Texte intégral
Q - Monsieur le Secrétaire d'Etat, merci pour cet excellent exposé. Ma question est très simple : dans quelle mesure cette ambition européenne, c'est-à-dire cette Europe ambitieuse, cet objectif G3 (USA, Chine, UE), est-elle partagée des autres membres ?
R - Je vais vous donner ma lecture des mois passés dans cette fonction qui m'ont permis de visiter un certain nombre de pays européens et de prendre la température partout en Europe. Ce qui me frappe, c'est que le sentiment d'un risque imminent de marginalisation de l'Europe est partagé un peu partout. Et c'est une nouveauté. Je crois que la crise, la vitesse avec laquelle émergent un certain nombre de très grandes puissances dans le monde, les transformations économiques, géopolitiques, militaires, font que beaucoup d'Européens ont compris que, hors de l'Union, point de salut.
Je vous parle de la France, de l'Allemagne et de la Grande-Bretagne, même si ce sentiment n'est pas nécessairement partagé par le parti conservateur, qui lui a une position très anti-européenne, et je le regrette, mais aussi des autres Etats européens. J'ai noté par exemple l'évolution spectaculaire de l'Islande. Quand l'Islande allait bien, l'Islande restait à l'écart. Qu'est-ce qui s'est passé après sa faillite financière ? Elle s'est précipitée à Bruxelles pour poser sa candidature et elle veut tout de suite rentrer dans l'euro. Il faut dire qu'elle s'était endettée à hauteur de 11 fois son PIB.
Regardez ce qui s'est passé en Irlande. Tant que les choses allaient bien, les Irlandais étaient assez contents de bénéficier de la manne européenne sans vouloir consentir des disciplines supplémentaires. Regardez le retournement de l'opinion irlandaise lors de ce référendum où tous les partis politiques, tous les syndicats se sont ralliés au Traité de Lisbonne. Là encore quelque chose d'intéressant est en train de se passer. Dans le passé, quand la France et l'Allemagne disaient quelque chose, souvent les autres Etats avaient tendance à se liguer pour refuser un "directoire" franco-allemand. Aujourd'hui, je constate au contraire une attente de solution, une attente d'impulsion, et chacun en Europe comprend bien que cette impulsion ne peut venir que de la France et de l'Allemagne, et si possible de la Grande-Bretagne. Ensemble, pour promouvoir des solutions non pas pour dominer, mais pour impulser, au service de l'Europe.
La crise a démontré une sorte de martingale gagnante. Idée, volonté française, puis franco-allemande, élargie à la Grande-Bretagne qui rassemble ensuite dans un deuxième temps tous les Européens, et dans un troisième temps, c'est l'Europe qui arrive à faire bouger le monde. Encore une fois, il y a un an, la notion de G20 n'existait pas. C'est le président Sarkozy qui l'a inventé, le G20. Le concept d'un ensemble où il y a à la fois les puissances développées, les émergents, dont la Turquie, et tout le monde est représenté et cela devient le forum. La fin du secret bancaire, les réformes de régulation financière, tout cela vient des initiatives prises par l'Europe. Dès lors que nous sommes capables de nous unir, nous sommes capables de faire bouger les autres pôles de puissance.
On va voir si la même martingale va fonctionner sur le climat, cela va être beaucoup plus complexe. Les Etats-Unis, l'Inde et la Chine, et tous les pays en développement, qui naturellement eux, veulent consommer, et ne comprennent pas que l'on vienne aujourd'hui les brider alors même qu'ils sont en train de démarrer leur développement.
Il y aura donc des échanges compliqués avant Copenhague et à Copenhague, mais il est très important que l'Europe soit unie et je vous ai dit que ce mois d'octobre est très important puisque nous sommes en train de finaliser la mise en commun de nos positions communes.
Je ne sais pas si nous allons y arriver, l'histoire le dira. Mais nous sommes en train d'essayer au maximum de réunir les conditions pour que l'Union européenne puisse, comme l'a dit le président de la République, bâtir le XXIe siècle, et pas seulement le subir. C'est maintenant que cela se joue. C'est une phase très importante, 20 ans après la réunification, maintenant que nous avons des institutions, face à la crise qui est devant nous et où il y a des acteurs internationaux très puissants, il faut que nous soyons capables d'impulser une dynamique européenne en commun.
Q - Deux petites questions. Vous savez que la diaspora arménienne est contre le processus de réconciliation (turco-arménienne) et, comme il y a une grande présence d'une diaspora arménienne en France, je vous demande si votre gouvernement a joué un rôle pour avoir une influence sur la diaspora pour que cette diaspora encourage ce processus.
