organiser ce colloque et de m'avoir invité à le conclure. Je suis très heureux de me retrouver dans ce cercle familier, animé par une même passion pour l'Europe.
En nous réunissant aujourd'hui, vous avez choisi de vous engager résolument dans la réflexion sur l'avenir de l'Europe, ouverte par les chefs d'Etat et de gouvernement à Nice, dans la perspective de l'échéance de 2004.
Je voudrais essayer d'entrer de plain-pied dans ce débat - avec la difficulté habituelle de celui qui conclut sans avoir suivi les travaux, mais j'ai eu la chance d'assister à la brillante synthèse de Jean-Baptiste de Foucauld et de Henri Nallet. Je me concentrerai donc sur certains aspects de méthode, en les abordant de manière très libre, très franche. Nous sommes en effet entre nous, et les militants européens que vous êtes ont, à mes yeux, une grande responsabilité dans la réussite de l'exercice qui s'engage.
Nous nous situons au début d'un processus difficile, avec un calendrier qui peut apparaître long, à tort, compte tenu de l'ampleur des enjeux. Il est donc essentiel de partir sur de bonnes pistes. C'est pourquoi je tiens à vous exposer ma vision personnelle des choses et vous faire partager mes interrogations.
Je résumerai d'emblée ma perception des choses, avant d'entrer dans le détail, par un double constat :
- Le débat actuel est inédit : le futur grand élargissement formule l'équation sans doute la plus complexe qu'il nous ait été donné de résoudre depuis les débuts de la construction européenne. Cette lame de fond intervient dans un moment d'Europe paradoxal. L'Union européenne connaît des avancées remarquables, avec, au premier rang, l'avènement de l'euro. Mais simultanément, se multiplient les interrogations sur le contenu et le sens de l'entreprise européenne, auxquelles s'ajoutent les craintes de dilution des acquis.
- Cette réflexion mène tout droit à une épreuve de vérité sur l'Europe politique. Nous avons bien vu, au cours de la période récente, les propositions se multiplier, ici ou là. Par delà leurs différences, elles conduisent toutes à des décisions lourdes, en vue de dessiner un paysage européen parachevé. Dans cet exercice, il reviendra à tous les acteurs, en particulier les responsables politiques et les représentants de la société civile, de faire preuve de beaucoup de pédagogie et de responsabilité face à nos concitoyens pour clarifier les choix, donner de la chair à des visions.
Je voudrais maintenant être plus explicite sur ces deux points.
I - Le débat actuel est inédit.
Il serait inexact de laisser croire que le débat actuel est le premier du genre. Rappelons-nous simplement les temps forts de l'aventure européenne, avec notamment les débats - de vrais débats, de grands débats, plus ou moins heureux - à l'occasion de la CED et du Traité de Maastricht. Un tel oubli du passé serait même dangereux ; car, tout en reconnaissant des déficiences au système actuel, prenons garde à ne pas disqualifier 50 ans d'efforts, comme si l'Europe s'était faite en catimini, dans le dos des peuples. C'est bien ce que Henri Nallet vient de nous rappeler, il y a quelques minutes. Ce serait, pour le moins, réducteur.
Cela étant, nous sommes aujourd'hui dans une configuration différente, et le débat prendra nécessairement un autre tour.
- La première donnée est évidemment la perspective de l'Europe élargie à 20, 27 ou 30. Après l'accord intervenu à Nice sur les réformes institutionnelles préalables à de nouvelles adhésions, la voie de l'élargissement est ouverte et balisée comme elle ne l'a jamais été. C'est pourquoi je milite pour une ratification rapide de Nice. Alors que l'examen du projet de loi de ratification du Traité de Nice va commencer à l'Assemblée nationale, le 5 juin, ne perdons pas de vue toute la portée de ce nouveau traité, sans méconnaître ses imperfections.
Ce grand appel d'air est d'abord celui de la démocratie, après la chute du mur de Berlin et la dislocation du bloc de l'Est. Il nous permet d'accomplir un devoir historique - la réunification du continent -, qui est en même temps une formidable chance pour créer un espace élargi de paix et de prospérité.
Mais ne nous dissimulons pas que cette perspective nous confronte, avec une acuité sans précédent, à la dialectique classique approfondissement/élargissement, qui se confond avec presque toute l'histoire de la construction européenne. Saurons-nous, encore une fois, la surmonter, gérer l'hétérogénéité des situations, le choc des intérêts nationaux, et la diversité des ambitions ?
