Déclaration de Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d'Etat à la prospective et à l'économie numérique, sur les dimensions technique, économique, politique et sociale de la neutralité des réseaux, Paris le 13 avril 2010.

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Circonstance : Colloque de l’ARCEP sur la neutralité des réseaux

Texte intégral

Monsieur le Sénateur Retailleau,
Monsieur le Député Paul,
Mesdames et Messieurs les parlementaires, vous être si nombreux dans la salle que je ne pourrais tous et toutes vous citer.
Monsieur le Président Silicani, que je remercie de m'avoir invitée à m'exprimer aujourd'hui devant vous,
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil d'État, de l'ARCEP, de la CNIL, de l'Autorité de la concurrence, de la HADOPI,
Mesdames et Messieurs les intervenants issus du monde de l'entreprise, du monde académique français et International, du monde associatif, des organisations représentatives des consommateurs,
Permettez moi de distinguer au sein des intervenants Monsieur Eli NOAM, que j'avais eu le plaisir d'inviter à l'occasion du séminaire gouvernemental du 10 septembre dernier à Paris, consacré à la place du numérique dans les investissements d'avenir, dont 15 % sont désormais consacrés au numérique.
Permettez-moi de saluer également les membres du panel d'experts qui m'ont fait le plaisir d'accepter de réfléchir avec moi à la neutralité du Net, et qui pour certains sont dans la salle. J'attends avec intérêt et impatience leur contribution à la consultation publique que j'ai lancée vendredi dernier.
La qualité et la diversité des intervenants qu'a réuni aujourd'hui l'ARCEP est un signe et un symbole de l'importance du débat que nous évoquons ici : la Neutralité des réseaux.
Comme j'ai eu l'occasion de le dire en lançant les travaux du gouvernement sur cette question, nous parlons aujourd'hui d'un sujet qui nous concerne tous, car au-delà de sa dimension technique, il a une dimension économique, et plus fondamentalement, une dimension politique et sociétale.
J'apprécie d'ailleurs le nouvel intérêt des médias pour ce sujet complexe.
M. Timothy Wu, qui s'est exprimé ce matin, est le premier théoricien de la neutralité des réseaux. Je le salue et rappelle que cette neutralité, dès qu'elle est remise en cause ou atténuée, devient une question politique.
Politique, parce qu'elle est posée bien au-delà de la communauté technique et académique. En réalité, elle est posée aux presque deux milliards d'être humains qui utilisent aujourd'hui Internet, et dont le nombre est en constante augmentation.
Dans quelles conditions, et de quelle manière continuera-t-on à s'informer, à créer, à commercer, à accéder à la culture en ligne dans les prochaines années ? Voila l'enjeu, il n'est pas mince, et c'est la raison pour laquelle, au-delà des différences d'organisation du marché entre les États-unis et l'Europe, pour ne prendre que ces deux exemples, la question se pose des deux côtés de l'atlantique, notamment en termes politiques.
Alors, à la mi-journée de ce colloque ; au lendemain ou presque du lancement d'une consultation publique ; à la veille d'un conseil européen informel qui se saisira également de cette question ; et à deux mois maintenant de la remise du rapport du gouvernement au parlement sur la Neutralité du net, demande inscrite à l'occasion de la proposition de Loi su Sénateur Pintat, je ne vais pas m'aventurer dans une définition trop précise de ce concept.
D'autres donnent leur vision, argumentée, de ce qu'est ou de ce que doit être cette neutralité. Mon rôle sera de faire la synthèse des positions exprimées, et de suggérer au Parlement des pistes de débat et, pourquoi pas, si cela est nécessaire, je ne dis déjà, je ne le cache pas, de législation.
La neutralité, nous pouvons l'envisager sous les trois angles que j'évoquais en commençant :
La dimension technique ;
la dimension économique ;
la dimension politique et sociétale.