Deuxième question, la France réalise-t-elle que pour que ce processus se termine d'une certaine façon en succès, on a besoin d'un progrès en ce qui concerne la solution du Nagorny-Karabakh. La France réalise-t-elle que l'on a besoin d'un parallélisme, que les deux processus ne peuvent pas continuer indépendamment, parce qu'il y a quand même une grande pression sur la Turquie en ce qui concerne l'Azerbaïdjan, qui est un pays très critique en ce qui concerne les politiques d'énergie, de l'Europe aussi.
R - Il se trouve que je connais un petit peu cette région, je me suis rendu à plusieurs reprises dans ces pays, en Arménie, en Azerbaïdjan. J'ai vu les destructions, j'ai vu les tranchées qui rappellent 1916 en France, les tranchées, avec des guérites où l'on voit le soldat de l'autre côté à 100 mètres, c'est une situation pathétique. Le tout dans un climat de dévastation et de pauvreté. Bien sûr qu'il faut arriver à une solution. Je salue, cela fait des années que dans mes contacts amicaux avec les dirigeants des deux côtés, notamment les dirigeants turcs, j'ai demandé à ce que l'on ouvre cette frontière terrestre entre la Turquie et l'Arménie, parce que je crois que c'est dans l'intérêt de tout le monde, dans l'intérêt de la paix et dans l'intérêt de la Turquie, en particulier, qui est la puissance la plus forte naturellement.
Je salue, vraiment, la décision du président Gül d'abord de s'être rendu en Arménie, je sais que cela n'était pas facile pour lui sur le plan intérieur. Je salue l'accord qui a été signé à Zurich, le match de foot encore à Bursa, hier ou avant-hier, auquel j'aurais voulu participer. Abdullah Gül m'avait invité à venir à Bursa, mais malheureusement j'étais retenu par des obligations parlementaires, je serais venu à Bursa, pour dire aux deux présidents combien la France est heureuse de ce début de rapprochement. Je sais bien que ce n'est pas le bout du chemin, qu'il n'y a pas seulement le Karabakh, mais aussi d'autres territoires conquis et occupés par l'Arménie sur le sol de l'Azerbaïdjan, qu'il y a des problèmes de réfugiés, j'espère que nous allons avancer.
La France en tout cas est à la disposition des deux parties pour aider à un règlement, parce que tout le monde souffre dans cette affaire, les réfugiés en Azerbaïdjan, l'économie arménienne et le peuple arménien, dont la situation n'est pas exaltante, c'est le moins que l'on puisse dire. La paix est donc nécessaire ! L'ouverture de la frontière, des échanges, sera dans l'intérêt, à la fois, de la Turquie et de l'Arménie. Il faut bien sûr que nous prenions en compte les intérêts de l'Azerbaïdjan, du peuple azerbaïdjanais, qui est un pays ami de la France, avec lequel nous avons des relations d'amitié.
J'ai noté que la communauté arménienne de France, qui est présente dans ma circonscription, que je connais bien, ce sont des Français en réalité, des Français d'origine arménienne. Mais, ce sont d'abord des Français, même s'ils sont marqués par l'histoire bien entendu, et beaucoup par 1915, ces Français-là soutiennent ce qui est en train de se passer, le processus de paix, personne ne souhaitait le maintien de la guerre dans cette région du monde.
Je n'ai pas senti qu'il y a eu de radicalisation ou d'opposition organisée contre le processus de paix qu'ont entamé les deux présidents turcs et arméniens. J'ai donc été au contraire frappé par le côté très raisonnable, très responsable de l'attitude des dirigeants de la communauté arménienne.
Vous savez comme moi que c'est toujours le cas quand il y a des diasporas à l'étranger quelles qu'elles soient d'ailleurs, quelles que soient les nationalités, quand on est à l'étranger, on est en général plus radical que quand on est dans le pays d'origine parce qu'il y a un problème identitaire à préserver, ce n'est pas très surprenant. Mais dans ce cas précis, j'ai observé que la communauté arménienne de France, enfin ses dirigeants, ceux qui s'expriment, ont été plutôt modérés, j'ai donc bon espoir que nous allons y arriver. En tout cas, je veux que vous sachiez que nous, nous sommes à la fois très heureux de ces initiatives qui ont été prises par la Turquie et tout à fait aux côtés, des deux parties, même des trois parties puisque je n'oublie pas l'Azerbaïdjan pour trouver une solution qui convienne à tous.
Q - Il paraît que la France supporte l'adhésion de la Turquie à la participation de la Turquie à toute initiative européenne, sauf la plus importante, l'Union européenne, et donc ma question serait en fait est-ce qu'on peut s'attendre à ce que la Turquie participe à toutes ces initiatives que supporte la France dans ses projets alors qu'elle est exclue d'un projet qui avait été engagé avec l'accord de tous les Etats membres de l'UE ?