- Les interrogations actuelles sont d'autant plus fortes qu'elles sont liées au sentiment croissant d'une certaine finitude de la construction européenne. Je veux dire par là que les limites géographiques et fonctionnelles de l'Union se dessinent progressivement. L'Union semble ainsi en voie de s'installer dans ses frontières ultimes, délimitées d'abord par le cercle des actuels pays candidats, avec le cas spécifique de la Turquie et les questions posées par les partenaires à ses "marches", notamment balkaniques. D'un point de vue fonctionnel aussi, pourrait naître un sentiment - trompeur - de finitude. Des avancées majeures ont été accomplies dans des domaines emblématiques de souveraineté. Je pense évidemment à l'euro et aux progrès en matière d'Europe de la Défense. Le rééquilibrage de la construction européenne en faveur de la croissance et de l'emploi s'est effectué depuis 1997, comme nous le souhaitions. Enfin, l'adoption de la Charte des droits fondamentaux incarne avec force le socle de nos valeurs communes.
Ce sentiment me semble bien perceptible à travers les questions posées dans la déclaration sur l'avenir de l'Europe annexée au Traité de Nice. Evoquer une délimitation des compétences ou l'ancrage de la Charte des droits fondamentaux dans l'ordre juridique, c'est-à-dire en filigrane, une future Constitution européenne, n'est-ce pas considérer que le temps est venu de commencer à apporter la dernière touche politique et fonctionnelle à l'édifice ?
- La troisième donnée est constituée par l'exigence accrue de légitimité. Reconnaissons que pour beaucoup de nos concitoyens, surtout les plus jeunes, la légitimité originelle de l'aventure européenne, - la recherche de la paix -, apparaît anachronique, à tort comme le montrent des exemples tragiques dans les Balkans.
Si la plupart de nos concitoyens, au delà de leurs préférences partisanes - mais avec de vrais clivages selon les catégories sociales -, se rendent bien compte de la valeur ajoutée européenne pour affronter la mondialisation, il faut bien admettre qu'ils comprennent mal le fonctionnement de cette Union, perçue souvent comme complexe, bureaucratique et intrusive.
Jusqu'à un passé récent, les Conseils européens, comme d'ailleurs les grandes réunions multilatérales à l'OCDE ou au G7, se déroulaient dans l'indifférence générale. Aujourd'hui, elles donnent lieu à une mobilisation souvent spectaculaire de la société civile. En dépit de certains excès tapageurs, cette évolution est, à mes yeux, positive car elle traduit une exigence accrue de transparence, et donc de démocratie.
Pour trouver une légitimité nouvelle, ou se relégitimer, l'Union doit d'abord affirmer son efficacité, sa capacité à délivrer des "preuves d'Europe". C'est tout l'enjeu de l'Europe concrète, qui a constitué une priorité de notre présidence, avec des succès reconnus sur lesquels je ne reviens pas. D'où la nécessité de parler du contenu.
Mais ce processus passe aussi par des réformes institutionnelles. Tel est le sens des questions posées à Nice. Les thèmes de la simplification des traités et de la délimitation des compétences reflètent la volonté d'aller vers une Europe plus lisible et transparente ; celui de la place des Parlements nationaux dans l'architecture européenne illustre la problématique de l'articulation entre démocratie nationale et européenne.
Ainsi apparaît toute la portée de l'exercice lancé à Nice, qui va bien au-delà qu'un simple élément de compromis dans la négociation.
II - Nous nous rapprochons donc de l'épreuve de vérité sur l'Europe politique.
Comme vous le savez, le président de la République et le Premier ministre ont lancé, le mois dernier, le débat dans notre pays. Partout, des forums régionaux sont en préparation, des initiatives spontanées sont prises, dont notre rencontre d'aujourd'hui, ou le seront prochainement.
Dans ce contexte, il me semble utile de présenter quelques pistes, susceptibles, selon moi, de bien orienter un tel débat. N'y voyez aucune volonté de contrôle de ma part, mais plutôt le souci de baliser le terrain avec quelques repères, autour desquels nous devrions pouvoir, je l'espère, nous retrouver.
- Le premier principe porte sur la nécessité de faire une lecture juste et lucide de la construction européenne.
Que n'entend-on aujourd'hui sur l'expérience passée : une méthode communautaire épuisée, à bout de souffle, des institutions inefficaces ou irresponsables. Je caricature volontairement. Je suis dans le même état d'esprit qu'Henri Nallet. Il ne suffit pas de critiquer. Il faut avoir un souffle positif et je m'inquiète quand je vois certains européens fervents parfois rejoindre, par excès de zèle, les anathèmes des pires eurosceptiques.
Il nous faut peser avec beaucoup de précaution un tel discours ; si la critique est salutaire et stimulante, et part souvent d'une soif de plus d'Europe, c'est-à-dire d'un bon sentiment, elle peut être destructrice.
