Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec l'hebdomadaire allemand "Focus" le 13 février 2010, sur la coopération et le rôle moteur de la France et de l'Allemagne au sein de l'UE avec la présentation de l'Agenda 2020, les relations transatlantiques et l'intervention en Afghanistan.

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Q - Monsieur le Ministre, vous êtes-vous déjà lié d'amitié avec votre homologue, Guido Westerwelle ?
R - Nous avons dîné ensemble la semaine dernière dans un restaurant parisien où nous sommes restés plusieurs heures et le courant est très bien passé entre nous. J'avais même des liens d'amitié avec son prédécesseur, Frank-Walter Steinmeier. Nous avons des convictions politiques communes, nous sommes en effet tous les deux sociaux-démocrates. Voilà ! Guido est, par contre, issu d'un parti très libéral. Mais jusqu'à présent, nous nous entendons parfaitement.
Q - Les rapports sont-ils facilités ou compliqués par le fait qu'il soit plus jeune d'une génération par rapport à vous ?
R - Pour Guido, l'Europe est une chose bien plus naturelle qu'elle ne l'était pour moi. Il m'a raconté que dans sa famille, tous avaient une affinité pour les Français. Lorsqu'en 1999-2001, j'étais le dirigeant civil de l'administration intérimaire des Nations unies au Kosovo, c'était le général allemand Klaus Reinhardt qui assurait le commandement pour l'OTAN. On nous a vite surnommés les "frères jumeaux" car nous prenions toutes les décisions ensemble. Pour mes parents, pareille chose aurait été inconcevable, un Français travaillant main dans la main avec un général allemand ! Vous savez, mes grands-parents sont morts à Auschwitz. A cet égard, Klaus Reinhardt et moi-même appartenons à une autre génération que Guido Westerwelle. Ce qui compte, c'est que ce sont bien des individus qui font avancer la politique. On s'appelle par son prénom, on a son numéro de portable...
Q - La semaine dernière, les deux gouvernements ont présenté l'Agenda 2020 franco-allemand, un catalogue de 80 mesures destinées à approfondir la coopération. Cela ne semble pas à la hauteur de nos attentes.
R - Il vaut mieux 80 pas dans la bonne direction qu'une seule grande mesure symbolique.
Sérieusement, l'Agenda 2020, qui a été pour l'essentiel préparé dans mon ministère, sous la direction du secrétaire d'Etat, Pierre Lellouche, est davantage qu'un catalogue de mesures. Il reflète un esprit. Un esprit d'amitié et de fraternité. Au cours des trois dernières années, c'est plus qu'une "bonne relation" qui s'est nouée entre le président Sarkozy et la chancelière Angela Merkel. Lorsqu'on les voit tous deux ensemble, on sent qu'il existe entre eux une véritable amitié, et plus encore, une vraie tendresse. Bien sûr, il y a des divergences de vues et d'intérêts, parfois, l'un est un peu plus conservateur, l'autre plus libéral. Mais avant tout, et je trouve cela admirable, tous deux se soucient constamment de l'Europe, et non pas de leurs propres intérêts nationaux. Et cette harmonie franco-allemande est indispensable pour l'Europe.
Q - Cette entente ne signale-t-elle pas plutôt que l'on ne se sent pas suffisamment représenté par les structures bruxelloises, et notamment par la Haute Représentante pour les Affaires étrangères de l'Union européenne, Catherine Ashton, qui est jugée inconsistante ?
R - Je trouve la manière dont l'opinion publique traite Catherine Ashton vraiment révoltante. Cela frôle vraiment le sexisme. On n'aurait jamais parlé d'un homme en ces termes... Mais on en a vraiment donné une fausse image. Je vous assure qu'elle est extrêmement intelligente et très compétente. Je l'ai également constaté à propos de Haïti ; nous avons excellemment coopéré et elle a en fait réussi à réunir 400 millions d'euros en moins de huit jours.
Q - L'Allemagne et la France veulent-elles prendre le leadership en Europe ?
R - "Leadership" n'est pas le mot juste, mais être des précurseurs, effectivement. Il y a deux manières de construire l'Europe : la première selon la devise, nous nous mettons d'accord - au bout de négociations interminables - sur le plus petit commun dénominateur. Mais ce n'est pas ainsi que l'on fait avancer les choses ! Angela Merkel et Nicolas Sarkozy ont justement décidé d'adopter une démarche plus résolue. Cela n'a rien à voir avec une ambition de diriger, mais c'est une attitude nécessaire pour faire progresser les choses.
Q - Et sur quoi cela doit-il déboucher ?
R - Une défense commune - c'est cela qui fait encore véritablement défaut. Une stratégie permettant de parvenir progressivement à une politique de sécurité franco-allemande serait magnifique mais bien entendu, seulement à titre de précurseur d'une stratégie de défense européenne. Ce qui serait très simple et très important : un comité des ministres de la Défense européens au Conseil "Affaires étrangères". Ce serait un signe politique. Mais en Europe, tout est très compliqué.
Q - Dans l'Agenda 2020, la France ne voulait-elle pas aussi un engagement commun de la brigade franco-allemande en Afghanistan ?
R - Nous avons réfléchi à la question. Mais nous admettons que les "Règles d'engagement", les directives stratégiques de nos deux armées sont complètement différentes car Mme Merkel devrait d'abord obtenir l'accord du Bundestag. Mais c'est sans doute également lié à l'histoire allemande. Il est probable que cela changera avec le temps.
Q - Mais à la différence de l'Allemagne, la France n'a pas accru récemment ses effectifs en Afghanistan ?