* La dimension technique tout d'abord
Internet, c'est l'interconnexion de multiples réseaux interopérables entre eux, grâce à la mise en place de protocoles devenus universels et qui sont compris par tous les éléments constitutifs du réseau. Tout cela est compris et accepté par les serveurs, les routeurs, les terminaux des utilisateurs.
L'intelligence collective qui fait la force de l'Internet est déjà inhérente à son architecture et à son mode de fonctionnement. Un réseau distribué, ou la puissance réside tout autant dans des serveurs centraux que dans ceux qui sont aux extrémités du réseau.
Et comme tous ces protocoles sont accessibles et compréhensibles par tous les équipements, ils permettent d'abattre le mur technique qui a si longtemps séparé le producteur du consommateur de contenus et d'applications. Grâce à Internet, désormais, nous sommes les deux à la fois.
Aujourd'hui, grâce à ces protocoles circulent des contenus, qui sont accessibles et que l'on peut produire grâce à des applications. Aujourd'hui, tout le monde a techniquement accès à ces applications et à ces contenus, parce que les réseaux qui les transportent sont neutres vis-à-vis des contenus.
Tout comme les sociétés d'autoroute sont neutres par rapport aux marques des voitures qui les empruntent, pour reprendre une analogie chère à Monsieur Wu.
C'est cette neutralité technique qu'il nous faut préserver.
* J'en viens maintenant à La dimension économique
Comme le rappelait justement Jean-Ludovic Silicani lors de son discours introductif, l'économie numérique représente une part essentielle et chaque jour grandissante de l'économie mondiale.
Près de 7% du PIB mondial, cela a été dit, provient de l'économie numérique. L'Internet, bien entendu, est au coeur du dispositif. Il est la condition de possibilité de l'économie numérique.
Dans le même temps, il bouscule l'économie traditionnelle, dont il redistribue les cartes, il ne détruit pas la valeur, mais la diffuse autrement. Il a donc un impact profond sur des secteurs économiques entiers. Il n'est pas leur ennemi.
J'ai utilisé le terme « économie traditionnelle » et vous êtes tous habitués à entendre et à lire cette expression.
En moins de dix ans, et c'est le signe incontestable qu'Internet est une révolution, l'économie mondiale hors numérique a changé de statut. Elle se définit désormais par rapport à Internet. Il s'est passé quelque-chose.
Dans ce contexte, une évolution des règles et des rapports de forces qui prévalent dans le monde numérique aura nécessairement un impact sur toute l'économie. L'organisation des rapports contractuels entre les différents acteurs de la chaîne de valeur de l'Internet est donc une priorité stratégique qu'il ne faut pas sous-estimer, qui concerne l'ensemble de l'économie mondiale.
Le débat sur la neutralité, ce n'est pas un effet de mode, c'est un débat fondamental et qui nous engage pour longtemps.
Évitons donc les effets de caricature, et engageons nous dans un dialogue constructif et responsable pour qu'Internet et le web ne deviennent le monopole de personne, ni opérateur télécom, ni géant du web.
C'est cette neutralité économique qu'il nous faut préserver.
* Je veux maintenant évoquer La dimension politique et sociétale de la question, qui à mes yeux est la plus importante.
Dès ma prise de fonction comme Secrétaire d'État chargée de la Prospective et du Développement de l'économie numérique, j'ai pris des positions claires, qui n'ont pas toujours été comprises, sur le fait qu'il fallait que l'État, tout en continuant à développer les infrastructures, s'intéresse d'avantage aux contenus, aux usages et aux applications sur Internet. Cette conviction, qui a été illustrée par la répartition des investissements d'avenir dans le numérique, m'a parfois été reprochée.
Je rappelle que le Gouvernement va consacrer 2,5 milliards aux usages ,contenus et pratiques numériques et 2 milliards aux infrastructures.
Parce que je parlais d'une migration de la valeur des infrastructures vers les contenus, on a suggéré que j'anticipais une remise en cause de la neutralité du net, ce qui n'est pas le cas, je m'empresse de le dire.