Il convient d'abord de s'affranchir l'esprit de toute nostalgie, évidemment du domaine du non-dit, de "l'Europe d'avant", où tout était en apparence plus facile et confortable, où nous étions "entre nous". Je ne puis m'empêcher de voir dans les appels de certains à plus d''intergouvernementalité, la trace d'une telle réminiscence.
Pour ma part, voilà longtemps que j'ai réalisé ce travail de deuil. A mon sens, et pour répondre à Jean-Baptiste de Foucauld, l'inspiration majeure doit être de renforcer le système communautaire, cette combinaison unique et subtile entre le jeu des Etats membres et celui des institutions communautaires, qui nous a donné la PAC, l'Acte unique, l'Union économique et monétaire, l'Europe de la défense. Demandons-nous pourquoi nous devons combattre l'intuition géniale des pères fondateurs qui ont bien senti la neccesité de cette dialectique dont je parlait et que parait bien aujourd'hui recouvrir le terme de fédération d'Etats-nations. Je me suis très souvent exprimé pour souligner la nécessité de rehausser politiquement les trois composantes du triangle constitutionnel, avec la Commission qui doit être l'expression des intérêts de l'Union et le garant de l'intégration, le Parlement européen, dont la responsabilité politique doit être renforcée, le Conseil, l'autre composante exécutive - mais aussi législative - de l'Union, où se noue la synergie entre les Etats membres, sans oublier évidemment le Conseil européen, dont la fonction d'impulsion politique et d'arbitrage est irremplaçable.
Il faut traiter chacune des crises de ces institutions mais pourquoi basculer dans un autre système ? A de nombreuses reprises depuis 4 ans, j'ai pris position publiquement, et parfois de façon bien solitaire - y compris dans les cercles pro-européens ou au sein de ma propre famille politique - pour défendre quelques réformes à la fois simples, compréhensibles du grand public et essentielles car susceptibles de restaurer enfin le système communautaire. Je ne citerai que quelques exemples, sans y revenir dans le détail aujourd'hui, car je crois que nous retrouverons nécessairement de telles idées dans le grand débat qui s'ouvre. Je pense en particulier au couplage de la désignation de la Commission avec les élections européennes, à la régionalisation du scrutin européen, ou encore à l'émergence d'un vrai Conseil de coordination semi-permanent, composé de ministres assumant pleinement le relais entre leur gouvernement national et Bruxelles.
Mais il me parait aussi fondamental de respecter la notion et la pratique de compétences partagées, qui sont au coeur des mises en commun de souveraineté décidées dans le cadre européen. On voit bien les dérives possibles de cet exercice de clarification des compétences et de simplification des traités. Il pourrait être le prétexte à une remise à plat de l'acquis, à une renationalisation de pans entiers de certaines politiques communautaires, avec au premier rang la Politique agricole commune et les fonds structurels, tout ce qui a fait, depuis 40 ans, la solidarité financière au sein de l'Union. Vous savez tous très bien à quoi je pense.
- Comme deuxième principe, je soulignerai la nécessité de favoriser le plein essor d'un débat ouvert.
Il convient d'abord de veiller à bien gérer le temps, avec ni trop d'impatience ni trop de lenteur. La réflexion s'engage avec un premier rendez-vous au Conseil européen de Laeken, en décembre prochain. Mais il est probable, - il faut même l'espérer -, que le débat se prolongera en 2002, alors même que la période est jalonnée d'une série d'échéances politiques. Nous ne pouvons que souhaiter que les élections en 2002, chez nous, donneront lieu à une véritable confrontation des visions sur l'Europe.
Je suis frappé de constater combien les idées flottantes, ici ou là, recoupent les mêmes thèmes emblématiques : Constitution, fédération d'Etats-nations, souplesse ou géométrie variable sous diverses formes, qu'il s'agisse de coopération renforcée, d'avant-garde, de groupe pionnier, de noyau dur ou de cercles concentriques.
Nous ne sommes pas les prisonniers de Platon, au fond d'une caverne sombre, qui prennent pour le réel les ombres projetées par le feu sur les parois de la caverne. Ne confondons pas le monde des apparences et le vrai, celui des idées, des mots et des choses. Gardons nous donc de réagir sur des slogans, des étiquettes ou des mots-valise, d'autant plus suspects qu'ils se retrouvent parfois dans des camps où on ne les attend pas. J'ai vu plusieurs projets de constitution européenne. Ils sont très différents. L'essentiel est de donner du contenu et de la substance à ces idées. Comme vous le savez, les thèmes de Nice nous renvoient tous à des questions d'une simplicité écrasante, résumée autour de l'interrogation "quelle Europe voulons-nous faire ensemble ?" C'est à partir de là que nous pourrons esquisser des pistes pour en déduire le cadre institutionnel adapté, et non l'inverse.
