Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "Europe 1" le 12 février 2010, sur la situation politique en Iran et le dossier nucléaire iranien, l'aide française et européenne à la reconstruction d'Haïti.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q - Le président Ahmadinejad n'autorise que les images et la version officielle de sa cause. Il y a eu hier, encore une fois, des violences et des heurts avec les forces courageuses de la résistance. Ces affrontements réguliers mettent-ils l'Iran au bord de la guerre civile ?
R - Je pense que l'ampleur alléguée, non visible - parce que tout a été cadenassé, il n'y a plus d'informations en provenance d'Iran - de ces manifestations constituent en elles-mêmes une crise politique.
Est-ce cela qui fait réagir de façon outrancière le président Ahmadinejad ? Probablement, nous en saurons plus dans quelques jours.
Q - Mais quand viendra le temps d'aider les réformateurs à l'intérieur de l'Iran ?
R - Nous les aidons en disant le plus de vérités que nous pouvons, celle qui nous parvient, celle que nous analysons. Nous les aidons beaucoup en maintenant des positions de fermeté face au développement potentiel d'un nucléaire militaire, que nous n'acceptons pas.
Q - Mais l'Occident sait ce qui se passe, il regarde et on a l'impression qu'il n'ose rien dire. Alors, à partir de quel seuil et sans s'ingérer dans les affaires de l'Iran...
R - Si l'on ne peut pas s'ingérer, alors, on ne peut rien dire.
Q - Non mais, à l'intérieur de l'Iran, ferez-vous tous entendre une protestation ?
R - Je crois que la France, ainsi d'ailleurs que le reste du monde, a fait entendre des protestations très véhémentes, très entendues.
Nous travaillons d'abord sur des sanctions, on peut penser que cela ne servira à rien. Je crois que ce sera très utile. Il y a déjà eu des résolutions, avec des sanctions, du Conseil de sécurité des Nations unies. La quatrième résolution nécessite, vous le savez, l'entente des membres permanents et une majorité au Conseil de sécurité. Cette dernière est, en ce moment, travaillée à New York. Il faut bien sûr obtenir l'aval de la part des Chinois.
Q - Le quai d'Orsay disait hier, c'est-à-dire votre équipe, que l'on ne pourrait pas présenter ce mois-ci, c'est-à-dire en février ou début mars, une résolution. Qu'en est-il ? Est-ce du réalisme ou du défaitisme de votre part ?
R - Du défaitisme, mais enfin, nous sommes les plus allants. Pas de défaitisme du tout mais il faut réussir.
Si les résolutions avec des sanctions ne sont pas votées, alors, ce n'est pas la peine de faire les malins.
Q - Mais qui est contre ? La Chine ? La Turquie ? Le Brésil ?
R - Nous n'en savons rien ! Du calme, on va voir, il faut convaincre ces personnes. La Chine certainement. Nous avons reçu, la semaine dernière, le ministre chinois des Affaires étrangères, M. Yang.
Nous travaillons avec les Chinois, les Russes, les Américains, les Britanniques et, vous l'avez dit, un certain nombre de pays qui sont relativement, du moins parfois, admiratifs de M. Ahmadinejad, c'est-à-dire le Brésil, le Liban et son voisin la Syrie. Mais, la Syrie n'est pas au Conseil de sécurité.
Q - Mais le président Ahmadinejad a assuré que l'Iran était capable de produire de l'uranium enrichi à plus de 80 % ?
R - C'est-à-dire le seuil à partir duquel on peut faire une bombe.
Q - Et qui ne le ferait pas ? La Maison Blanche ne le croit pas, pour l'Europe et pour la France, c'est de la part du président iranien du bluff ?
R - Nous sommes habitués aux rodomontades, néanmoins c'est dangereux de dire cela. Cela alimente évidemment ce foyer de tensions extraordinairement dangereux du Moyen-Orient.
Ce que les Etats-Unis ne croient pas, pas plus que nous d'ailleurs, c'est que l'Iran soit capable maintenant, d'enrichir l'uranium à 80 %. Et dire "si nous voulions, nous ferions une bombe nucléaire" ajoute évidemment à la dangerosité, au ressentiment des pays voisins, des pays arabes et, évidemment, ajoute un certain nombre de choses plus dangereuses encore, c'est-à-dire la question de l'armement, en particulier du Hezbollah mais aussi du Hamas.
Q - A quel type de sanctions plus dures pensez-vous ?
R - Ce sont des sanctions économiques. Nous nous efforçons de ne pas proposer des sanctions qui frapperaient le peuple iranien qui justement, et à plus de 60 - 70% selon nos indications, s'oppose au gouvernement.
La hiérarchie chiite, c'est-à-dire la hiérarchie de cet Etat religieux et dictatorial, à une immense majorité, s'oppose au gouvernement de M. Ahmadinejad. C'est également une question théologique parce que de nombreux manifestants dans les rues de Téhéran crient "Allah est grand" ! Mais ce n'est pas une façon de mélanger le gouvernement et la mosquée.
Q - Et, en même temps, "A bas les dictateurs" ! Avez-vous des nouvelles de Clotilde Reiss ?
R - Oui, j'ai eu des nouvelles hier.
Q - On la verra bientôt en France ?
R - Je l'espère fortement. Mais il faut que le jugement soit prononcé. Pour cela nous devons attendre la réponse du tribunal, comment dirais-je...
Q - ...libre, indépendant de Téhéran !
R - ...de la justice révolutionnaire de Téhéran.