R - Nous avons été très clairs sur ce point : nous augmentons les renforts civils, nous mettons davantage l'accent sur la formation. On ne gagnera jamais la guerre en Afghanistan en recourant uniquement aux moyens militaires. Nous devons donc commencer modestement avec des îlots de paix dans les provinces, avec des hôpitaux et des écoles. Nous devons tout d'abord instaurer la sécurité, sinon aucune paix ne sera possible.
Q - En Allemagne, on critique beaucoup le fait que l'on veuille donner de l'argent aux Taliban s'ils changent de camp...
R - Vous faites allusion au programme de réintégration ? Et en quoi serait-il erroné ? Nous combattons là-bas en premier lieu contre la pauvreté et la misère. Il faut savoir que les Talibans versent 300 dollars par mois à leurs combattants - en revanche, un policier gagne à peine 70 dollars et un soldat de l'armée afghane seulement 100. Comment pourrait-on espérer qu'un paysan résiste ? Il ne veut évidemment pas que ses enfants meurent de faim. Nous devons donc investir de l'argent. C'est ce que je demande et je le maintiens.
Q - Mais ne serait-ce pas plutôt dans l'intérêt de l'Europe d'améliorer la relation avec Washington et de soutenir Obama dans son combat en Afghanistan ?
R - S'il est question de préserver la sécurité de nos soldats, alors nous le ferons. Mais comme il n'y a pas eu encore le moindre changement dans la stratégie concernant l'Afghanistan et que nous avons augmenté nos troupes il y a 16 mois pour parvenir à presque 4.000 soldats, nous ne sommes pas prêts à augmenter ce chiffre, simplement pour faire des concessions d'ordre politique. Nous sommes de retour dans l'OTAN mais aucun général ne nous donne des ordres.
Q - Mais ne trouvez-vous pas inquiétant que le président américain Barack Obama ne semble plus avoir l'Europe sur son écran radar ? Il ne se rendra même pas au sommet UE-Etats-Unis à Madrid au mois de mai.
R - A cet égard, il faut tenir compte du fait qu'il a pour le moment assez à faire en politique intérieure afin de faire adopter sa remarquable réforme de la santé. J'ai été autrefois ministre de la Santé, je sais à quel point c'est un travail de Sisyphe. Par ailleurs, le président Obama a invité le président Sarkozy aux Etats-Unis. Nous verrons comment cela va évoluer.
Les liens transatlantiques ne sont vraiment pas simples. Il y a des revendications de la part des Européens et je le dis sans aucune animosité à l'égard des Etats-Unis. Nous, Européens, voulons et devons jouer un rôle politique plus important. Cela ne nous suffit pas, par exemple, que l'Europe se borne à verser de l'argent pour le Proche-Orient, il faut également nous laisser jouer notre rôle dans le processus de paix. La France insiste notamment pour la tenue d'une conférence. Il faut conclure la paix ! Et une reconnaissance de la Palestine constituerait un pas important. Mais sur cette question, nous ne sommes justement pas entièrement d'accord avec les Américains.
Q - Qu'il s'agisse d'Obama, de Sarkozy ou de Merkel, la popularité de tous les politiciens est en baisse - uniquement à cause de la crise financière ?
R - Avec la crise économique, il devient encore plus difficile de gouverner. Je ne peux personnellement pas me plaindre de critiques. Je suis après tout le seul homme politique qui soit passé de la gauche à la droite qui demeure quand même populaire auprès des électeurs de gauche.
Q - Votre changement de camp ne vous a cependant pas fait que des amis. Aviez-vous bien réfléchi à cela ?
R - En fait, je n'ai pas eu vraiment à réfléchir longuement car je n'ai pas trahi la gauche en prenant cette initiative. Ce qui m'a fait réfléchir, c'est qu'au fond, je ne suis pas un homme politique professionnel. Je suis médecin, j'ai fondé des organisations humanitaires, et non sans succès ; après tout, Médecins sans Frontières a reçu le Prix Nobel de la Paix. C'est cela ma profession ! Puis François Mitterrand m'a proposé d'entrer au gouvernement. Je suis finalement entré en politique parce que ma popularité pouvait mieux servir les causes qui m'étaient chères que dans une ONG.
Q - Et maintenant, vous travaillez pour les conservateurs...
R - Après la victoire électorale de Nicolas Sarkozy, il m'a proposé de devenir ministre des Affaires étrangères. Nous avons parcouru la liste de thèmes et sauf sur la question de la Turquie, il régnait un accord absolu entre nous. Par ailleurs, j'estimais qu'il y avait encore beaucoup à faire dans la politique étrangère de notre pays. Pour mon pays, pas pour un parti, mais surtout pour les gens, notamment en Afghanistan ou au Proche-Orient. Toutefois, je n'aurais jamais cru qu'il soit si difficile de rester un homme politique partout et à chaque instant, mais c'est un travail extraordinaire et je ne l'ai pas regretté.
Q - Et voteriez-vous pour Sarkozy la prochaine fois ?
R - Cela, je ne vous le révélerai pas, après tout, le vote est secret. Ce n'est cependant un secret pour personne que je n'ai pas voté pour lui la dernière fois. Mais j'ai découvert en lui un homme radicalement différent de l'image que tout le monde en a. C'est surtout quelqu'un de très, très gentil. Très énergique tout en étant gentil. Il a un style très moderne. Je discute avec lui de façon bien plus animée et bien plus en profondeur qu'avec Jacques Chirac ou François Mitterrand par exemple. Je n'ai encore jamais été freiné dans mon élan par Nicolas Sarkozy et il n'est pas du genre à donner des ordres.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 février 2010