C'est pourquoi il est nécessaire de ne pas se laisser enfermer dans un cadre fixé par d'autres. Le débat ne doit pas se concentrer en priorité sur les questions institutionnelles ou théologiques, mais, je le répète sur la substance, les objectifs et les résultats. Or, on voit bien certains leurres, tel celui d'institutions très intégrées, pour une Europe assez désintégrée.
Et s'agissant des questions institutionnelles, veillons à partir des bonnes questions, au noeud d'une double problématique :
- il y a, d'un côté, celle du fonctionnement. Comment mettre en place un système efficace, favorisant la décision, assurant la transparence, la responsabilité (au sens anglais d'accountability) et le contrôle, compatible avec une Europe élargie ; comment articuler différents niveaux de décision - communautaire, national, local - ; telles sont quelques unes des questions qui se posent alors.
- il y a, de l'autre, la question de la représentation. En effet, tout système institutionnel est fondamentalement porteur de représentation politique. La tâche est particulièrement ardue car, à ce qu'il est convenu d'appeler la crise de la représentation politique dans les Etats membres, s'ajoute, propulsée au carré, la difficulté de représentation du sytème communautaire dont la complexité est difficilement comparable aux systèmes nationaux.
Disons, sans trop entrer dans le détail, que je doute que ravaler le Conseil des ministres au rang de deuxième chambre et transformer la Commission en un gouvernement directement élu par le Parlement européen résolve, au fond, le problème de légitimité et de déficit démocratique. Si tant est qu'il ne les aggrave pas...
Dans le même esprit, refusons que le débat se pose selon un mode binaire. Il faut évidemment creuser ce débat avec l'Allemagne. Mais je suis frappé de constater combien, pour beaucoup d'observateurs, la réflexion se résume, de manière sempiternelle, à répondre ou non à l'Allemagne, comme si d'ailleurs sa position était monolithique. A cet égard, les propos de Joschka Fischer au Financial times montre que sa position n'est pas trop la même que celle du SPD. Ne vous méprenez pas sur mon propos. Nous devons être reconnaissants à notre partenaire de contribuer activement à la réflexion, comme l'a montré avec éclat le discours de Joshka Fischer à l'université Humboldt en mai dernier, confirmant ainsi, ce dont je n'ai jamais douté, la force de son engagement européen. Mais, de grâce, ne cédons pas à la facilité d'une logique simpliste comme s'il suffisait d'acquiescer ou non pour régler notre avenir.
- Enfin, le troisième principe concerne le cheminement jusqu'au point d'arrivée en 2004. Je suis personnellement ouvert à la formule d'une Convention, selon des modalités à définir qui peuvent s'inspirer mais aussi éventuellement différer de l'expérience réussie de l'élaboration de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. C'est pour cela que j'ai proposé au président de la République et au Premier ministre de mettre en place un groupe de personnalités. Cette proposition de convention aura d'autant plus de chances de s'imposer qu'elle aura été nourrie par une première phase de débat réussie. Soyons aussi conscients qu'il y aura in fine une CIG. Le nier ou le refuser serait irréaliste - si l'on est de bonne foi -, ou démagogique - si par hasard certains nourrissent des arrières-pensées -. Si une telle instance n'est pas adaptée à la réflexion nécessaire, elle est en revanche incontournable pour sceller un accord entre Etats membres, accord qui, même s'il a un caractère constituant, ressemblera fort à un traité. Nous devons être dans une perspective constitutionnelle, nous situer dans cette démarche, même si cela est difficile d'un point de vue juridique, car il n'y a pas de nation européenne, de constituante européenne.
Sur toutes ces questions, des voix se sont élevées pour apporter leurs contributions, elles seront bientôt suivies par celle du Premier ministre, Lionel Jospin, puis d'autres encore suivront sans doute. Je suis, en tout cas, sûr que notre attente commune se sera pas déçue.
Nous devons tous veiller à ne pas préempter le débat ou le figer, mais clarifier les choix pour mettre nos concitoyens en situation de se l'approprier, faire - provisoirement - une Europe où 100 fleurs s'épanouissent, où 100 écoles rivalisent. C'est, encore une fois, notre responsabilité collective.
Quel que soit notre engagement politique qui sera sollicité dans d'autres perspectives, nous devons être animés par une même exigence de pédagogie et de responsabilité et refuser les petits calculs partisans. Le débat sur l'avenir de l'Europe le mérite. Nous devons tous avoir une forte éthique de la discussion et laisser dans les régions de la place à ceux que l'on n'a pas l'habitude d'entendre sur l'Europe. Le rôle du groupe de personnalités présidé par M. Braibant sera de faire remonter leurs visions de l'Europe. Les associations que vous représentez doivent aussi plus engager le débat avec leurs partenaires européens. Je ne doute pas que nous saurons tous nous mobiliser.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 mai 2001)