J'avais même osé dire que construire ces autoroutes numériques était nécessaire, mais qu'il n'était pas idiot non plus de se demander si les voitures qui les empruntent étaient ou non construites en France et participaient à la création d'emplois chez nous.
L'intensité des débats sur la neutralité du net montre que ma position peut sembler iconoclaste. Mais je voudrais vous rassurer. Quand je parle des contenus, des applications, et que j'appelle de mes voeux une plus grande attention de la puissance publique sur ces sujets, je parle de l'État en tant qu'il est aussi un investisseur avisé, ce qu'il sera dans le cadre du grand emprunt. Et de l'État en tant qu'il a pour mission d'accompagner la structuration d'une filière industrielle d'avenir. Le développement de l'économie numérique en France est à ce prix : nous ne pouvons pas faire l'impasse sur l'investissement dans les contenus et dans le logiciel.
C'est ce que je dirai dans quelques minutes à la Commissaire Nelly Kroes, et c'est ce que je défendrai à Grenade au pour que la stratégie numérique européenne intègre une véritable stratégie industrielle pour le logiciel, les contenus, les pratiques du numérique.
Nous devons accompagner et faciliter le développement de nouveaux services et la mise en valeur de nouveaux contenus. Pour cela, nous devons nous assurer qu'Internet reste le paradigme de l'innovation qu'il a toujours été.
L'utilisateur d'Internet doit continuer à avoir accès à la totalité des services légaux qui sont proposés sur Internet. Parallèlement, les fournisseurs de services, d'application et de contenus doivent continuer d'avoir un accès potentiel à la totalité des utilisateurs.
Pour autant, si la neutralité du net ne recouvrait que les quelques principes que je viens d'exposer rapidement, elle ne ferait pas débat.
Qui voudrait remettre en cause frontalement une architecture technique qui a fait ses preuves et qui a depuis une quinzaine d'années permis de soutenir le développement économique, la liberté d'expression et l'accès au savoir ?
Qui accepterait aujourd'hui qu'un ou plusieurs acteurs s'emparent de ce que le Jean-Ludovic Silicani qualifiait ce matin à juste titre de « bien public stratégique » ?
Personne !
Qui accepterait, enfin, cette régression formidable que serait la création d'un Internet réservé à l'élite, tandis que le peuple se contenterait d'un succédané où on lui choisirait des contenus et des applications ?
Personne !
Si la neutralité du net fait débat aujourd'hui, c'est parce que le succès d'Internet crée des défis qui, s'ils ne sont pas relevés, peuvent mettre en danger Internet lui-même :
Le premier défi, celui de la migration vers le très haut débit, est bien identifié. Nous y travaillons quotidiennement avec les opérateurs, qui devront consentir dans les années à venir des investissements considérables.
Pour que cela continue, il faut, d'une part, que les opérateurs consolident le modèle économique du très haut débit ; d'autre part, qu'ils puissent gérer les pics de trafic, pour s'assurer que le service qu'ils rendent aux utilisateurs est toujours disponible.
C'est d'ailleurs ce que demande la directive Service Universel, qui a été adoptée par le Parlement européen et qu'il nous appartient de transposer dans le droit français.
La gestion des réseaux par les opérateurs, que ce soit pour éviter la congestion ou pour limiter les risques en cas d'attaque malveillante sur une infrastructure de télécommunication, existe déjà. Et c'est tant mieux.
L'objectif du travail remarquable initié par l'ARCEP, tout comme de la réflexion lancée par le gouvernement dans le cadre de la transposition des nouvelles règles européennes, est de distinguer entre les bonnes et les mauvaises pratiques, et éventuellement de les encadrer. Il est aussi d'assurer la plus grande transparence sur ces pratiques, vis-à-vis de l'utilisateur final comme vis-à-vis des spécialistes qui peuvent analyser finement l'impact de telle ou telle technique de gestion sur le réseau.
