Texte intégral
Chers Larissa et Edouard Babourov,
Cher Dimitri Mouratov,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Chers Etudiants et Professeurs de l'Institut français de Presse,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Anastassia Babourova, ce nom résonne désormais douloureusement à nos oreilles. Ce nom s'ajoute à la trop longue liste des défenseurs de la liberté assassinés.
Anastassia Babourova, cette jeune journaliste âgée de 25 ans, lâchement abattue dans une rue de Moscou le 19 janvier dernier aux côtés de l'avocat et militant des droits de l'Homme, Stanislav Markelov.
Nous sommes réunis ici ce soir autour de la maman et du papa d'Anastassia et cela ne me fait aucun plaisir, cela me fait beaucoup de peine mais en même temps, c'est un grand honneur de vous avoir avec nous ici.
A la fois, nous voudrions en faire une fête du journalisme militant, du journalisme d'enquête, de ce que vous représentez, Mes Jeunes Amis, mais en même temps, nous sommes là pour rendre hommage, pour honorer, non pas le souvenir d'Anastassia mais sa vie car elle est et restera parmi nous, par le combat qu'elle a mené et que d'autres continueront inlassablement à porter, et vous tous en particulier, j'en suis sûr.
En tout cas, j'espère que certains d'entre vous le feront, Vous, les jeunes étudiants de l'Institut français de Presse qui avez choisi vous-mêmes Anastassia comme votre marraine, la marraine de votre promotion. C'est un geste tout à fait important, un geste qui s'imposait.
Anastassia aurait pu être votre camarade de promotion. Comme vous, Anastassia aurait dû obtenir son diplôme de fin d'études cette année, ses assassins ne lui en ont pas laissé le temps.
C'est donc avec beaucoup de solennité, beaucoup d'émotion que je vous accueille au Quai d'Orsay ce soir pour cette cérémonie, la première du genre à laquelle, si je peux dire, je tenais particulièrement en rencontrant nos amis de Novaïa Gazeta il y a quelques jours à Moscou. Je suis certain que François Zimeray, notre ambassadeur pour les droits de l'Homme, éprouve le même sentiment que moi.
Cher Edouard, Chère Larissa, c'est un grand honneur que vous nous faites d'être venus depuis Sébastopol, venus jusqu'à nous et sachez que nous partageons votre deuil et votre douleur.
Je souhaite également saluer et remercier notre ami Alexandre Mouratov, rédacteur en chef d'un grand journal, grand pour nous mais aussi grand pour la Russie et grand pour un nombre très important d'hommes et de femmes libres dans le monde. C'est à Novaïa Gazeta que travaillait Anastassia avec enthousiasme et passion.
Nous nous sommes vus à Moscou le mois dernier dans les locaux de Novaïa Gazeta, je le disais, et je suis heureux de vous rendre l'hospitalité au Quai d'Orsay.
Je suis heureux que l'ambassadeur de Russie et l'ambassadeur d'Ukraine soient également présents. Derrière ce beau sourire, qui était Anastassia ?
Vers qui et vers quoi tournait-elle son regard lumineux ?
Anastassia était d'abord la fille unique d'Edouard Fyodorovitch Babourov et de Larissa Ivanovna Babourova, tous deux professeurs d'université et qui sont avec nous. C'était une personnalité remarquable et riche, tout aussi douée pour les échecs que pour les arts martiaux, qu'elle pratiquait l'un et l'autre à haut niveau et qui faisait la fierté de ses parents.
Une jeune femme idéaliste, généreuse et persévérante dont le parcours s'inscrit sous le signe de l'engagement au service de la liberté et de la justice.
C'est en Crimée, à Sébastopol qu'a grandit Anastassia. Elle y fit de brillantes études avant de rejoindre en 2001, la très prestigieuse faculté de droit international de Moscou.
Mais, par-dessus tout, Anastassia voulait écrire et être journaliste.
"Je m'ennuie, disait-elle, avec ces gens qui représentent la jeunesse dorée, je m'ennuie à me gaver de connaissances stériles" avait-elle écrit à ses parents.