Q - La justice française va libérer bientôt l'assassin de Chapour Bakhtiar qui a purgé en France sa peine de 18 ans.
R - N'allez pas trop vite ! La justice est indépendante.
Q - Mais il n'y a pas d'échange ?
R - Sûrement pas ! Il n'y a pas d'échange et il ne pourrait y en avoir. De toute façon, la justice est indépendante, c'est-à-dire qu'après avoir accompli 18 ans, la peine incompressible de l'assassin de M. Chapour Bakhtiar - il y a une période probatoire et puis il y a des décisions de justice. C'est tout à fait normal, mais cela n'a rien à voir.
Q - Dans 5 jours, vous allez accompagner le président de la République à Haïti, meurtrie, endeuillée et ravagée. Qu'est-ce que la France va proposer sur place pour repenser Haïti et pour reconstruire, pendant des années et des années, Haïti ?
R - Oui, des années et des années : 10, 15 ans. Nous, nous essayons de bâtir avec nos amis. La France a proposé un plan à long terme. Pour le moment, on ne peut même pas déblayer, il y a toute une ingénierie à mettre en place et surtout une détermination. Nous avons l'argent, dont notamment la part européenne - 420 millions d'euros disponibles - tout de suite.
Q - Combien de Français sur place ?
R - Encore 300, mais il y en a eu 1.200. Je les ai vus hier et c'était très émouvant de les entendre. C'était formidable de voir ce geste de solidarité de la France et cette tradition d'humanisme - j'entendais le contraire tout à l'heure -, c'était très important.
Q - Vous n'êtes pas allé vous-même à Haïti au côté du peuple haïtien ? Personnellement, cela ne vous a pas manqué ?
R - Si, mais je pensais que j'étais plus utile en organisant les démarches à partir de Paris. Vous savez, c'est le Centre de crise du Quai d'Orsay qui a organisé l'ensemble de l'action internationale en coordination avec les autres ministères, avec la gendarmerie...
Q - Donc, vous n'avez pas été absent d'Haïti ?
R - Je m'y étais rendu il y a deux mois de cela et j'y retourne dans quelques jours. La question, ce n'est pas de se montrer, mais c'est d'être utile pour les gens qui en ont besoin sur le moment. Je pense que les hôpitaux de campagne étaient plus utiles que moi tout seul.
Q - La chef de la diplomatie de l'Europe, la controversée Catherine Ashton, aurait du, elle, se montrer ?
R - Non.
Q - Pour que l'on sache qu'elle était là, qu'elle existait...
R - Non ! Elle a, pendant ce temps là - et c'était beaucoup plus important -, trouvé les 420 millions d'euros.
Q - En week-end à Londres ?
R - Arrêtez ces petites choses, ces petites attaques. Elle vient d'arriver.
Q - C'est le style...
R - Alors, si elle avait fait le "m'as-tu-vu" en Haïti, cela aurait aidé qui ? Nous avons les 420 millions d'euros!
Q - Bill Clinton est allé se fatiguer, lui qui a eu une crise cardiaque hier !
R - Pensons à lui avec solidarité et amitié.
Q - Vous pensez à lui parce que vous avez de bonnes relations avec lui ?
R - Il y est allé parce qu'il a été nommé responsable des Nations unies pour la reconstruction d'Haïti.
C'est désormais cela qu'il faut mettre ensemble : les Etats-Unis, les Nations unies, le Brésil, la France, le Canada, tous les pays d'Amérique latine, mais c'est ce qui est compliqué, en vue d'éviter de constituer une deuxième catastrophe. Quand on va sur place faire une visite sans but précis, sans but politique, on désorganise encore plus un pays qui n'en a pas besoin parce qu'il est fracassé.
Q - Haïti va connaître de nouveaux drames avec la saison des pluies. Il paraît que les pluies commencent, des tornades et plus de 2 millions d'Haïtiens sans abris, que fait-on ?
R - Ce n'est pas une visite qui changera la donne ! Il faut que ce plan soit fait, qu'il y ait une distribution des rôles avec toute cette solidarité et cet argent, il faut un goulet d'étranglement, il faut une commission pour s'en occuper. Nous avons proposé cela. Pierre Duquesne s'en occupe...
Q - L'ambassadeur ?
R - Oui, l'ambassadeur et économiste, il s'en occupe avec la Banque mondiale. Il faut donc organiser tout cela. C'est à la fois délicat, parce qu'il s'agit de grosses machines et en même temps, il faut que cela soit simple.
Q - Vous nous dites de ne pas oublier Haïti.
R - Surtout ne pas oublier Haïti ! Cela va durer 10 ans.
Q - Dernière question : comment le ministre des Affaires étrangères que vous êtes répond-il à l'ex-Premier ministre belge, Guy Verhofstadt qui trouve dans "Le Monde" d'hier dans le débat sur l'identité nationale quelque chose de pourri en République française, de la France que l'on aime, dit-il. Cela fait du buzz et du bruit, on attend des idées et pas le repli identitaire d'une vieille nation frileuse qui a peur d'elle-même ?
R - Je pense que le ridicule tue un peu, mais enfin j'espère qu'il ira bien.
Q - Offrez-lui un poste important !
R - Il est Belge. Il a été Premier ministre, il n'a jamais vraiment été facile...
Q - Il y a quelque chose de pourri en France ?
R - Non ! Et vous, qu'en pensez-vous ?
Q - Je ne suis pas ministre des Affaires étrangères, si je vous pose la question, c'est que je pense bien que non !
R - J'ai réussi, enfin, à lui faire répondre à une question !Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 février 2010