Cette question ne doit pas être taboue. Elle doit être discutée.
On ne peut se draper dans la pureté d'un principe, aussi beau soit-il. Les pratiques de gestion du réseau existent, regardons-les sans fausse pudeur, pour être certains qu'elles atteignent les objectifs qui leur sont légitimement assignés (la robustesse et la résilience des réseaux de télécommunication) ; et pour être certains qu'elles ne sont pas détournées de ces objectifs.
Il y a un autre défi immense à relever, c'est celui de la liberté d'accès aux contenus, usages et applications.
Car la liberté, elle, n'est jamais acquise pour toujours. La maintenir est un effort renouvelé et quotidien, et à mesure qu'Internet prend une place plus importante dans nos vies, la tentation de brider cette liberté est toujours plus forte pour ceux qui refusent la démocratie.
Vous le savez, la Liberté ne va pas sans responsabilité, les droits ne vont pas sans les devoirs.
Garantir cette liberté, ce n'est pas renoncer à faire appliquer le Loi dans le cyberespace.
Pour autant, dans la poursuite légitime de l'application de la Loi sur Internet, nous devons nous garder d'être les victimes d'une double illusion technologique :
La première voudrait que la structure même d'Internet interdise toute forme de régulation des pratiques. Cet argument est naïf, puisqu'on voit bien que certains régimes mettent en place des dispositifs qui sont, malheureusement, d'une redoutable efficacité pour brider la liberté d'expression, l'accès à l'information ou, pire, pour surveiller les opposants et les prendre au piège.
Mais non content d'être naïf, cet argument est surtout dangereux, parce qu'il semble condamner la puissance publique légitime à rester impuissante.
Les tenants d'une absence totale d'intervention de l'État sur Internet créent une tension inutile entre le monde politique et Internet, et entraînent des réactions de défiance voir parfois, d'hostilité qui peuvent, à terme, se retourner contre Internet.
La seconde illusion serait de croire que la technique permet de rendre automatique, voire infaillible, l'application de la Loi dans le cyberespace.
Là aussi, l'espérance est naïve : elle oublie que la technique évolue plus vite que la Loi, et elle imagine des solutions qui, si tant est qu'elles puissent être efficaces quand elles sont conçues, ne le sont déjà plus totalement quand elles sont appliquées.
Là encore, l'illusion est dangereuse, car à vouloir remplacer l'humain par la machine dans l'application de la Loi, en filtrant automatiquement, ou en bloquant automatiquement des accès, on méconnaîtrait le rôle essentiel du débat contradictoire.
Or ce débat est nécessaire, par exemple pour établir la vérité dans les affaires de justice, et à vouloir empêcher des usages illégaux on risquerait de pénaliser des usages légaux.
Ce débat sur la neutralité du net doit donc nous permettre d'identifier les techniques qui sont acceptables pour lutter contre les crimes et les délits sur Internet, et celles dont les effets collatéraux pourraient être trop importants en regard du but recherché.
Je souhaite ardemment que ces discussions puissent se dérouler dans un esprit de responsabilité et de coopération de la part de tous les acteurs, et je compte pour cela sur la vigilance du public.
Je compte sur votre mobilisation à tous dans le cadre de la consultation publique nationale pour populariser un concept qui, initialement, ne parlait qu'aux spécialistes.
Ce colloque est un moment important du débat. C'est une étape essentielle dans la réflexion que le gouvernement a lancée, et qui lui permettra de faire des recommandations utiles à la représentation nationale, avant que celle-ci décide s'il y a lieu ou non de légiférer.
Tout doit être fait pour s'assurer que la Neutralité du net est à la fois le socle du développement d'Internet, le terreau de son innovation continue et le ferment de son évolution. C'est à nous de le garantir.
Je vous remercie.
Source http://www.arcep.fr, le 15 avril 2010