R - J'ai dit tout à l'heure que je garderai pour demain des développements plus précis sur le processus de négociations et l'affaire de la relation UE/Turquie. Ce que j'ai voulu montrer ce matin, c'est que l'on ne saurait résumer l'importance des liens entre la Turquie et l'Europe, et les intérêts convergents dans de nombreux domaines, économique, stratégique, politique, dans la géopolitique du monde qui s'ouvre à nous, à la seule affaire de la négociation sur l'adhésion. De la même façon, on ne saurait résumer la totalité des relations entre la France et la Turquie à la seule différence d'appréciation sur le point d'arrivée de cette négociation.
Ce serait vraiment dommage. Ceux qui essayent absolument, où qu'ils soient, d'opposer systématiquement la France et la Turquie, appuient en permanence sur ce bouton-là. Or je prétends que même s'il y a des différences, et c'est normal qu'il puisse y avoir des différences entre nations démocratiques, l'important c'est de capitaliser sur ce qui nous rapproche et plus il y aura de relations entre la France et la Turquie au plan bilatéral et sur les grands sujets du monde, plus nous serons capables de gérer ce processus qui est devant nous, que nous ne stoppons pas, soyons clair, et qui est important pour tout le monde. Quand on organise en France "une Saison de la Turquie" qui regroupe plus de 400 événements culturels très importants dans 80 villes de France, que le président turc est reçu avec tous les honneurs dus à son rang, quasiment dans une visite d'Etat et que le reçoit le président de la République...
Je vous vois hocher la tête, Monsieur, mais permettez-moi de vous dire, moi je l'ai faite cette visite, dès l'instant où le président Gül a posé le pied, jusqu'au moment où il est parti. Alors, j'étais un peu là, je peux en témoigner, je dis quasiment une visite d'Etat, il a eu accès à la totalité des décideurs politiques, exécutifs et législatifs, président de la République, Premier ministre, président du Sénat, de l'Assemblée, principaux ministres, l'essentiel de ce que compte la France en matière économique, tout cela en deux jours, le tout avec de magnifiques expositions. Je conçois qu'il y ait toujours des esprits chagrins, qui veuillent diminuer l'importance de cette visite, chacun a le droit d'avoir l'évaluation qu'il souhaite. Je vous dis très honnêtement que cette visite était un grand moment dans nos relations franco-turques. J'y vois un signe d'espoir, parce que, encore une fois, on ne saurait résumer l'alpha et l'oméga de toutes les relations entre la France et la Turquie, de ce que nous faisons en Afghanistan, de ce que nous faisons en matière d'énergie, de ce que nous faisons en matière économique, à la seule et unique question de savoir si, à l'issue du processus, vous et nous, nous sommes d'accord sur le principe de l'adhésion ! On peut en faire l'alpha et l'oméga, on peut tout bloquer, on peut créer un climat de tension permanente, mais à quoi cela sert ? Est-ce dans l'intérêt de chacun ?
Je dis cela en ami de la Turquie. Je n'ai pas varié, je suis un ami de ce pays, que je respecte beaucoup. Car au fond comme je l'ai dit tout à l'heure, les Turcs et les Français sont finalement assez similaires. Nous sommes patriotes, nous sommes fiers, nous avons une ambition, nous avons de grandes choses à faire, on a autre chose à faire que de se chamailler, essayons de travailler ensemble, voilà le message que je suis venu porter en visite à Istanbul, un message d'espoir et d'amitié, et pas un message de chamaillerie. Est-ce que c'est clair ? Je suis un ministre un peu, pas très ordinaire, parce que je dis les choses comme je le pense.
Q - Monsieur Lellouche, je suis étudiant nantais en mobilité Erasmus, ici, et je voulais savoir si la France au regard de ses partenaires européens, au regard de ses partenaires mondiaux, pouvait vendre à la Russie, des frégates maritimes ?
R - Cela est une affaire sensible, compliquée, qui est en train d'être examinée au gouvernement, vous pensez bien que je ne vais pas répondre ainsi, alors même que la décision est encore en train d'être examinée. Il y a des dimensions régionales, bilatérales, on va donc laisser le gouvernement français analyser les choses en profondeur. C'est une affaire intéressante à un moment où les Russes nous approchent, le président Medvedev a tendu la main, avec un nouvel espace de coopération stratégique avec l'Europe. On en est en train d'y réfléchir, mais il n'y a qu'un homme qui a été élu par 65 millions de Français, c'est le président de la République, moi j'ai juste été élu par une circonscription de 120.000 personnes, on va laisser le président écouter l'ensemble de ses ministres et écouter aussi les autres partenaires, j'imagine, et prendre sa décision. Pour ma part, je suis chargé des affaires européennes, je ne veux pas me lancer dans des commentaires trop précis. Merci à vous tous de votre attention.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 octobre 2009