Elle, qui avait été reçue à Yale eut donc l'audace de quitter le droit où un brillant avenir l'attendait pour se consacrer toute entière à sa passion, le journalisme. Un journalisme engagé et audacieux, c'est-à-dire un journalisme réel et pas un journalisme frelaté comme il y en a tant. Et elle y mit toute son énergie et toute sa ferveur, suivant les cours du soir à l'université de Moscou, multipliant les articles pour de nombreux journaux, sans rien sacrifier de son engagement dans la mouvance antifasciste et pour les droits de l'Homme.
C'est en octobre 2008 que commence véritablement son histoire avec Novaïa Gazeta, un des rares organes de presse en Russie à couvrir régulièrement et librement tous les sujets sensibles. Aussi bien le Nord-Caucase que la corruption. Des choix éditoriaux que sept collaborateurs du journal dont Anna Politovskaïa ont payé de leur vie ces dernières années.
Anastassia n'aura pu, elle, travailler que quelques mois dans ce journal dont elle était si fière, mais son implication, mon ami Mouratov est là pour le confirmer, y aura été totale.
Questions environnementales, abus des forces de l'ordre, mouvements anti-fascistes, activités des groupuscules néo-nazi en Russie, elle n'éludait aucun sujet. Et, je ne dis pas qu'elle ne parlait que de cela pour la Russie, elle parlait de bien d'autres sujets qui méritent d'être abordés en Russie et pas seulement pour les critiquer.
La fatale interview de l'avocat Stanislav Markelov consacrée au système judiciaire et à l'affaire du colonel Iouri Boudanov condamné pour le meurtre d'une jeune Tchétchène et libéré de manière conditionnelle quelques semaines auparavant, aura été son ultime publication, publication posthume.
Que s'est-il passé le 19 janvier 2009 ?
Il était deux heures de l'après midi, Anastassia sortait du centre de presse indépendant de Moscou aux côtés de Stanislav Markelov qu'elle interviewait, lorsqu'un homme a couru derrière elle, tira une balle dans la nuque de l'avocat. Anastassia aurait tenté d'agripper le tueur et ce geste courageux, qui lui ressemblait, lui aura coûté la vie.
Une enquête a été ouverte par les autorités russes, je respecte la justice russe mais il faudra qu'elle passe. Je rappellerai donc ce soir à nouveau, comme je l'ai fait systématiquement lors de mes échanges à Paris ou à Moscou avec les autorités russes, qu'il est primordial dans cette affaire comme dans les meurtres d'Anna Politkovskaïa et de Natalia Estemirova que l'enquête aboutisse.
Ce crime a suscité l'indignation, bien sûr, dans le monde, en Europe mais aussi en Russie. Je ne parle pas comme si j'étais un Russe, je parle comme si nous étions amis avec les Russes, comme si nos rapports politiques, qui n'ont d'ailleurs jamais été aussi étroits, nous autorisaient de le faire.
La justice d'un grand pays comme la Russie doit pouvoir faire la lumière sur les meurtres ou les agressions contre les défenseurs des droits de l'Homme. Il en va certes de son image et de sa réputation internationale, mais il en va aussi du désir de chacun des Russes. J'espère que l'attribution, il y a quelques jours, du prix Sakharov à l'organisation Memorial, dont j'ai rencontré - et je les rencontre à chaque fois - les représentants il y a quelques semaines à Moscou, aidera la Russie à prendre conscience de la valeur de ses institutions.
En rendant, ce soir, hommage à Anastassia Babourova qui jusqu'au dernier jour a défendu la liberté d'expression avec pour seule arme l'enthousiasme de sa jeunesse et un courage admirable, la France souhaite affirmer haut et fort que la défense des droits de l'Homme universels et indivisibles, la défense de ceux et de celles qui y consacrent leur vie, demeure au coeur de sa politique étrangère.
A l'heure où la diversité culturelle est brandie par certains comme un étendard pour remettre en cause l'universalité des droits de l'Homme, la France se doit plus que jamais de rester fidèle à elle-même et à sa vocation historique.
Notre attachement à ce qui fait la diversité et la richesse de ce monde ne doit pas nous dispenser de défendre avec ténacité les principes et les droits fondamentaux que nous souhaitons voir respecter telle la liberté d'expression.
L'ensemble de mon parcours et de bien des parcours ici et en particulier ceux d'André et de Françoise Gluskmann, parcours que nous partageons ensemble depuis longtemps, témoigne de notre engagement pour la défense des droits de l'Homme partout dans le monde.
Lors de mon arrivée au Quai d'Orsay, j'ai souhaité que toutes les ambassades de France deviennent des maisons des droits de l'Homme. Journalistes indépendants et intellectuels, militants syndicaux ou associatifs, personnalités publiques ou simples citoyens, tous ceux qui mènent ce combat pour la défense des droits de l'Homme, souvent au péril de leur vie, doivent savoir que nos ambassades leur porteront assistance en cas de besoin et donneront un visa lorsque c'est nécessaire.
En Russie, comme ailleurs, un tel engagement nous impose le devoir moral de nous tenir de façon constante et en toutes circonstances au côté des défenseurs de droits de l'Homme.
Certains développement récents ont suscité à juste titre en France et en Europe des interrogations. Je pense en particulier à la liberté d'opinion et à la liberté de la presse. Les droits de l'Homme ne peuvent être un sujet tabou entre amis et c'est du reste un sujet que nous évoquons régulièrement, je viens de le dire et je le répète entre Français et Russes, entre Européens et Russes. Les droits de l'Homme figurent de façon systématique à l'agenda de mes déplacements. Je mets personnellement un point d'honneur, mais c'est une évidence, à rencontrer les défenseurs des droits de l'Homme et de la société civile.
Je vous dirais très franchement que ces échanges ne sont pas toujours satisfaisants même s'ils donnent égoïstement un sens à l'action que je conduis et à laquelle j'aspire. Sans ces rencontres, sans ces discussions en toute franchise et parfois poignantes avec nos ambassadeurs et avec les agents de nos ambassades, avec tous les défenseurs des droits de l'Homme, notre diplomatie manquerait d'âme. C'est pourquoi, à ma demande et en étroite liaison avec les services concernés, notre ambassadeur pour les droits de l'Homme, François Zimeray, mène régulièrement des missions sur le terrain. Il s'est rendu à Moscou deux semaines après l'assassinat d'Anastassia, il rentre juste du Kazakhstan et s'apprête à partir pour le Sri Lanka et dans le sud-est asiatique où la situation des droits de l'Homme est également préoccupante.
C'est maintenant vers nos futurs journalistes que je me tourne, votre promotion porte désormais le beau nom d'Anastassia Babourova ; elle est donc placée sous le signe de l'audace, de l'indépendance, du courage, de la probité professionnelle et des valeurs humaines.
C'est un défi de taille. Je suis sûr que vous le relèverez. A vous au-delà de cette promotion, à vous qui avez choisi ce beau métier, je veux dire que la liberté de la presse n'est pas le privilège d'une profession, c'est une garantie pour tous les citoyens. Vous en portez la responsabilité, c'est la condition de la liberté de conscience. Ne transigez jamais, quel qu'en soit le prix.
Larissa et Edouard, c'est à vous que je laisserai le dernier mot, à vous qui avez su à travers l'auteur ukrainien Nicolaï Ostrovski traduire le plus justement le sens de l'existence de votre fille bien aimée et ceci se trouve dans une lettre adressée à Amnesty International en juillet 2009. Je cite : "une seule vie est donnée à chacun d'entre nous, et l'on devrait vivre de sorte à ne pas se tourmenter au sujet d'années vécues sans but, à ne pas ressentir la honte brûlante d'un passé mesquin et insignifiant, et à pouvoir dire, au moment de sa mort : j'ai consacré ma vie et tous mes efforts à lutter pour libérer l'humanité".
Je vous remercie.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 octobre 2009